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Anna Katherine Green

LE MÉDAILLON

traduction : Henry Durand-Davray

2025 (1908)

bibliothèque numérique romande

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Table des matières

 

LIVRE PREMIER  LA CHAMBRE DÉFENDUE. 4

I  EST-CE DE LA MAISON MOORE QUE VOUS PARLEZ ?. 4

II  AU SEUIL DU MYSTÈRE. 10

III  SUR LES LIEUX DU DRAME. 24

IV  SIGNÉ « VÉRONIQUE ». 39

V  LE MAÎTRE ET LE CHIEN.. 52

VI  COMMÉRAGES. 61

VII  MENÉES SOUTERRAINE. 75

VIII  UNE ENQUÊTE DÉLICATE. 86

IX  FRANCIS JEFFREY. 93

LIVRE DEUXIÈME  JUSTICE ET VICTIME. 100

X  DÉPOSITION DE LA FEMME DE CHAMBRE. 100

XI  ATTAQUE ET RIPOSTE. 123

XII  PRÉSOMPTIONS. 136

XIII  QU’ON AMÈNE TALLMAN ! 146

XIV  LE NŒUD DE SATIN BLANC. 152

XV  UNE NOUVELLE PISTE. 176

XVI  DANS L’HERBE. 190

LIVRE TROISIÈME  LA MAISON MAUDITE. 198

XVII  À TAMPA. 198

XVIII  LA CHAMBRE DU COLONEL. 205

XIX  AU CŒUR DU MYSTÈRE. 228

XX  PAROLES DANS LA NUIT. 240

XXI  L’EXPLICATION.. 253

XXII  SUPPLICE DE TANTALE. 275

XXIII  LEQUEL DES DEUX ?. 283

XXIV  RUDGE. 300

XXV  PAR MANIÈRE D’ÉPILOGUE. 309

Ce livre numérique. 313

 

Exposé complet et solution de la mystérieuse affaire concernant la maison Moore.

LIVRE PREMIER LA CHAMBRE DÉFENDUE q3uz

I EST-CE DE LA MAISON MOORE QUE VOUS PARLEZ ? i6616

Pour un détective dont les talents n’avaient pas été reconnus en haut lieu, je nourrissais une ambition considérable. J’entretenais la secrète conviction que si quelque grosse affaire se trouvait sur mon chemin, je prouverais que j’étais capable d’en tirer quelque chose ; je veux dire quelque chose de mieux que je ne voyais faire au corps ce police du district de Columbia, depuis que j’avais l’honneur d’en faire partie ; et lorsque je me trouvai plongé, presque sans l’avoir voulu, dans l’affaire Jeffrey-Moore, je fus persuadé que l’occasion s’offrait enfin de me distinguer.

Il y eut dans cette tragédie des dessous ténébreux que le public ne soupçonna jamais, quelque bruit qu’elle ait fait à Washington et dans tous les États, et dont je me propose de retracer ici en toute sincérité les curieux détails.

Au cours des recherches, je rencontrai autant de déceptions que de triomphes ; et ma tâche achevée, je restai le cœur aussi endolori que satisfait ; car j’ai un culte pour les femmes, et…

Mais ne tardons pas davantage à commencer notre récit.

J’étais de service au poste le soir où « l’oncle David » y arriva. C’est ainsi que les gamins qui le suivaient dans la rue désignaient ce gentleman, et j’espère ne pas manquer de ce qui est dû à un homme de noble et ancienne famille en lui donnant le nom qui, en ce temps-là, le caractérisait autant que ses habitudes bizarres, son accoutrement baroque et l’obstination avec laquelle il contraignait son grand chien danois Rudge à marcher constamment à ses côtés.

Depuis longtemps, j’avais entendu parler de ce vieillard comme d’un des personnages intéressants du ressort. Plus d’une fois même, je l’avais aperçu dans l’avenue Waverley ; mais jamais encore je ne m’étais trouvé face à face avec lui. Je n’avais par conséquent qu’une connaissance trop superficielle de sa physionomie ou de ses manières pour déterminer à première vue si le regard inquiet de ses petits yeux gris leur était naturel, ou s’il résultait seulement de son émotion présente. Quand il commença à parler, je surpris, sans qu’il fût possible de s’y tromper, un certain tremblement dans sa voix, et j’en conclus qu’il devait être dans un état d’agitation contenue. Cependant, la nouvelle dont il venait nous faire part consistait en ce fait, peu alarmant somme toute, qu’il avait entrevu de la lumière dans certaine maison qu’on pouvait à juste titre présumer vide.

La chose était si banale en soi que je n’accordai d’abord que peu d’attention à son dire ; mais il articula soudain un nom qui me fit dresser l’oreille et même l’interrompre. Il avait parlé de la « maison Moore ».

— La maison Moore ? répétai-je, étonné. Est-ce de la maison Moore située dans Waverley avenue dont vous parlez ?

Ce nom évoquait d’innombrables souvenirs.

— De quelle autre pensez-vous que je m’occupe ? grommela-t-il, lançant dans ma direction un regard perçant et irrité. Croyez-vous que je me tourmenterais à propos d’une maison quelconque sans avoir un intérêt direct à le faire ? Et vous figurez-vous que j’arracherais Rudge à son confortable tapis pour épargner à quelque ingrat voisin un cambriolage possible ? Non, c’est dans ma maison qu’un malfaiteur s’est vraisemblablement introduit. C’est-à-dire, rectifia-t-il doucement en voyant la surprise que causait à tous cet adjectif, c’est-à-dire la maison qui me reviendrait de droit si quelque accident arrivait à celle qui en est présentement propriétaire…

Appelant brusquement son chien, notre homme se dirigea vers la porte sans en dire davantage. Je courus après lui, et au moment où il gagnait la rue je le rattrapai.

— Êtes-vous un Moore ? demandai-je. Occupez-vous cette vieille maison, ou habitez-vous seulement dans son voisinage ?

La surprise hautaine avec laquelle il accueillit mes questions m’intimida quelque peu.

— Depuis combien de temps êtes-vous donc à Washington ? Voilà ce qu’on pourrait vous demander à vous-même ! rétorqua-t-il avec aigreur.

— Depuis cinq mois, à peu près.

Le visage de l’irascible vieillard se rasséréna, et il répondit brièvement, mais sans malveillance :

— Vous n’avez pas appris grand-chose pendant tout ce temps !

Puis, avec une dignité soudaine :

— Oui, je suis un Moore, et j’occupe le pavillon situé en face de la vieille demeure, et je suis le seul habitant de ce quartier. Quand vous aurez vécu ici assez longtemps, vous saurez pourquoi ce voisinage n’est pas goûté de ceux qui ne peuvent se glorifier d’être de la famille Moore. Pour le présent, attribuons la mauvaise réputation de l’endroit à… à la malaria.

Il eut un haussement significatif des épaules qui fit balancer les plis de son vaste et vieux manteau, et prit à nouveau le chemin de la rue.

Mais ma curiosité était dès lors éveillée. J’en savais sur la fameuse maison beaucoup plus long qu’il ne pensait. Nul de ceux qui avaient lu récemment les journaux – et moins que tout autre un policier – ne pouvait ignorer cette étrange histoire. Ce que j’ignorais toutefois, c’était la parenté du vieillard avec la famille dont le nom depuis quinze jours était sur toutes les lèvres.

— Attendez ! criai-je. Vous dites que vous habitez en face de la maison Moore. Vous pouvez alors m’apprendre…

Mais il n’était pas disposé à s’arrêter pour bavarder.

— Tout cela a été raconté dans les journaux. Lisez-les. Mais d’abord, ne manquez pas de rechercher qui peut bien faire de la lumière dans une maison qui, comme nous le savons tous, n’a même pas de gardien.

C’était là un bon conseil que mon devoir et ma curiosité me commandaient de suivre.

Peut-être connaissez-vous déjà suffisamment la maison Moore, – de réputation tout au moins, – et mes explications sont-elles superflues. Mais si pour une raison quelconque, vous ne savez rien des événements qui en un si court espace de temps ont imprimé un cachet d’horreur sur cette vieille demeure, vous serez heureux sans doute d’être informés de ce qui en fait et en fera longtemps encore un lieu sinistre, que non seulement les gens de couleur, toujours superstitieux, mais aussi les personnes raisonnablement accessibles à la crainte indiquent du doigt en plein jour avec un frisson et s’empressent de fuir à la nuit tombante.

Elle existait déjà alors que Washington n’était qu’un village. Elle précéda le Capitole et la Maison Blanche. Bâtie pour un homme puissamment riche, elle portait l’empreinte de solide opulence qui marque l’époque coloniale. Mais une ombre menaçante ne tarda pas à l’envelopper ; trop de drames s’y étaient déroulés ; trop de gens y avaient trouvé la mort. On pourrait alléguer, à la vérité, qu’il suffit qu’une demeure soit ancienne pour qu’il s’y soit produit beaucoup de décès et nombre de tragédies intimes ; il est rare toutefois qu’on puisse faire, comme dans le cas présent, que ces décès furent invariablement soudains et qu’ils présentèrent invariablement le même caractère. Qu’on trouve une fois dans une maison un corps inanimé étendu sur la pierre du foyer, la chose peut n’avoir en soi rien de mystérieux ou d’anormal ; mais que le fait se reproduise une seconde, une troisième fois, à la même place, on ne pourra se défendre d’une certaine méfiance ; et les locataires possibles, faisant la sourde oreille aux annonces les plus alléchantes, laissèrent crouler lentement la vieille demeure plutôt que de s’exposer à voir se ternir d’une tâche nouvelle le foyer trois fois rougi déjà.

Ce sont là de vieilles légendes que je ne me permettrais pas de répéter, si un drame récent n’était venu les remettre dans toutes les mémoires. Je veux parler des faits singuliers qui marquèrent le mariage de miss Moore.

Riche, jolie, volontaire, la jeune Véronique Moore avait toujours nourri une étrange affection pour la maison de ses ancêtres, et à l’heure la plus critique de sa vie, elle se mit en tête de se prouver à elle-même et de démontrer à la société qu’aucune malédiction réelle ne pesait sur cette demeure. Près d’épo celui à qui elle avait donné son jeune cœur, elle décida que la cérémonie du mariage, entourée d’une pompe extraordinaire, aurait lieu dans la maison fatale. La fête fut brillante autant que miss Moore l’avait souhaité ; mais elle ne put échapper au mauvais sort qui apparemment régnait en ce lieu. Une des personnes présentes s’étant aventurée dans la pièce aux souvenirs funestes, la seule du rez-de-chaussée dont les portes n’eussent pas été ouvertes à la foule, fut cinq minutes avant la cérémonie trouvée morte devant le redoutable foyer. On était parvenu à tenir secrète pendant quelques instants la terrifiante nouvelle ; mais sitôt après que les paroles sacramentelles furent prononcées, elle se répandit : une panique se déclara, et l’assemblée vida la place aussi subitement et aussi complètement que si on y eût découvert la présence de la peste.

Et c’est pourquoi je me hâtai de suivre l’oncle David quand il m’eut annoncé qu’il se ait quelque chose d’insolite dans la maison aux souvenirs tragiques.

II AU SEUIL DU MYSTÈRE 5w1i3w

Bien qu’il eût plus de soixante-dix ans, l’oncle David était un excellent marcheur, et ce soir-là en particulier, son allure était si rapide qu’il arrivait déjà au bas de la rue Il alors que je tournais seulement le coin de l’avenue du New-Hampshire.

Sa silhouette dégingandée mais non disgracieuse, se confondant avec celle du molosse qui trottait à ses talons, était le seul objet mouvant dans la morne perspective de ce quartier, le plus désert de Washington. En approchant de la maison Moore, j’étais si impressionné par la quiétude environnante que j’aurais juré que les ombres étaient ici plus denses qu’ailleurs et que les quelques réverbères plantés à longs intervalles dans cette rue répandaient une clarté plus faible qu’en aucune autre voie de même longueur.

Entre temps, la silhouette de l’oncle David avait disparu. Il s’était arrêté contre une clôture qui, surchargée de plantes grimpantes, entourait et cachait en partie le petit pavillon qu’il avait indiqué comme la seule habitation du quartier, à l’exception de la maison Moore ; en d’autres termes, son propre logis.

Comme je le rejoignais, je l’entendis marmonner des phrases confuses qui paraissaient être des reproches à l’adresse de son chien. L’animal était devenu invisible, et cette désertion soudaine troublait évidemment le vieillard et l’affectait au-delà de toute raison. Dans le discours qu’il adressait à l’infidèle compagnon, je parvins à distinguer ces paroles :

— Tu es malin, toi, trop malin. Tu vois ce volet détaché, là-bas, aussi bien que moi, et tu t’en vas, poltron, la queue basse ! Je ne puis pas, moi ! Mais attends un peu et je te montrerai ce que je pense d’un chien qui ne sait pas tenir bon et soutenir son vieux maître quand l’occasion se présente. Il craque, le volet, n’est-ce pas ? Eh bien, laisse-le craquer, je m’en moque, qu’il craque, moi, encore que je voulusse bien savoir quelle main l’a… Tiens, vous voilà !

Ces derniers mois s’adressaient à moi, qui m’étais avancé jusqu’à lui.

— Oui, me voilà, je suis venu. Voyons maintenant ce qui se e dans la maison Moore.

Il devait s’attendre à cette proposition ci pourtant la réponse fut longue à venir. Sa voix me parut altérée et d’un diapason un peu trop élevé pour être naturel.

— Regardez cette fenêtre, là-bas, s’écria-t-il, celle qui a un volet entrebâillé. Observez-la et vous verrez le volet remuer. Là ! il a craqué ! Avez-vous entendu ?

Un grognement, qui ressemblait plutôt à un gémissement s’éleva derrière nous. Instantanément le vieillard se retourna vers le porche et avec un geste furieux, il cria :

— La paix ! Si tu n’as pas te courage d’affronter un volet qui bat, ferme au moins tes mâchoires et ne te laisse pas prendre pour l’imbécile que tu es pour tous les gens qui peuvent er. Il n’y a pas à dire, fit-il, s’adressant autant à lui-même qu’à moi, ce chien devient vieux. On ne peut plus se fier à lui. Il abandonne son maître au moment où…

Le reste se perdit dans sa gorge en un bredouillement qui exprimait plus que de l’irritation.

Pendant ce temps, j’observais attentivement la maison. Je l’avais déjà vue bien des fois, mais je ne m’étais encore jamais arrêté à l’examiner à pareille heure ; et parmi les grands arbres d’alentours qui l’ensevelissaient d’une ombre menaçante, je lui trouvai un aspect singulièrement funèbre et désolé. Un frisson me parcourut et un certain désir de tourner les talons me saisit. Mais domptant cette faiblesse peu digne d’un bon policier, je m’obligeai à fixer un œil sur la fenêtre en question. À travers les carreaux tour à tour visibles ou cachés à cause du volet qui s’ouvrait et se fermait selon te vent, je vis, ou je fus convaincu que je voyais, un rayon de lumière révélant une présence assez suspecte dans une demeure qui, si peu de temps auparavant, avait été une fois encore déclarée inhabitable.

— Vous aviez raison, dis-je au vieillard qui s’agitait inquiet auprès de moi. Quelqu’un rôde dans la maison. Ne serait-ce pas madame Jeffrey ou son mari ?

— La nuit, dans une maison où il n’y a pas le gaz ? Cela ne me semble guère probable.

Ces mots étaient naturels, mais la voix ne l’était pas. Son attitude non plus ne s’adaptait pas tout à fait à la situation. En l’épiant du coin de l’œil et en remarquant l’air gêné avec lequel il se reculait dans les ténèbres, je m’écriai d’un ton plus enjoué qu’il ne pouvait s’y attendre :

— Je vais appeler un de mes collègues, et à nous trois, nous nous glisserons dans la maison pour nous rendre compte de ce qui s’y e.

— Allez-y. Pas moi ! répliqua-t-il violemment, en poussant la barrière dissimulée par les plantes grimpantes derrière lui. Les Jeffrey prendraient mal mon intrusion dans leur propriété, ajouta-t-il d’un ton plus calme.

— Vraiment ? répondis-je en riant.

Prenant mon sifflet, je lançai l’appel réglementaire ; puis, sans cesser de l’observer, car j’étais frappé de la bizarrerie de ses allures et je jugeais qu’elles méritaient d’être surveillées autant que la maison pour laquelle il manifestait un si curieux intérêt, j’ajoutai :

— Une raison si futile ne devrait pas vous arrêter. Venez voir ce qui se e dans cette maison que vous appeliez tout à l’heure la vôtre.

Mais il se recula davantage dans l’ombre.

— Je n’ai rien à faire là-dedans ! dit-il résolument. Véronique et moi n’avons jamais été en bons termes. Je n’ai même pas été invité à la noce, bien que j’habite à dix pas de la maison. Non, j’ai fait mon devoir en appelant votre attention sur cette lumière, et je m’en tiendrai là. Que ce soit la lanterne sourde d’un cambrioleur, vous ne savez peut-être pas qu’il y a dans la bibliothèque de véritables trésors, ou que ce soit le feu follet qui effraye les imbéciles et cet idiot de chien, je n’en veux rien savoir, et je vous tire ma révérence pour ce soir.

Sur ces mots, il gagna sa porte et disparut sous la verdure qui recouvrait comme une draperie la façade le pavillon. Peu après, les riches sonorités d’un orgue retentirent à l’intérieur, suivies par les hurlements prolongés du molosse. Soit qu’il appréciât trop vivement la musique, soit qu’elle affectât ses nerfs péniblement, le vieux Rudge avait la coutume invariable d’accompagner ainsi son maître. L’oncle David d’ailleurs ne s’interrompait jamais pour faire cesser ce charivari discordant. Au contraire, la musique croissait de force et de volume, faisant s’accroître aussi l’expression de douleur ou de plaisir chez le malheureux Rudge.

Bientôt l’agent Hibbard, qui avait le premier entendu mon appel, accourut. Au moment où il me rejoignait, la lumière reparut à la fenêtre sur laquelle mon attention avait été dirigée.

— Il y a quelqu’un dans la maison Moore, dis-je du ton le plus tranquille qu’il me fût possible de prendre.

Hibbard est un grand gaillard solide que j’avais considéré jusque-là comme un des plus crânes de la brigade. Or, après un rapide coup d’œil vers les hautes murailles du bâtiment solitaire, il manifesta un réel embarras et ne parut aucunement pressé de traverser la rue.

Il me fut difficile de dissimuler mon dédain.

— Allons, m’écriai-je en gagnant la chaussée, assurons-nous sans tarder de ce qui se e là-dedans. L’immeuble est superbe, plein d’objets de valeur… les rayons de la bibliothèque renferment, paraît-il, une quantité de bouquins précieux. Vous avez des allumettes et un revolver ?…

Il me donna les allumettes, me tendit le revolver, et d’un air penaud qu’il cherchait à masquer sous un éclat de rire, il me dit :

— Si vous pensez en avoir besoin, je m’en séparerai volontiers pour une demi-heure.

Stupéfait de trouver cette couardise chez un homme que j’avais toujours vu intrépide et résolu, je repoussai la main qui me tendait l’arme, et prenant mon air le plus sévère, je traversai la rue en lui disant, sans me retourner :

— Nous pouvons tomber sur toute une bande. Si vous trouvez très chic de me laisser affronter seul une demi-douzaine de malfaiteurs, je vous en fais mon compliment !…

Fouetté par mes paroles, il me suivit, mais sans l’entrain que j’aurais voulu lui voir, attendu que ma propre assurance était plus feinte que réelle et que je n’étais pas sans sympathie, ma foi, pour ce chien qui préférait hurler un lugubre accompagnement aux airs de son maître, que d’aller voir ce qui se ait dans l’inquiétante demeure de la famille Moore.

La maison est trop connue pour qu’il soit besoin de la décrire minutieusement. Les illustrations qui ont paru dans tous les journaux ont familiarisé le public avec tous les détails de l’imposante façade. Le grand porche, avec son banc pour les domestiques nègres, a été photographié et reproduit un nombre incalculable de fois, montrant les invités épouvantés, en train de fuir précipitamment par les deux battants ouverts. Ayant franchi le perron monumental, aujourd’hui silencieux et désert, je posai la main sur le bouton de l’antique porte d’entrée.

Je ne m’attendais pourtant pas à pouvoir pénétrer par-là dans la maison, mais il est chez moi un besoin instinctif de procéder en toute chose de la façon la plus ordinaire que commande le bon sens. Concevez donc mon étonnement lorsque, cédant à une légère poussée de ma main, je vis la porte tourner sur ses gonds. Elle n’était même pas fermée au loquet.

— Hé, hé ! fis-je tout bas. Cela ne m’a pas l’air d’une plaisanterie. Quelqu’un est sûrement dans la maison. À nous de découvrir le secret de cette visite nocturne ; de nous assurer si, profitant de la terreur qu’inspire ce lieu, de hardis criminels n’en ont pas fait un refuge secret ou une place de rendez-vous. Mais procédons avec prudence et commençons par ôter nos chaussures, ajoutai-je, toujours à voix basse. Les vôtres font un bruit assourdissant…

— Je m’enrhume toujours quand je marche nu-pieds, grommela mon compagnon.

Mais ne recevant aucune réponse, il se déchaussa et déposa ses souliers à côté des miens dans le massif d’arbustes que l’on voit au premier plan des illustrations déjà mentionnées. Puis il tira son revolver de sa gaine, l’arma, et se tint en alerte pendant que je poussai prudemment la porte, ma lanterne sourde à la main.

Les ténèbres ! Le silence !

J’aurais mieux aimé ne trouver en face d’une lumière et entendre un bruit quelconque, fût-ce ce déclic de mauvais présage auquel nous sommes si habitués.

Hibbard me sembla partager ces sentiments ; mais chez lui c’était l’horreur superstitieuse, non la crainte d’un danger normal qui dominait.

— Ni revolvers, ni lanternes ne sont de mise ici, murmura-t-il d’une voix mal assurée. Ce qu’il nous faudrait eu cette maudite maison, c’est un prêtre avec des exorcismes !… Et ma foi, pour ma part…

Sans achever, il fit mine de déguerpir. Avec un juron étouffé, je le retins.

— Fi donc ! m’écriai-je ; n’avez-vous pas honte ?… Eh bien, quoi donc encore ?

Il m’avait saisi le bras et indiquait du doigt la porte qui se refermait lentement derrière nous.

— Voyez-vous ? murmura-t-il. Il n’y a pas de clé dans la serrure ! On se sert de clef pourtant…

Ma patience était à bout. Je dégageai brusquement mon bras de son étreinte, lui disant tout bas, rageusement :

— Décampez ! filez ! allez au diable ! Je n’ai plus besoin de vous. Je continue tout seul !…

Pour mieux prouver ma détermination, je fis jouer l’écran de la lanterne et en projetai le rayon vers l’intérieur.

L’effet produit fut fantastique. Mon camarade qui haletait à côté de moi ne profita pas de ma permission pour détaler, comme je m’y attendais. Peut-être fut-il ainsi que moi fasciné par le spectacle de ces murs imposants, de cet escalier grandiose émergeant des ténèbres qui, tout à l’heure, avaient paru impénétrables. Peut-être aussi était-il simplement honteux de sa poltronnerie. En tout cas, il tint bon, reluquant, les yeux écarquillés, le coin du vaste vestibule où deux colonnes corinthiennes à chapiteaux dorés encadraient la porte de la pièce que personne ne franchissait sans épouvante. Sans doute songeait-il aux mystérieux trépas qui s’étaient produits par-delà ces colonnes. Je sais que j’y pensais, moi. Et lorsque sous l’impulsion un soudain courant d’air, les tentures qui drapaient ces colonnes se mirent à onduler lentement, je ne fus pas surpris de le voir perdre le peu de courage qui lui restait. À dire vrai, je fus moi-même assez troublé, mais je parvins à dissimuler ce sentiment pour onester à mi-voix mon impressionnable compagnon.

— Ne soyez donc pas si bête ! Cette tenture ne peut rien cacher de pire que quelque réfugié politique ou une bande de faux monnayeurs.

— Possible. Ce que je sais, c’est que j’aimerais assez mettre la main sur… des gens en chair et en os !…

— Chut !

Je venais de percevoir un bruit… Nous retînmes notre respiration… Mais comme le bruit ne se renouvela pas, j’en conclus que ce devait être le craquement du volet extérieur. À coup sûr, rien ne bougeait autour de nous.

— Avez-vous l’intention de monter au premier étage ? demanda Hibbard claquant des dents.

— Pas avant de m’être assuré que rien ne cloche en bas.

Une porte était entrouverte à notre gauche. Nous la poussâmes, de façon à voir tout l’intérieur de la pièce. C’était un salon richement meublé, mais dans le désordre le plus complet.

— C’est ici qu’a eu lieu le mariage, remarqua Hibbard, ant la tête par-dessus mon épaule.

En effet, partout on reconnaissait des traces de la cérémonie. Les murs, la cheminée, le haut des partes étaient ornés à profusion de guirlandes et de branchages ; le tapis était jonché de bouquets fanés, abandonnés précipitamment par les invités. Les tables, les chaises, les meubles renversés encombraient le age, témoignant de la hâte que chacun avait mise à fuir sous l’empire d’une terreur superstitieuse, terreur telle que nul n’avait su se résoudre encore à revenir dans la salle pour y remettre un peu d’ordre. Le piano même n’avait pas été fermé, et quelques cahiers de musique traînaient à terre, là où ils étaient tombés. Seule la pendule qui occupait le milieu de la cheminée semblait être demeurée étrangère au bouleversement général. On l’avait remontée pour la fête et elle marchait encore. Son tic-tac imperturbable se faisait entendre régulièrement dans l’obscurité que perçait seul le faible rayon de ma lanterne.

— C’est… c’est lugubre ! chevrota Hibbard.

Il disait bien. En refermant la porte, j’eus l’impression que je laissais retomber le couvercle d’un cercueil.

Noos explorâmes plusieurs autres pièces où aucun détail digue d’attention ne nous arrêta ; et enfin, avec une appréhension assez justifiable, nous nous dirigeâmes vers la salle aux colonnes corinthiennes.

La porte était, comme les autres, entrebâillée. Appelez-moi poltron ou imbécile, comme je ne me prive pas de le faire pour Hibbard, il me fallut un violent effort pour me décider à appuyer la main sur ses panneaux d’acajou. Moi qui n’avais pas accoutumé de trembler, et qui tout à l’heure jugeais sévèrement les terreurs de mon camarade, je me rendais compte nettement à mon tour que je n’éprouvais aucun attrait pour des périls mystérieux et invisibles.

Hibbard, qui jusqu’ici m’avait suivi presque de trop près, me laissait maintenant toute l’avance nécessaire, et ce fut avec l’impression de m’y risquer seul que finalement je franchis le seuil de cette chambre redoutable.

Au premier coup d’œil, je ne vis guère que la silhouette massive d’un antique fauteuil qui, du coin de la cheminée, faisait saillie assez avant dans la pièce ; c’était apparemment sur ce siège que les victimes avaient trouvé la mort ; j’en notai la lourde masse et l’ombre épaisse qu’il projetait sur le foyer. Un frisson d’horreur me parcourut. Je me détournai et fis un pas en avant. Le rayon de ma lanterne déa alors le point sur lequel je l’avais concentré, sans autre résultat d’ailleurs que de mieux laisser voir l’extrême désolation de cette vaste salle. Le fauteuil fixé à la muraille, comme je le constatai par la suite, était, à l’exception d’une table et d’une causeuse placées dans un coin d’ombre, le seul objet visible sur toute l’étendue du parquet que ne recouvrait aucun tapis. Mais si la salle était nue et démeublée, on n’en pouvait dire autant des murs. Ils disparaissaient entièrement sous les rayons chargés de livres aux riches reliures, livres rares et précieux, à en croire « l’oncle David » ; mais qui, n’ayant pas été touchés sans doute depuis longtemps, répandaient cette écœurante odeur de moisi qui se dégage des choses restées pendant des années fermées à l’air et à la lumière.

L’extrême somptuosité du plafond, les riches sculptures de la cheminée taillée en plein marbre de Carrare, faisaient plus frappant encore le délabrement du reste de la pièce. Jugeant inutile de demeurer plus longtemps en ce lieu désolé, et bien convaincu qu’il était vraiment aussi vide qu’il le paraissait, je me retournais pour sortir, quand les rayons de ma lanterne tombèrent sur quelque chose de si inattendu et de si extraordinaire que je demeurai sur place, incapable d’avancer, me demandant si je contemplais une chose réelle ou si j’étais le jouet d’une illusion.

Devant moi, étendue sur cette partie du plancher que le battant de la porte m’avait cachée jusqu’ici, j’aperçus une forme humaine, une forme de femme, qui même dans la pénombre me donna la nette impression d’une délicatesse aérienne et d’un extrême raffinement. Cette forme gisait là, à la façon dont seuls gisent les morts… Les morts !… Et moi qui, tout à l’heure, scrutais le foyer pour y découvrir l’ombre d’un drame, tandis que là, à deux pas de moi !… Le premier effarement é, je regardai avec attention : sur la parquet, à côté de cette jeune femme, il y avait du sang.

Une main me tira par la manche. C’était Hibbard. Inquiet de mon immobilité et du silence, il était entré, tremblant de tous ses membres et s’attendant à toutes les catastrophes. Mais ses yeux n’eurent pas plutôt distingué la forme devant laquelle je demeurais pétrifié, qu’un changement imprévu se produisit en lui. Ce qui me démontait lui rendit subitement son sang-froid ; la mort sous cette forme lui était familière, et se trouvant sur un terrain connu, il reprenait possession de soi.

— Un coup de revolver, dit-il laconiquement, se penchant au-dessus du corps. Une balle en plein cœur. Elle a dû mourir avant de tomber.

Ceci était un fait nouveau dans la dramatique histoire de la bibliothèque. Jamais encore une blessure n’avait défiguré ceux qui succombaient là, et aucune des précédentes victimes ne fut trouvée en un autre endroit que ce foyer où présidait le vaste fauteuil. Pourquoi ce changement et quelle nouvelle série d’attentats nous annonçait-il ?…

Un cri d’étonnement que jeta Hibbard vint m’arracher à ma stupeur.

— Voyez donc ! Que pensez-vous de cela !

Du doigt, il indiquait la main droite du cadavre. En l’examinant de plus près, nous vîmes un ruban de satin noué au poignet délicat et qui allait redre la crosse du revolver tombé un peu plus loin.

— On dirait que l’arme était attachée. Voilà quelque chose d’absolument inattendu. Quel sens devons-nous y voir ?

Hélas ! il n’y avait qu’une explication possible. La jeune femme avait succombé au coup qu’elle s’était tiré elle-même. Cette belle et délicate créature s’était suicidée.

Mais un suicide en cet endroit ! Pourquoi ?

La réputation de ce lieu avait-elle agit hypnotiquement sur elle, ou bien avait-elle franchi par hasard ce seuil funeste, heureuse de trouver un refuge quelconque où sa misère s’achèverait en paix ? Scrutant minutieusement le visage, je cherchais une réponse à cette question et c’est alors qu’une émotion nouvelle m’envahit, dont je n’hésitai pas à faire part à mon compagnon, devenu imperturbable et flegmatique comme à l’habitude.

— Regardez ces traits, m’écriai-je. Il me semble que je les connais. Vous rappellent-ils quelqu’un ?

Il grommela quelques paroles de désapprobation, mais se penchant tout de même, considéra longuement le pitoyable visage. Quand il releva la tête, ses sourcils contractés lui donnaient un air intrigué et perplexe.

— J’ai certainement vu cette figure-là quelque part, avoua-t-il en hésitant et en reculant vers la porte. Dans les journaux, peut-être… est-ce qu’elle ne ressemble pas à… ?

— Ressemble ! interrompis-je. Mais c’est Véronique Moore elle-même ! La maîtresse de cette maison, où il y a quinze jours à peine elle fut mariée à M. Jeffrey. Sans doute, sa raison ébranlée par l’horrible événement qui marqua cette journée n’a pu résister au choc reçu…

III SUR LES LIEUX DU DRAME 596s5j

Pas un instant je ne doutai que nous n’eussions touché juste en reconnaissant l’héritière de la maison Moore. Toutes les reproductions que j’avais vues du portrait de cette beauté fameuse dans la société de Washington portaient une individualité d’expression qui se fixait dans la mémoire et que je retrouvai maintenant sur ses traits inanimés.

Encore stupéfait de ma découverte, mais ne perdant point de vue le devoir professionnel, je procédai aux formalités d’usage en pareil cas. Ayant envoyé Hibbard prévenir le poste, j’étais sur le point de rédiger un procès-verbal des détails qui me semblaient importants, quand ma lanterne s’éteignit soudain.

L’accident était désagréable, mais il ne fut pas sans bons résultats. À peine me trouvai-je seul au milieu de ces ombres terrifiantes qu’une conviction s’imposait : aucune femme, même affolée à l’extrême, n’aurait exécuté ce plongeon dans l’inconnu du milieu de ténèbres qui eussent été un avant-goût de la tombe. Cela était contraire à la nature, à la nature féminine tout au moins. On bien elle s’était donné la mort avant qu’eût disparu le peu de jour qui filtrait à travers les persiennes de cette chambre close, hypothèse aussitôt détruite par le fait que le corps de la suicidée était encore chaud, ou bien la lumière qui brûlait quand elle pressa la gâchette fatale avait été emportée ailleurs ou éteinte.

Songeant aux lueurs incertaines qui avaient éclairé l’une des fenêtres de l’étage supérieur, je penchais vers la seconde de ces hypothèses. Après avoir allumé ma lanterne, je tournai le robinet d’un des becs de gaz du lustre qui pendait au-dessus de ma tête, et approchai une allumette. Comme je le pensais d’ailleurs, il n’y avait pas de gaz dans les conduits. Les journaux avaient parlé plusieurs fois de l’effet insolite que produisit la lumière du jour sur les toilettes de gala de ces dames. On ne s’était pas même approvisionné de bougies. Mais alors, quel était cet objet dont je voyais le reflet brillant, sur la petite table, à l’autre bout de la pièce ? À coup sûr, un flambeau, ou plutôt un candélabre de forme surannée portant, dans un de ses calices, une bougie à demi consumée. Je me dirigeai rapidement vers la table, je tâtai la mèche : elle était dure et raide. Mais ne jugeant pas cette preuve entièrement satisfaisante, le bout d’une mèche sèche vite quand la flamme est éteinte, je voulus savoir si cette bougie n’avait pas été allumée récemment. Prenant mon canif, je l’attaquai à l’endroit qu’on pourrait appeler sa racine ; je constatai alors que les fils protégés par la cire étaient relativement mous et aisément pénétrables.

Mon sentiment était confirmé. La malheureuse n’avait pas levé contre elle-même son arme dans les ténèbres ; cette bougie était allumée… Mais ici, mes déductions furent arrêtées court, si elle était allumée avant, qui donc l’avait éteinte après ? Pas la jeune femme, à coup sûr ; sa blessure avait dû produire une mort foudroyante. Quelqu’un d’autre, quelqu’un dont le souffle voltigeait encore autour de moi, sans doute, avait dû éteindre la flamme après la chute du corps ; et alors, ce trépas n’était pas la conséquent d’un suicide, mais d’un meurtre.

La surexcitation que causa en moi cette découverte était due à cette ambition dont j’ai parlé au début de mon récit. Je me dis que l’occasion si longtemps attendue s’offrait enfin. Avec un pareil point de départ, je pourrais rassembler des indices, découvrir des faits qui imposeraient ma nouvelle théorie au lieu de ce verdict de suicide prononcé par Hibbard, que déjà sans doute on acceptait au poste et au parquet. Quel triomphe serait le mien, et en ce cas quelle dette de reconnaissance ne devrais-je pas au vieillard grincheux dont les soupçons, en apparence fantasques, m’avaient amené en ces lieux !

Comprenant combien précieuses étaient pour moi les quelques minutes que j’allai er seul sur le théâtre du crime, je m’attelai à une besogne avec cette promptitude et une méthode que je m’étais toujours promis d’apporter à ma première affaire importante et qui m’assureraient le succès.

Tout d’abord donc, un coup d’œil encore à la belle et jeune victime. Quel pli douloureux ridait le front ! Quels creux sombres défiguraient ses joues naguère aussi délicates que les pétales d’une rose ! Ce visage intéressant sinon d’une beauté parfaite, encore remarquable dans la mort pour son intensité d’expression, semblait vouloir parler, me révéler un secret que je ne saisissais pas. Mais le temps pressait. Renonçant à pénétrer ce mystère ionnant, je me décidai à étudier les mains, qui présentaient chacune un problème distinct. Celui qu’offrait la droite, nous le connaissons déjà, ce long ruban blanc qui reliait le poignet à la crosse du revolver. Mais le secret de la main gauche, pour être moins visible, n’en était pas moins significatif. Aucune bague ne restait aux doigts, l’alliance même avait disparu. Les avait-on volés ? Je ne pus relever aucun signe de violence ou de désordre. Le boa de tulle fin qui entourait le cou de la morte était remonté, frais et intact, jusqu’à son menton ; et les plis lourds de l’élégante jupe de drap tombaient autour d’elle, harmonieux et corrects. Si elle portait des bijoux au cou et aux oreilles, ils avaient été enlevés par une main prudente, sinon pieuse. Mais j’étais enclin à croire qu’elle avait dû plutôt arriver sur la scène de son trépas sans ornements, d’après la simplicité sévère qui caractérisait toute sa tenue.

Le chapeau, aussi simple et élégant que le reste du costume, était près du corps, sur le parquet. Il avait été retiré et jeté là par une main manifestement impatiente. Que cette main fût celle de la victime, la preuve en était fournie par un fait minime, mais décisif. L’épingle qui le retenait au chignon avait été repiquée dans la forme. Aucune autre main que la sienne n’avait pu prendre cette précaution, un homme aurait jeté l’épingle en même temps que le chapeau, sans s’inquiéter de ce soin féminin.

Je me posai aussitôt cette interrogation : Ce fait indiquait-il qu’elle espérait remettre son chapeau, ou n’était-ce que le résultat d’une habitude inconsciente ?

Sans empiéter sur les droits réservés au coroner, je pris note de tous ces détails et me mis en quête d’indices me permettant d’identifier la personne que je considérai comme ayant éteint la bougie. Mais ici un gros désappointement m’attendait. Je ne parvins à rien découvrir pouvant révéler la présence d’un second personnage, sinon quelques cendres de cigare près d’une chaise de cuisine placée contre les rayons de la bibliothèque, non loin de la table où reposait le candélabre. Ces cendres me parurent anciennes, et je ne pus flairer aucune odeur de tabac parmi les relents de moisissure qui empestaient la pièce. Peut-être l’homme qui était mort là, quinze jours auparavant, était-il entré en fumant ? En ce cas, le bout de son cigare ne devait pas être loin. Devais-je le chercher ? Non, car il me faudrait m’avancer jusqu’au foyer, et c’était un endroit trop dangereux pour qu’on s’en approchât témérairement.

En outre, je n’en avais pas encore fini avec le coin où je me trouvai. Si les cendres ne me révélaient rien, peut-être le siège de bois ou les rayons devant lesquels on l’avait installé me fourniraient-ils quelque piste satisfaisante. Quelqu’un qui s’intéressait aux livres avait é par là, quelqu’un qui espérait compulser pendant un certain temps ces vieux bouquins et qui avait éprouvé le besoin de s’asseoir. Cet intérêt était-il général, ou se bornait-il à un volume particulier ? Je parcourus du regard les rayons avoisinants dans l’espoir de résoudre cette question ; et bien que mes connaissances livresques soient limitées, je pus voir que tous ces ouvrages étaient ce qu’on appelle des raretés. Quelques-uns, amollis par l’humidité et enfouis dans la poussière, présentaient des spécimens de caractères gothiques ; sur d’autres, je lus des dates de publication qui les auraient rendus précieux pour le collectionneur. Mais aucun d’eux, autant que je pus en juger, ne paraissait avoir été récemment manié. Désireux de ne pas perdre mon temps à des détails inutiles, je quittai brusquement mon siège, et j’allai porter mon attention ailleurs, quand je remarquai sur un rayon élevé un livre dont le dos formait saillie en avant des autres. Immédiatement, mon pied fut sur la chaise et le livre dans ma main. Offrait-il quelque intérêt ? Assurément. Non pas à cause de son contenu, qui n’était pour moi que de l’hébreu, mais parce que la tranche supérieure était débarrassée de cette poussière que j’avais trouvée en couche épaisse sur tous les autres volumes examinés par moi. Voilà donc l’ouvrage qui attira vers ces rayons le visiteur inconnu ; c’était, si j’ai bonne mémoire, une Étude sur les anciennes lignes de cabotage. Vraisemblablement, je perdais mon temps. Qu’est-ce qu’un traité de ce genre avait à faire avec le corps baignant dans son sang, à quelques pas de moi, ou avec la main qui éteignit la bougie après le crime ? Rien, assurément je replaçai le bouquin, non sans avoir pris soin de le laisser déer d’un pouce ; car s’il recélait quelque explication utile, il était de mon devoir de permettre à ceux qui s’y entendaient mieux que moi d’en prendre connaissance.

Je me dirigeai ensuite vers le meuble qui portait le candélabre ; c’était, ainsi que je le reconnus immédiatement, la partie supérieure d’une de ces tables dites « gigognes », composées de plusieurs petites tables emboîtées les unes sous les autres. Jetant les yeux autour de moi je vis à peu de distance la partie inférieure du meuble, et je m’assurai que la première table avait été récemment séparée des autres par le fait qu’elle était recouverte d’une épaisse couche de poussière, alors qu’il y en avait à peine trace sur la seconde. De même le candélabre avait dû être déplacé depuis peu de temps, car il y avait sous son pied autant de poussière qu’à l’entour. La victime avait-elle disposé ces objets elle-même dans leur position présente ? C’était peu probable, surtout si le flambeau avait été emprunté à la cheminée vers laquelle je tournai maintenant mes investigations.

Je ne pouvais m’empêcher de revenir à cette cheminée puisqu’elle recelait apparemment la clef du mystère qui rendait ce lieu si redoutable. Mais bien que j’en parle aujourd’hui avec assurance et que je n’eusse cessé un instant d’y penser, je ne m’étais pas risqué à en approcher au-delà d’un certain rayon. En examinant maintenant si je ne pourrais pas diminuer cette distance, j’éprouvai un intérêt soudain et irrésistible qui s’attache à tous les objets dangereux.

Je fis un pas dans la direction du foyer, et pendant que j’en éclairai tour à tour les parties, le rayon de ma lanterne frappa la surface jaunie d’une vieille gravure accrochée au-dessus de la cheminée. C’était le tableau bien connu – à Washington au moins – qui représente Benjamin Franklin à la cour de  ; sujet intéressant, certes, mais qui n’était guère fait pour me retenir en un moment aussi critique. La tablette de la cheminée, absolument vide, n’avait rien qui méritât d’arrêter l’attention. Vide aussi était le foyer délabré, et ensanglanté peut-être, sur lequel le grand fauteuil projetait son ombre inquiétante.

J’ai déjà décrit l’impression que fit sur moi, à première vue, ce meuble antique et massif. Maintenant que mon regard inspectait les sculptures bizarres du haut dossier droit et rigide, que je pouvais respirer l’odeur de ses coussins moisis et rongés sans doute par les souris, une sensation nouvelle prit la place de mon instinctive répugnance. Non que la superstition s’emparât de moi, encore que l’endroit, l’heure, et le voisinage aussi immédiat de la mort fussent suffisants pour affoler l’imagination ; non ; tandis que j’examinais, que j’étudiais le siège monstrueux, c’était plutôt une sorte d’horrible attirance que j’éprouvais peu à peu.

Le devant du fauteuil, et le devant seul, avait été rendu confortable pour l’occupant. Sur cet espace restreint, un capitonnage de cuir était fixé au bois par de gros clous forgés. Le reste s’étendait, uni, dur et rebutant. N’y aurait-il pas quelque raison à cette apparente mesquinerie ? Comme je me posai cette question, en remarquant que les longs bras du fauteuil étaient aplatis de manière à pouvoir tenir au besoin des flacons et des verres, un sentiment auquel je ne saurais donner de nom refoula en moi toute prudence et toute raison. Avant que je comprisse à quelle impulsion je cédais, je me trouvai en train d’avancer vers le formidable fauteuil, avec l’irrésistible désir de me laisser choir sur ses vieux coussins.

Mais en ce moment le volet battant contre le mur me rappela aux nécessités de la circonstance. Me souvenant que mes recherches n’étaient pas achevées et que je pouvais à chaque instant être interrompu par l’arrivée des magistrats, je m’arrachai au charme maudit, dont j’eus honte presque aussitôt. Par une porte située à l’extrémité opposée, je quittai la bibliothèque et cherchai dans les pièces contiguës les indices que je n’avais pu découvrir sur la scène même du crime.

Cette lugubre exploration me révélait à chaque pas avec quelle hâte folle la maison fut abandonnée le jour du mariage. La salle à manger surtout était éloquente. La table, dressée pour le repas de noces, avait été desservie avec une telle précipitation que les mets tombés des plats moisissaient en tas sur le plancher. De la verrerie brisée, du linge froissé et maculé, des fleurs flétries encombraient tous les coins, et il était à la fois dangereux et répugnant de marcher parmi tous ces débris. Les offices ouvrant sur la salle n’étaient pas en meilleur état. Fuyant ce spectacle et ces puanteurs, je ai dans la cuisine, et de là, par un couloir étroit et étouffant, je parvins aux dépendances réservées aux nègres.

Ici, je fis une découverte. L’une des fenêtres de ce quartier depuis longtemps désert était en partie ouverte. Mais comme je ne trouvai aucune trace qui me permit de croire que le meurtrier eût pris la fuite par cette ouverture, je revins vers la façade de la maison, jusqu’à l’escalier qui menait au premier étage.

Au bas de cet escalier et sur les marches, je remarquai tout de suite quelques allumettes en partie consumées dont je suivis la trace jusqu’au premier étage, et qui me conduisirent au seuil d’une chambre située au sud-ouest de la maison. Comme elles avaient brûlé jusqu’à ce qu’il ne fût plus possible de les tenir, il était évident qu’elles avaient servi à éclairer les pas de quelqu’un, de l’assassin peut-être, qui venait chercher là un refuge… Que faire en ce cas ? Devais-je pousser plus avant, ou attendre l’arrivée du renfort, dans la crainte de me trouver soudain nez à nez avec le criminel présumé ? Je décidai de continuer mes recherches, entraîné, je pense, par l’aspect peu redoutable des traces que je suivais.

J’avoue cependant que je m’arrêtai un moment avant de poser la main sur la poignée. Une porte fermée peut cacher tant de choses ! Mais mon hésitation ne dura guère. Mon impatience naturelle et les incitations de ma vanité l’emportèrent sur les conseils de ma raison. Insouciant des conséquences, les méprisant aussi peut-être, je saisis le bouton et le tournai. Poussant doucement la porte et apercevant par l’entrebâillement un filet de lumière, je l’ouvris peu à peu toute grande, jusqu’à ce que je pusse voir la chambre tout entière.

À cet instant, le claquement tout proche d’une persienne m’indiqua que c’était bien de là que venait la lumière vue d’en bas. À part cela, rien ne bougeait. Un rapide coup d’œil me prouva qu’il n’y avait ici d’autre signe de vie qu’un bout de bougie crépitant sur le fond d’un verre retourné placé au coin d’une table de toilette. Cet arrangement sordide dans une pièce à l’ameublement somptueux dénonçait la présence dissimulée d’un personnage réduit aux expédients et indifférent aux conséquences ; mais nulle autre chose n’accusait cette présence.

Résolu à tout connaître, à tout oser, et à en finir, je m’avançai droit au centre de la chambre, fouillant du regard tous les recoins, scrutant les ombres de tous les meubles. Aucune forme accroupie ne se dressa hors de ces ombres, aucune tête n’apparut au-dessus des feuilles du grand paravent derrière lequel je pris soin de regarder.

Grandement rassuré, et à vrai dire parfaitement convaincu que le criminel, en quelque endroit qu’il se blottit pour le moment, ne se trouvait pas dans la pièce avec moi, je donnai toute mon attention aux objets qui m’entouraient. À ma droite, un lit à colonnes occupait un large espace. Je n’en avais jamais vu en usage jusqu’ici, et je fus particulièrement intrigué par ses dimensions imposantes et l’air de mystère que lui donnaient ses rideaux de brocart déteint soigneusement tirés. En fait, ce lit, soit par son aspect insolite, ou par l’influence occulte qu’il dégageait, exerçait sur moi une réelle fascination. J’hésitai à en approcher, sans pouvoir cependant m’empêcher de le regarder longuement. Derrière ces rideaux fermés y avait-il quelqu’un ? C’est étrange peut-être, mais je ne me sentais pas du tout enclin à les écarter pour m’en assurer.

Une coiffeuse chargée de menus objets féminins et de divers accessoires de toilette de grande élégance et d’évidente valeur, occupait l’espace situé entre les deux fenêtres ; sur le parquet, juste en face de la cheminée encombrée de divers cartons et de boîtes vides, une chaise était renversée. Cette chaise et les conjectures que sa position suggéraient m’amenèrent à lever les yeux sur la cheminée avec laquelle elle semblait avoir quelque rapport, et j’aperçus ainsi, accroché au mur, un vieux dessin fané et jauni. Il m’est impossible, à l’heure actuelle encore, d’expliquer pourquoi ce dessin retint mon regard après ce premier coup d’œil. C’était le croquis très médiocre d’une figure de jeune fille au sourire niais, sans aucune beauté, même du genre sentimental, bref, une physionomie tout à fait insignifiante ; les lignes pauvres et incertaines étaient pâlies, en certains endroits effacés. Cependant, je m’arrêtai non seulement à le regarder, mais en le contemplant, j’oubliai qui j’étais et où j’étais, dominé par une sorte d’horreur superstitieuse où se mêlait un charme encore inexplicable. Car il n’y avait rien en somme, dans cette chambre, qui parût de nature à démonter un courage d’homme. Ici, aucun corps inanimé, nulle trace sanglante, pas de fauteuil menaçant. Pourtant, des sensations que j’avais aisément réfrénées dans la bibliothèque, au rez-de-chaussée, se cramponnaient à moi, ici, avec une étrange insistance, à tel point que la vue de ma propre image, aperçue dans un miroir devant lequel je ai, me donna un ébranlement nerveux comme je n’en ai jamais ressenti avant ou après.

Il me fallut quelques bonnes minutes pour dompter cette faiblesse peu digne d’un homme de ma profession ; et lorsque enfin j’eus rompu le charme et retrouvé toute ma volonté virile, je m’approchai du lit, en tirai tes rideaux résolument. Il ne recélait aucun assassin haletant et claquant des dents ; cependant il n’était pas tout à fait vide. Sur le milieu de la couverture de soie était jeté un riche vêtement de dame. Bien que je sois peu au courant du prix des fourrures, satins, dentelles et autres fanfreluches, je jugeai sans hésitation que ceci était un objet très moderne, de grande valeur et bien peu à sa place dans une maison abandonnée.

Cette curieuse trouvaille fut suivie d’une autre plus intéressante encore. Niché dans les plis du manteau, j’aperçus les restes d’un bouquet de mariée. Ce bouquet, flétri et sans odeur maintenant, avait dû être un des plus beaux spécimens de l’art du fleuriste. Comme je remarquais le long ruban de satin qui liait la gerbe de fleurs, je me rappelai avec une terreur bien concevable, l’usage qu’on avait fait en bas d’un ruban identique. Tout frissonnant de ma découverte, je ne songeai pas au premier moment à me demander comment un bouquet porté par la mariée avait pu retrouver son chemin jusqu’à cette chambre du premier étage, alors que d’après tous les comptes rendus, c’est du salon d’en bas qu’elle avait fui la maison, sans un instant d’arrêt et sans parole, aussitôt qu’on lui eut annoncé la catastrophe survenue dans la bibliothèque. Que son manteau eût été oublié là, il n’y avait rien d’étrange, mais que le bouquet de mariée y fût aussi…

L’observateur le plus superficiel aurait jugé que c’était bien là réellement le bouquet de la mariée et que cette chambre était bien la pièce dans laquelle la jeune femme s’habilla pour la cérémonie. Le fait fut bientôt péremptoirement confirmé quand un instant plus tard, au cours de mes recherches, je mis la main sur un fin mouchoir dont l’un des coins portait ce nom : Véronique.

J’examinai soigneusement le carré de batiste et de dentelle. Il était, cela va sans dire, d’un tissu extrêmement fin et parfaitement en rapport, au point de vue de la valeur, avec les autres fanfreluches qui chargeaient la toilette ; mais, chose étrange, il était peu propre, ou pour mieux dire fort sale, et d’une malpropreté dont je ne compris pas sur-le-champ la nature. Une femme aurait sans doute immédiatement donné la cause des taches grises et brunes qui le souillaient, mais il me fallut plusieurs minutes pour me rendre compte que ce fragment de batiste, aussi délicat qu’une toile d’araignée, avait servi comme un vulgaire torchon à essuyer de la poussière. À essuyer de la poussière ! Où donc ? Cherchons. Sur la cheminée peut-être ? Non ! Un coup d’œil à sa surface polie me convainquit que ce n’était pas cette tablette qu’on avait épousseté. D’un bout à l’autre, la couche de poussière qui la recouvrait était intacte. Cependant, en y regardant de plus près, je distinguai, un peu à gauche du centre de la tablette, cinq taches rondes que seule la pression de doigts et de doigts d’homme avait pu produire. Je reconnus nettement le dessin caractéristique du pouce et j’entrevis aussitôt la possibilité de déterminer au moyen de ces marques les dimensions et la forme de la main qui avait laissé là des traces irréfutables.

Quelle signification attacher à tout ceci ? Pour quelle raison un homme était-il venu appuyer ses cinq doigts sur cette tablette ? Était-ce en se cramponnant au rebord pour maintenir son équilibre, alors que, renversé sur le foyer, il regardait dans le tuyau montant de la cheminée ? Non, car dans ce cas les marques de ses doigts se seraient prolongées jusqu’au bout. Leur forme aussi était ronde, et non pas oblongue, ce qui indiquait que la pression était exercée d’en haut. Ah ! voilà. J’y étais ! Ces empreintes furent faites par quelqu’un qui s’était soulevé pour voir de près le vieux dessin. Cela expliquait aussi la chaise renversée et l’emploi du mouchoir pour essuyer la poussière. Quelque amateur, plus vivement encore que moi, attiré et fasciné par cette image incolore, et qu’une minutieuse inspection avait pu seule satisfaire sans doute ?…

Cette conjecture me donna l’idée, ou plutôt me signala la nécessité de conserver, en les fixant pendant qu’elles étaient encore nettes, les marques révélatrices. Prenant mon canif, je suivis avec la pointe de la lame la plus aiguë chacune de ces lignes jusqu’à ce qu’elles fussent dessinées à tout jamais dans le marbre.

Ce travail achevé, mes pensées revinrent à la question déjà soulevée. Qu’y avait-il dans ce vieux dessin qui pût fixer ainsi l’attention d’un homme sur le point de commettre un crime abominable, ou venant de le commettre ? J’ai dit déjà que le tableau n’avait aucune valeur artistique : un mauvais croquis à demi effacé, bon à reléguer au galetas. En quoi, alors, consistait son charme, ce charme que moi-même j’avais subi ? Je me perdais en conjectures. Cette déconcertante découverte ajoutait une difficulté nouvelle à ma tâche ; mais les difficultés ne faisaient qu’augmenter mon ardeur. Avec un bizarre sentiment d’exaltation, je poursuivis l’examen de cette chambre ; je découvris deux autres faits également étranges et inconciliables.

L’un était la présence, sur une petite table placée devant la fenêtre au volet ouvert, d’un canif dont la lame était ouverte. Tout autour, des grains de limaille scintillaient sous la clarté de ma lanterne, mais ils étaient si fins qu’il aurait presque fallu un microscope pour les distinguer. L’autre se rapportait à une armoire située non loin du grand lit. Elle était vide ; aucun vêtement n’était pendu aux crochets, et il n’y avait rien non plus dans les deux grands tiroirs que je trouvai à demi ouverts ; mais devant l’armoire gisait un flambeau renversé, sa bougie écrasée sur les lames noircies du parquet. Si ce flambeau culbuta pendant que la bougie brûlait, la personne qui avait piétiné dessus pour éteindre la flamme devait être dans un état de véritable affolement. Qui donc avait manifesté cet affolement ? Et quand ? Au cours de l’heure précédente ? Je ne flairais aucune odeur de fumée. C’était en une précédente occasion, alors ? Le jour des noces, peut-être ?

Portant mes regards de la bougie écrasée à mes pieds à celle qui émettait ses dernières lueurs sur le fond du gobelet, à l’angle de la coiffeuse, je demeurai fort perplexe.

À coup sûr, aucune explication ordinaire ne pouvait relier ces faits insolites et en apparence contradictoires.

IV SIGNÉ « VÉRONIQUE » 3d1m2k

Il est de menues faiblesses auxquelles je cède avec trop de facilité peut-être ; parmi celle-ci, il faut compter une crainte morbide du ridicule. C’est probablement pourquoi je ne me décidai pas à exposer ma théorie au capitaine quand il parut, et que j’évitai même de mentionner les divers petits détails qui avaient attiré mon attention. Du moment que lui et les hommes expérimentés qui l’accompagnaient voulaient voir un suicide et rien qu’un suicide, dans le lamentable trépas d’une jeune mariée de quinze jours, je ne sus me résoudre à suggérer l’idée d’un crime plus noir ; d’autant plus que l’un des agents qui accompagnaient le chef m’avait dévisagé avec un mépris évident quand je proposai de les mener au premier étage, dans la pièce où l’on avait vu de la lumière. Je résolus donc de garder pour moi mes découvertes, ou tout au moins d’attendre que le capitaine fut seul pour lui en faire part, me bornant à demander la permission de rester dans la maison jusqu’à la venue de M. Jeffrey.

Je savais qu’on avait envoyé un agent quérir ce monsieur ; et lorsque j’entendis une voiture s’arrêter devant la grille, je me précipitai vers la porte, désireux de l’apercevoir ; mais ce fut une femme qui descendit.

Comme cette femme était dans un état de grande agitation, l’un des agents s’empressa au-devant d’elle, et lui offrit son bras. Je demandai qui elle était à Hibbard qui avait soudain reparu. Il me répondit que c’était probablement la sœur de la morte. Je me souvins alors que les journaux avaient parlé à maintes reprises de miss Turner, la demi-sœur de la fiancée, comme d’une personne de beauté remarquable et de grande distinction.

Ce souvenir redoubla ma curiosité ; laissant de côté tout souci des convenances, je m’approchai le plus possible du seuil qu’elle allait bientôt franchir, et ne fus pas peu surpris d’entendre que de l’autre côté de la rue, l’orgue de l’oncle David résonnait toujours. Péniblement impressionné par cette manifestation d’indifférence de la part d’un homme portant le nom de Moore, indifférence qui ne me parut pas entièrement naturelle, même chez ce personnage d’une excentricité notoire, je me promis de chercher à en savoir davantage sur ce vieillard, et avant tout de me renseigner pleinement sur les relations qui avaient pu exister entre lui et sa malheureuse nièce.

À ce moment, miss Turner pénétrait dans le cercle de lumière que projetaient nos lanternes.

Je n’ai jamais vu de femme plus belle, ni aucune sur les traits de qui se peignit une émotion plus poignante. Cette douleur commandait le respect, et pour ma part je m’empressai de lui témoigner le mien en m’écartant de son age ; mais bientôt le désir intense de recueillir le plus de renseignements possibles au sujet de cette mystérieuse tragédie me ramena dans son voisinage.

De ses lèvres tremblantes un cri s’échappa :

— Ma sœur ! Où est ma sœur ?

Le capitaine fit un rapide mouvement en arrière ; puis, dans la louable intention sans doute de la préparer à l’atroce spectacle qui l’attendait, il s’avança et lui ouvrit la porte du salon. Mais ce geste ne la détourna pas de son chemin. ant devant le capitaine, elle se dirigea tout droit vers la bibliothèque, y pénétra sans hésiter. Stupéfaite de son courage, nous la suivîmes tous, et nous nous groupâmes curieusement en demi-cercle à l’entrée, pendant qu’elle s’avançait rapidement et tombait à genoux devant le corps prostré de sa sœur. Le cri involontaire qu’elle poussa et le brusque recul qu’elle eut en apercevant le long ruban blanc attaché au poignet de la morte, me parurent exprimer la plus profonde horreur dont une créature humaine soit capable. On eût dit que cette vue lui perçait le cœur de part en part. Quelque chose dans le fait lui-même, quelque chose dans l’aspect de ce ruban neigeux noué à un poignet d’une blancheur presque aussi parfaite, semblait arracher les racines les plus profondes de son être. Et quand son regard, suivant sur le plancher la longueur du ruban, arriva sur l’engin de mort lié à l’autre bout, elle se tordit les mains en une crise d’angoisse muette si évidente, si terrible, que nous nous attendions à la voir défaillir ou être frappée de démence. Se reprenant peu à peu par un grand effort de volonté, elle parvint à balbutier d’une voix altérée :

— Défaites ce nœud ! Pourquoi laissez-vous là cet objet affreux ? Défaites-le, vous dis-je ! Cette vue m’est intolérable !

Elle fut prise de frissons qui bientôt la secouèrent convulsivement des pieds à la tête.

Le capitaine étendit la main vers le ruban, mais il se ravisa :

— Non, non, dit-il, nous ne pouvons faire cela. Nous ne devons toucher à rien avant que le coroner soit venu. Il est nécessaire qu’il la voit telle qu’on l’a trouvée. D’ailleurs, M. Jeffrey a droit au même privilège. Nous l’attendons d’un instant à l’autre.

Elle eut un geste désolé, secoua sa belle tête, mais ses lèvres n’articulèrent aucune protestation. Un changement subtil, et cependant perceptible, s’était produit dans son attitude au nom du mari de sa sœur ; et bien qu’elle s’efforçât de rester calme, l’effort semblait trop grand pour ses forces. Désireuse de dissimuler cette preuve de faiblesse, elle se leva impétueusement. Alors nous vîmes combien elle était grande, combien les longs plis de son manteau étaient seyants, et quelle superbe créature elle était.

— Il en mourra ! gémit-elle d’une voix profonde.

Puis, avec une certaine hâte forcée, d’un ton qui ne sonna pas tout à fait naturel à mon oreille, elle apostropha celle qui ne pouvait plus ni écouter ni répondre.

— Ah ! Véronique, ma sœur ! Quelle raison de mourir aviez-vous ? Pourquoi nous trouvons-nous ici dans ce lieu si redouté, si abhorré ?

— Ne le savez-vous pas, insinua le capitaine, avec une douceur persuasive qu’on le vit rarement déployer. Est-il possible que vous ne vous expliquiez pas la mort violente de votre sœur, vous qui viviez avec elle, m’a-t-on dit, même depuis son mariage avec M. Jeffrey ? N’avez-vous vraiment aucun soupçon ?

— Non !

Le mot fut lancé vif et net ; farouche un peu dans sa vivacité, et presque trop clair pour être d’accord avec l’accent à demi étouffé dont elle ajouta :

— Je sais qu’elle n’était pas heureuse, qu’elle n’avait pas été heureuse depuis ce mariage qu’elle voulut voir célébrer dans cette funeste maison. Mais comment aurais-je pu rêver que la peur du é ou que la crainte de l’avenir la pousserait au suicide, et dans un lieu comme celui-ci ! Si je l’avais pu, si j’avais pu le soupçonner, croyez-vous que je l’aurais laissée un instant seule ? Aucun de nous ne se doutait qu’elle songeât à la mort. Elle n’en laissait rien paraître ; elle riait quand je…

Qu’avait-elle été sur le point de dire ? Le capitaine parut se le demander, et après avoir attendu en vain qu’elle achevât, il remarqua tranquillement :

— Vous n’avez pas terminé la phrase que vous aviez commencée, miss Turner.

Elle tressaillit et parut revenir de quelque lointaine région de sa pensée dans laquelle elle s’était perdue.

— Je ne sais plus… J’oublie… balbutia-t-elle, avec un soupir agité. Pauvre Véronique ! Malheureuse Véronique ! Comment vais-je le lui dire ? Comment le préparer à ce malheur ?

Le capitaine profita de cette allusion, pour demander où était M. Jeffrey. La jeune fille parut peu disposée à parler, mais pressée de questions, elle répondit d’une façon quelque peu machinale qu’elle ne pouvait donner à ce sujet aucun renseignement précis. M. Jeffrey avait beaucoup d’amis et il pouvait er la soirée avec l’un d’eux.

— Mais il est plus de minuit, maintenant, dit le capitaine. A-t-il l’habitude de rester tard dehors ?

— Parfois, répondit-elle, à contre-cœur. Deux ou trois fois, depuis son mariage, il n’est rentré qu’après une heure.

Y avait-il donc, outre le motif invoqué, d’autres déboires et contrariétés qui auraient causé le désespoir de la jeune épousée ? Il y avait certainement quelque excuse à le supposer.

Peut-être même que l’un de nous exprima son sentiment à cet égard, car miss Turner lança tout à coup cette réplique véhémente :

— M. Jeffrey s’est toujours montré un mari irréprochable pour ma sœur, un mari très aimant, insista-t-elle.

Puis soudain étrangement pâle, elle ajouta :

— Je n’ai jamais connu d’homme meilleur !

Et elle se tut.

L’angoisse secrète de ce cri, la réticence voulue de cette pause me suggérèrent l’idée d’une possibilité qui échappa au capitaine, comme je fus enchanté de le constater quand il lui posa une nouvelle question.

— Quand avez-vous vu votre sœur pour la dernière fois ? Étiez-vous là quand elle a quitté la maison de son mari ?

— Hélas ! murmura-t-elle.

Puis comprenant qu’on attendait d’elle une réponse plus directe, elle ajouta, en s’efforçant de dissimuler toute contrainte :

— J’étais à la maison, et je l’ai entendue sortir. Mais je n’avais pas la moindre idée que ce fût dans un autre but que de se rendre à quelque soirée mondaine.

— Vêtue comme elle est là ?

Le capitaine indiqua le corps sur le plancher, et elle suivit son geste du regard. À coup sûr, Mme Jeffrey n’était pas vêtue pour une soirée mondaine. Miss Turner comprenant le piège donna, avec volubilité, des explications confuses :

— Je n’ai pas remarqué. Elle se mettait souvent en noir… Le noir lui allait bien… Ma sœur était excentrique…

Il est des bévues qu’on ne rattrape pas. Miss Turner s’en rendit compte, car elle se tut soudain. Cependant son attitude commandait le respect, et pour ma part j’étais tout prêt à le lui accorder.

Certainement on ne rencontrait pas tous les jours de femme pareille, et si ses réponses manquaient de sincérité, il y avait dans toute sa personne une noblesse qui défendait le doute. C’est là, du moins, l’effet qu’elle produisait sur moi. Que son interrogateur partagea ou non mon sentiment, je n’aurais su le dire, car son attention comme la mienne fut brusquement accaparée par le cri qui s’échappa des lèvres de miss Turner.

— Sa montre ! Où est sa montre ? On l’a volée ! Elle l’avait là… elle n’y est plus ! Elle la portait là… juste où…

— Attendez ! fit l’un des agents, qui du regard avait exploré le plancher. Est-ce ceci ?

Il tenait entre ses doigts un petit objet tout scintillant de pierreries.

— Oui ! balbutia-t-elle haletante et tendant la main.

Mais l’agent la remit au capitaine.

— Elle a dû se détacher par suite de la chute, remarqua celui-ci après un rapide examen de la montre. L’agrafe qui la fixait à son corsage dut être négligemment mise.

Puis vivement, et en lançant un coup d’œil aigu à miss Turner :

— Savez-vous si cette montre fonctionnait d’habitude exactement ?

— Mais oui. Pourquoi me demandez-vous cela ? Est-ce…

— Regardez !

Il tenait la montre, le cadran tourné vers elle. Les aiguilles marquaient sept heures treize minutes.

— L’heure et la minute où elle heurta le plancher, déclara le capitaine.

— Par conséquent, l’heure et la minute où Mme Jeffrey tomba, ajouta Durbin, l’un des agents.

Miss Turner remua les lèvres convulsivement sans pouvoir proférer une parole.

— Témoignage précieux, dit le capitaine, mettant la montre dans sa poche.

Puis, avec un regard de commisération pour la pauvre désemparée, il ajouta !

— Est-ce que cette heure correspond au moment où elle est partie de chez elle ?

— Je ne puis dire… Je crois que oui… C’était un peu avant ou après sept heures. Je ne me rappelle pas exactement…

— Il lui aurait, fallu un quart d’heure pour venir jusqu’ici. Est-elle venue à pied ?

— Je ne sais… Je ne l’ai pas vue sortir. Ma chambre ne donne pas sur l’entrée…

— Vous pouvez dire si elle est sortie seule ou en compagnie de son mari ?

— M. Jeffrey n’était pas avec elle.

— Était-il dans la maison ?

— Il n’y était pas.

Cette dernière raison fut comme murmurée à regret. Le capitaine le remarqua et continua son interrogatoire.

— Depuis combien de temps était-il sorti ?

Ses lèvres s’entrouvrirent, elle était profondément agitée, mais quand elle parla, ce fut avec sang-froid et avec une précision étudiée.

— M. Jeffrey n’a pas été à la maison de toute la soirée. Il n’y a pas été de toute la journée.

— Il n’était pas chez lui. Sa femme savait-elle qu’il ne devait pas rentrer ?

— Elle n’en a rien dit.

Le capitaine interrompit brusquement ses questions, et je compris aussitôt pourquoi. Un homme était debout sur le seuil, un homme dont le visage aurait, suffi à figer les paroles sur les lèvres du plus hardi. Miss Turner l’aperçut alors, et avec un gémissement involontaire, elle s’affaissa sur les genoux.

C’était Francis Jeffrey, un homme d’une prestance superbe et un gentleman selon toute évidence de la plus haute distinction. Il est fort rare que nous ayons affaire à des gens de sa sorte.

J’ai assisté à bien des scènes tragiques ; j’ai dévisagé des hommes, dont les traits exprimaient tous les aspects de la douleur, de l’épouvante et du remords. Mais il y avait ici quelque chose de tout à fait nouveau pour moi, et autant que j’en pus juger, d’également nouveau pour les hommes endurcis qui étaient présents.

Haletants, nous attendîmes ses premiers mots.

Il demeurait maître de soi, ne manifestait pas l’affliction ou la surprise naturelles en l’occasion. Au contraire, il était le plus calme de nous tous, et parmi les multiples émotions que sa face livide reflétait, je ne distinguai aucun signe de ce qu’on pourrait appeler de la douleur. Cependant son aspect tordait le cœur et donnait naissance aux conjectures les plus contradictoires sur la question de savoir quelle corde, dans une nature aussi disciplinée, vibrait le plus violemment devant le dénouement inconcevable d’une si courte lune de miel.

Ses yeux, fixés sur le corps de sa femme, ne trahissaient pas leur secret. Quand il se fut avancé jusqu’auprès d’elle, et qu’il eut aperçu le ruban qui liait le revolver au poignet de la morte, les plus expérimentés d’entre nous ne purent rien démêler de ses sentiments et de ses pensées. Une seule chose était évidente pour tous. Il n’avait aucun désir de toucher cette femme que si peu de temps auparavant il avait juré d’aimer et de chérir. Ses regards la dévoraient ; il frissonnait, et à plusieurs reprises, il voulut parler ; mais, bien qu’il se fût agenouillé auprès d’elle, il n’avança pas la main, il ne versa pas une larme sur ce visage si pathétiquement tourné vers lui.

Tout à coup, il se mit sur ses pieds.

— Est-il indispensable qu’elle reste là ? demanda-t-il, cherchant du regard autour de lui le personnage représentant l’autorité.

Le capitaine répondit par une question.

— Comment expliquez-vous sa présence ici ? Quel motif attribuez-vous, vous, son mari, à cet étrange suicide de votre femme ?

Pour toute réplique, M. Jeffrey tira de sa poche une petite feuille de papier froissé qu’il tendit immédiatement au capitaine.

— Que ses propres paroles expliquent cet acte, dit-il. J’ai trouvé ces quelques lignes dans notre chambre, quand je suis rentré, ce soir. Elle dut les écrire tout de suite avant de…

Un gémissement étouffé se fit entendre pendant l’intervalle de silence… une plainte qui ne venait pas des lèvres serrées de l’homme, mais de la jeune femme affaissée auprès de la morte. Perçut-il cette expression de douleur de la part d’une femme dont il n’avait pas encore paru remarquer la présence ? Il n’en laissa rien voir. Ses yeux restaient fixés sur le capitaine qui lentement lisait, à la lueur d’une lanterne tenue par un agent, le griffonnage presque illisible qui, d’après M. Jeffrey, était le dernier message de la morte.

Semblera-t-il, ce griffonnage, aussi émouvant à l’œil qu’il parut ce soir-là à nos oreilles, dans la vaste pièce pleine de souvenirs terrifiants et auprès de ce cadavre ?

« Je m’aperçois que je ne vous aime pas comme je le croyais. Je ne puis survivre à cette erreur. Je prie Dieu qu’il vous donne la force de me pardonner.

« Véronique. »

Un soupir déchirant de miss Turner, puis le silence. Nous éprouvâmes un véritable soulagement à entendre la voix du capitaine.

— Un cœur du femme est un mystère insondable, dit-il.

Ce sentiment trouva un écho en chacun de nous, car celui que la morte prétendait ne pouvoir aimer aurait é, aux yeux de la plupart, comme la personnification de tout ce qui est aimable et séduisant.

Il devenait évident, pour moi au moins, qu’une femme le considérait comme tel. Quoiqu’elle s’efforçât, et non sans succès, de garder une parfaite dignité d’attitude, miss Turner n’avait pu entièrement commander à sa physionomie, et toute son âme était dans ses yeux tandis qu’elle regardait Francis Jeffrey. Je demeurai si frappé de cette expression qu’il me fallut faire un effort pour écouter ce que disait maintenant le capitaine.

— Comment se fait-il que vous soyez venu chercher ici votre femme ? Je ne vois dans ces lignes aucune indication pouvant vous faire deviner en quel lieu elle avait l’intention d’en finir avec le vie. Aviez-vous quelque raison de soupçonner les tristes projets qu’elle entretenait ?

— Non, non ! Cent fois non !

Cet homme si maître de soi eut un mouvement de révolte et d’horreur tandis qu’il promenait ses regards par cette sinistre pièce, qu’il les arrêtait finalement sur le foyer devant lequel s’étaient produits de si mystérieux trépas.

— Elle n’a rien dit de ses intentions, rien ! reprit-il plus posément. Mais l’agent qui est venu m’avertir m’a appris où je la trouverais. Il attendait devant la porte de ma maison… Il m’avait cherché par toute la ville. Je le rencontrais sur le perron…

Le capitaine accepta sans commentaire cette explication, et j’en fus heureux. Mais pour moi l’affaire comportait des contradictions et des obscurités que je m’imposai secrètement la tâche de démêler.

V LE MAÎTRE ET LE CHIEN 6v632e

Aucune autre occasion ne me fut donnée, cette nuit-là, d’étudier de près les principaux personnages de ce drame. Le capitaine m’assigna une besogne qui m’éloignait de la maison, et je manquai une scène importante : l’arrivée du coroner. Mais je m’en dédommageai d’une autre manière.

Ayant remarqué au retour de ma mission qu’une lumière brûlait chez l’oncle David, j’allai sonner à sa porte. Le hurlement prolongé d’un chien, interrompu par l’aimable accueil du maître, me répondit. J’éprouvai de cet accueil une vive surprise. J’avais si souvent entendu parler de la rudesse bourrue de M. Moore que je m’attendais à quelque rebuffade : mais il ne me témoigna aucune hostilité. Son front était serein et son sourire agréablement condescendant. Il parut empressé à me faire entrer, et eut même un mot indulgent pour Rudge, dont la bienvenue se manifestait par des aboiements réitérés. Curieux d’apprendre les motifs de cette affable réception, je suivis l’oncle dans la pièce où il me conduisit.

M. Moore était de taille haute, et il avait cette maigreur qui évoque l’image de l’homme d’études, dont il n’avait pas cependant l’œil souvent rêveur. Au contraire, son regard était vif, alerte, et bien qu’il n’exprima ni méchanceté ni malveillance, il éveillait chez l’interlocuteur un sentiment de gêne qu’il n’était pas facile d’analyser. Il portait très longues ses boucles de cheveux gris fer, et c’est à cette particularité aussi bien qu’à son invariable habitude de se faire suivre par son chien qu’était dû l’intérêt que lui témoignaient les gamins de la rue. Malgré ses origines aristocratiques et son maintien distingué, ces bizarreries lui avaient valu d’être désigné familièrement par eux sous le nom de l’« oncle[1] David ». Ses vêtements complétaient l’ensemble baroque de sa personne. Ils étaient d’une coupe spéciale et en cela comme sur beaucoup d’autres points, il ne connaissait d’autre loi que sa fantaisie. Mais cet homme qui faisait fi de l’opinion et fuyait le commerce des vivants avait, disait-on, le culte des morts. Autrefois, de longues années auparavant, il avait épousé une femme distinguée qui l’aimait et le comprenait. Elle mourut jeune, et jamais il n’oublia le bonheur qu’elle lui avait donné. Chaque année, au jour anniversaire de la mort de cette compagne chérie, il avait coutume d’aller au cimetière et de er la journée auprès du monument élevé à sa mémoire. Quel que fût le temps, quel que fût l’état de sa santé, on le voyait dès sept heures du matin appuyé contre la colonne sur laquelle était gravé le nom de la défunte, ou bien prenant son repas en compagnie de son chien. C’était une cérémonie à laquelle il n’avait jamais manqué. Le fait était si connu qu’une troupe de désœuvrés se réunissait généralement autour de lui pour assister à ce spectacle.

Malheur à qui aurait osé poser un pied irrespectueux sur le sol réservé, ou élever une voix téméraire pour émettre quelque réflexion malsonnante ! Rudge recevait un regard significatif, et une charge vengeresse mettait bientôt en déroute les insolents. Mais il était rare qu’il fallût en venir à ces mesures extrêmes ; tandis qu’il montait sa garde solennelle, de grosses larmes sillonnaient les joues ridées du vieillard, et mieux que la voix de Rudge, cette vue imposait silence aux railleurs.

L’aspect de la pièce dans laquelle il me fit entrer expliquait en une certaine mesure l’aversion qu’il marquait pour les visiteurs. Elle était dénudée au point de paraître inhabitable. Le contraste était frappant, entre cet intérieur misérable et le grand air de celui qui l’habitait. N’eût été l’orgue magnifique qui occupait tout un mur de la vaste salle, j’aurais cru pénétrer chez quelque prince ruiné.

Surpris de ce que je voyais, j’attendis que l’oncle David entamât la conversation, ce qu’il fit dès qu’il eut deviné que je n’avais aucune intention de parler le premier.

— Avez-vous trouvé quelqu’un dans la vieille maison ?

Tout en le surveillant du coin le l’œil, je répondis avec une brusquerie préméditée :

— Elle y est allée une fois de trop.

Le regard qu’il leva sur moi fut celui d’un acteur qui sent qu’on attend de lui une certaine expression de surprise.

— Elle ? répéta-t-il. De qui parlez-vous ?

La surprise qu’à mon tour j’exprimai devant cette ignorance si audacieusement affectée fut mieux simulée que la sienne, je l’espère.

— Ne le savez-vous pas ? m’écriai-je. Comment pourriez-vous vivre juste en face d’une demeure à laquelle s’attachent de si dramatiques souvenirs sans vous intéresser à savoir qui en franchit le seuil ?

— Je ne suis pas toujours derrière ma fenêtre, répondit-il avec une certaine aigreur.

Je tournai la tête et arrêtai mes regards sur le siège placé à proximité suspecte de la fenêtre en question.

— Vous avez cependant vu la lumière ? insinuai-je.

— Je l’ai aperçue du haut du perron quand je fis prendre à Rudge l’exercice quotidien avant de se coucher. Mais vous n’avez pas répondu à ma question : De qui parlez-vous ?

— De Véronique Jeffrey, répliquai-je, celle qui fut Véronique Moore. Elle a visité pour la dernière fois cette maison hantée qui fut la sienne.

— Pour la dernière fois ?

Il ne pouvait ou ne voulait pas me comprendre.

— Qu’est-il arrivé à ma nièce ? cria-t-il en se levant avec une brusquerie qui effraya le grand chien et lui fit gagner, la tête basse et la queue entre les jambes, son lieu ordinaire de repos sous la table. S’est-elle trouvée tout à coup un présence d’un fantôme dans ces lugubres appartements ? Vous m’intéressez en vérité ! Je ne pensais pas qu’elle aurait jamais le courage de visiter cette maison après ce qui s’est é à son mariage.

— Elle a eu ce courage, assurai-je. Et non seulement elle a eu assez de courage pour y pénétrer de nuit, mais aussi pour y pénétrer seule. Du moins c’est ce qu’on suppose jusqu’à présent. Si vous aviez été plus curieux et si vous aviez fait un plus fréquent usage du fauteuil qui est si commodément placé pour surveiller la maison d’en face, vous auriez été à même de nous renseigner sur ce point. Le rôle de la police serait grandement facilité si nous pouvions être assurés que Mme Jeffrey n’avait aucun compagnon au cours de cette fatale visite.

— Fatale ? répéta-t-il, ant le doigt à l’intérieur de son col qui parut soudain lui serrer le cou. Est-il possible que ma nièce ait été victime de quelque accident grave dans cette vieille baraque ? Vous m’effrayez !…

Il n’avait pas l’air effrayé le moins du monde ; peut-être n’était-il pas d’une nature impressionnable.

— Vous avez le droit d’être alarmé, approuvai-je. Qu’il y ait eu accident, je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’elle gît morte sur le plancher de la bibliothèque !…

Puis, avec un coup d’œil vers les fenêtre, j’ajoutai d’un ton placide :

— Je suppose qu’un coup de revolver tiré en face ne pourrait s’entendre d’ici.

D’un geste mélodramatique, il se renversa dans son fauteuil, sans toutefois que l’expression de ses traits ou de son attitude perdissent cette dignité que j’avais observée en lui depuis que j’étais là.

— Je suis accablé par cette nouvelle, proféra-t-il. Elle s’est tiré un coup de revolver ? Pourquoi ?

— Je n’ai pas dit qu’elle s’était tirée elle-même un coup de revolver, rectifiai-je. Cependant les premières constatations paraissant l’indiquer, et M. Jeffrey accepte la version du suicide sans la discuter.

— Ah ! M. Jeffrey est là ?

— Bien certainement. On l’a envoyé chercher sans retard.

— Et miss Turner ? Elle l’a accompagné, naturellement ?

— Elle est venue, mais pas avec lui. Elle chérissait particulièrement sa sœur.

— Je vais m’y rendre immédiatement aussi, dit-il, bondissant sur ses pieds et cherchant son chapeau. Il est de mon devoir de paraître… enfin, de… de mettre la maison à leur disposition. L’immeuble m’appartient à présent, comprenez-vous, expliqua-t-il poliment, tournant vers moi le regard aigu de son œil gris.

« Le père de Mme Jeffrey, continua-t-il, était mon frère cadet… C’est une longue et vieille histoire… les biens qui, en toute justice, auraient dû être partagés entre nous, lui furent entièrement dévolus ; mais, somme toute, mon frère était un brave garçon, qui vit aussi bien que moi combien injuste était la décision de mon père, et il y a bien des années, il fit un testament aux termes duquel il me léguait sa fortune pour le cas où il ne laisserait pas de descendants… ou s’ils décédaient avant moi. Véronique était sa seule enfant ; elle est morte ; par conséquent, la maison est à moi, et tout ce qu’elle contient… Tout ce qu’elle contient.

La façon dont il répéta cette phrase suffisamment expressive par elle-même me parut singulière. Certes, la satisfaction d’un homme qui se voit soudain très riche après une vie de pauvreté est assez compréhensible. Mais l’insensibilité dont il faisait preuve me révolta.

— Vous acceptez bien tranquillement la nouvelle de ce décès, ne pus-je m’empêcher de dire. Aviez-vous quelque raison de croire qu’elle fût… faible d’esprit ?

Il fut sur le point d’istrer un coup de pied prémonitoire à son chien qui avait eu l’indiscrétion de se lever au premier mouvement de son maître. Mais son pied s’arrêta à mi-chemin, tant il parut anxieux de concentrer son attention sur sa réponse.

— Je ne suis guère adonné aux sentimentalités, déclara-t-il froidement. Je n’ai, dans toute ma vie, aimé qu’une seule personne. Pourquoi exigerait-on que je me désole au sujet d’une nièce qui se souciait si peu de moi qu’elle ne m’invita même pas à son mariage ? Ce serait une affectation indigne de l’homme qui vient enfin prendre la position à laquelle il a droit dans la société comme possesseur de tous les biens des Moore, de cette grande maison… Car elle sera grande, continua-t-il avec emphase. Dans trois ans vous ne reconnaîtrez plus cette bâtisse abandonnée. En dépit des prétendus fantômes qui la hantent et de ses chambres funestes, elle sera remise au premier rang des palais de Washington. C’est moi, David Moore, qui vous le promets, et je ne suis pas homme à débiter de vaines prophéties. Mais ma présence est nécessaire en face. (Ici, il allongea à son chien le coup de pied retardé.) Rudge, reste ici ! On n’a pas besoin de toi ce soir, même en cas, ce dont je doute, où tu consentirais à m’accompagner. Il n’a jamais voulu traverser la rue, se plaignit le vieillard avec irritation. Mais il surmontera cette aversion, fallût-il pour la vaincre jeter bas le vieux foyer et reconstruire les murs. Je ne puis vivre sans Rudge et je ne veux vivre dans aucun autre lieu que l’antique demeure de mes ancêtres.

Il avait gagné la porte et je le suivais.

— Vous n’avez rien répondu à ce que j’ai insinué tout à l’heure, hasardai-je. Voulez-vous me pardonner si je vous pose à nouveau la question ? Votre nièce, Mme Jeffrey, semblait avoir tout au monde pour être heureuse, et cependant elle a mis fin à ses jours. Y avait-il chez elle la moindre trace de dérangement d’esprit héréditaire, ou bien sa nature était-elle à ce point impulsive que cet incroyable suicide vous cause si peu d’étonnement.

En ant devant lui pour sortir, je surpris dans son regard cette lueur particulière qui terrifiait les gamins et les mettait en déroute quand ils voulaient s’attacher à ses pas. Mais réprimant aussitôt ce signe de courroux, il répondit sur un ton vaguement sarcastique :

— Allons ! vous espérez trouver chez moi des sentiments qui sont réservés à la jeunesse ou aux hommes qui ont plus de cœur que d’intelligence. Je vous répète que je ne suis pas sentimental. Que ma nièce ait perdu la raison, ou qu’ayant épuisé la coupe des plaisirs à vingt-deux ans, elle en ait prématurément trouvé la lie, je l’ignore et n’en ai cure. Ce qui m’intéresse, c’est que la responsabilité d’une énorme fortune m’échoit d’une manière très imprévue et que j’ai assez d’orgueil pour souhaiter me montrer capable d’en er le fardeau. En outre, il est bien possible qu’on tente de détériorer les murs et les parquets. La police ne respecte guère le bien d’autrui ; mais je suis résolu à lui faire respecter le mien. Je ne permettrai pas qu’on touche à un clou, à moins que je ne sois là pour surveiller la besogne. Je suis le maître du vieux logis et je le ferai bien voir.

Avec un dernier regard à son chien, qui répondit par la plus lugubre des protestations, il ferma la porte d’entrée et se dirigea vers la maison d’en face.

Tout en remarquant avec quelle allure assurée il franchissait la seuil mystérieux qui, à l’en croire, lui était depuis si longtemps étranger, je me demandai vaguement si la bougie que j’avais remarquée posée sur sa cheminée ne serait pas de la même marque et de la même taille que celles que j’avais découvertes au cours de mes récentes investigations dans la maison Moore.

VI COMMÉRAGES z68

Le lendemain matin, la ville entière était en rumeur. La mobilisation de l’armée, la perspective d’un prompt débarquement à Cuba, les plus intéressantes questions d’actualité se trouvèrent refoulées au second plan par la nouvelle de cette mort soudaine et des mystérieuses circonstances qui l’entouraient. On ne parlait pas d’autre chose. La jeunesse, la beauté, la haute situation de Mme Jeffrey, son mariage avec l’homme que toutes les femmes de Washington avaient ambitionné de conquérir, même le sombre événement qui avait marqué la fête du mariage, tout fut rejeté dans l’ombre sous l’intense poussée de curiosité provoquée par les détails que je viens de vous conter. Car quelques-uns ce ces détails avaient transpiré sans qu’on puisse dire comment ; et en ma qualité de premier rôle dans l’affaire, je me trouvai littéralement assiégé de questions venues de toutes parts. Mais je m’abstins soigneusement d’avancer aucune conjecture personnelle et m’en tins à la version acceptée du suicide. Le moment de me mettre en relief n’était pas venu ; je n’étais pas assez avant dans la confiance de mes chefs pour risquer de compromettre, en exprimant trop tôt mon opinion, le triomphe auquel j’espérais aboutir.

J’avais de plus des rivaux au cœur de la place ; surtout l’un des agents attachés à la direction, m’avait toujours paru disposé à déprécier mes efforts. Cet homme s’appelait Durbin, et c’est lui qui avait marmonné une remarque dédaigneuse quand j’essayai d’appeler l’attention du capitaine sur certains détails d’où l’on pouvait tirer selon moi d’utiles indications. Peut-être était-ce l’espoir de le décontenancer quelque jour qui me rendit alors si prudent et en même temps si attentif à me remplir l’esprit de tous les faits connus concernant les Jeffrey. L’un de mes premiers soins fut de feuilleter les journaux pour y relire les articles relatifs au mariage. Cet événement s’y trouvait relaté, comme vous pouvez croire, de fort sensationnelle façon, avec titres et manchettes de nature à stupéfier tout Washington :

TERRIBLE ÉPILOGUE DU MARIAGE JEFFREY-MOORE

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Le repas traditionnel suit la réouverture de la vieille maison de Waverley avenue

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L’un des invités trouvé mort devant la cheminée de la bibliothèque

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Des lettres trouvées dans sa poche révèlent l’identité du mort

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La cérémonie n’est pas interrompue malgré la funèbre découverte, mais les invités s’enfuient dans toutes les directions aussitôt que le service nuptial est terminé.

Voici comment parlait un de ces journaux :

« Les fêtes qui devaient avoir lieu à l’occasion du mariage de miss Moore avec M. Francis Jeffrey ont été interrompues hier par un malheur épouvantable. Comme nos lecteurs le savent, la vieille maison déserte de Waverley avenue fut ouverte, après de longues années d’abandon, sur le désir exprès de la fiancée ; les vastes salles du rez-de-chaussée – sauf une ! – avaient été en grande hâte préparée, splendidement décorées. Ce matin, de bonne heure, on vit en longues files les voitures des invités franchir le portail jadis sinistre, aujourd’hui triomphant : et la foule, entassée sur les trottoirs, encombrant jusqu’à la chaussée, témoignait de l’intérêt que les citoyens de Washington prenaient à cette audacieuse tentative, de la sympathie générale éprouvée pour la jeune héritière, qui bravant les terreurs de la superstition avait résolu coûte que coûte de rendre à la vie une noble demeure témoin de la plus glorieuse période de notre histoire et injustement condamnée à l’oubli. Miss Moore est l’une des plus charmantes femmes du Washington ; sa romanesque fantaisie ajoutait un attrait de plus à la cérémonie de son mariage, si bien que toute la société s’était donné le mot pour y assister, et un peu avant midi, le spectacle était extraordinairement brillant.

« Les murs superbes, dont les parois s’étaient effritées dans un silence ininterrompu de tant d’années retentirent à nouveau au murmure des voix et des éclats de rire, s’emplirent des harmonies les plus délicates d’un orchestre de choix. Toutes les portes étaient ouvertes, sauf celle de la bibliothèque – exception qui ajoutait à l’attrait de la fête un piment de plus – et si par hasard quelques-uns des plus jeunes invités, cherchant à glisser un coup d’œil hardi par-delà les deux colonnes corinthiennes qui gardent l’entrée de ce lieu défendu, entrebâillaient la porte, les souvenirs évoqués étaient agers, et les ombres se dissipaient aussitôt.

« L’heure de la cérémonie avait été fixée pour midi ; et au moment où l’horloge du salon frappa les douze coups, toutes les têtes se tendirent afin de ne rien perdre du spectacle, quand la jeune fiancée descendrait le monumental escalier. Mais cinq minutes, dix minutes, une demi-heure s’écoulèrent, sans que cette curiosité fût satisfaite. La foule commençait à s’impatienter, quand soudain, derrière les colonnes dorées encadrant l’entrée de la bibliothèque, partit un cri aigu, et une jeune fille tremblante et blême d’horreur sortit en courant du lieu défendu. C’était miss Abbott, qui, désœuvrée et lasse d’attendre, avait permis à sa curiosité de l’emporter sur toute autre considération, s’introduisant dans cette pièce, qui exerçait sur elle la même fascination que la chambre de Barbe-Bleue, et elle avait vu, dit-elle haletante, étendu sur le devant du foyer, le corps d’un homme, mort selon toute apparence. L’épouvante qui s’empara immédiatement des invités prouve quel pouvoir possède encore la superstition sur les classes même les plus élevées de l’humanité. Par bonheur, ou évita une lamentable panique ; chacun comprit la nécessité de rester calme autant que possible jusqu’à ce que fût achevée la cérémonie. Car à l’instant même où le cadavre était découvert, on entendit sur le vaste palier du premier étage le bruit du cortège nuptial qui se mettait en marche. On étouffa les clameurs, on comprima les cœurs battants, et le visage charmant, la forme enchanteresse de miss Moore apparurent entre les rangées de plantes fleuries qui ornaient l’escalier. On murmure avec ferveur : « Épargnons la fiancée ! Que rien autre chose que du bonheur ne l’entoure jusqu’à ce qu’elle soit la femme de Jeffrey ! »

« La joie innocente qui rayonnait de toute sa personne, sa féérique beauté, auraient défendu au plus insouciant, au plus égoïste, de jeter avant l’heure une ombre néfaste sur le age de cette ravissante fille. Le riche dessin du voile de dentelle qui recouvrait ses traits et la timidité naturelle qui empêche une jeune épousée de lever les yeux l’empêchèrent de remarquer par quels regards et quelles mines étranges elle était saluée.

« Il lui fut possible par conséquent de prendre jusqu’au bout sa part de la cérémonie dans une heureuse inconscience de la contrainte qui retenait là les invités frémissants.

« Mais les demoiselles d’honneur étaient moins fortunées. Miss Turner notamment ne parvint à rester debout que par le plus violent effort de volonté ; il était facile de lire sur son beau visage pâli l’angoisse qui la torturait au sujet de sa sœur, et personne ne fut surpris de la voir s’évanouir à la fin de la cérémonie.

« M. Jeffrey fit preuve de beaucoup de courage, mais l’agitation intérieure qu’il lui fallait contenir le fit plus d’une fois s’embarrasser dans ses réponses, comme le notèrent ceux des assistants qui gardaient encore la faculté d’observer quelque chose.

« Seul, le révérend docteur Auchincloss demeura absolument maître de soi : et il prononça d’un accent si solennel les grandes paroles liturgiques de la bénédiction nuptiale que les murmures cessèrent pour un instant. Mais son influence cessa de s’exercer à la minute même où sa voix s’arrêta. Aussitôt que les parties sacrées eurent été dites, l’assistance se dispersa avec une telle précipitation que la jeune mariée en demeura toute consternée. Avec mille tendres ménagements, M. Jeffrey lui apprit la triste vérité ; et toutes choses considérées, elle fit bonne contenance. Lorsqu’on lui eut assuré que le malheureux dont la mort subite avait ainsi troublé la fête était un inconnu dont personne, pas même le marié, ne connaissait l’origine, elle se ranima visiblement. Cependant, pareille à ceux qui l’entouraient, elle parut désireuse de quitter la maison, ce qu’elle fit d’ailleurs aussitôt que l’état de miss Turner le permit. Un petit fait a été grandement commenté : c’est que la mariée n’avait pas à la main son bouquet – chose considérée par beaucoup de gens comme un fâcheux présage. Dans son désir de ne pas fatiguer la patience de ses invités, miss Moore était descendue sans le prendre.

« Quant au défunt, on ne sait presque rien sur son compte. Des lettres trouvées sur lui semblent prouver qu’il se nomme W. Pfeiffer et qu’il résidait habituellement à Denver. On ne s’explique pas sa présence dans la maison ce miss Moore à un moment si inopportun. Son nom ne figure même pas sur la liste des invités, et il n’a été reconnu ni par les amis de la famille ni par aucune des personnes qui eurent le courage d’entrer dans la bibliothèque pour le voir.

« À part une contusion de la région temporale, la place où la tête a heurté le foyer, le corps ne porte aucune blessure ou ecchymose, et il présente toutes les apparences d’une grande vigueur naturelle, ce qui rend encore plus surprenante cette mort soudaine.

« On a trouvé le nom de W. Pfeiffer sur les registres du National Hôtel. »

Continuant à feuilleter les journaux, je découvris la dépêche suivante, datée de Denver :

« La mort soudaine, à Washington, de Wallace Pfeiffer, l’un de nos concitoyens les plus respectés, affecte profondément tous ceux qui l’ont connu. Il était le dernier de trois frères, qui sont morts tous cette année. Le décès de Wallace laisse sa mère, qui est sans fortune, dans une position des plus précaires. On ignorait que M. Pfeiffer se proposât de visiter Washington, on supposait même qu’il était parti dans une direction opposée, car il avait dit à diverses personnes que des affaires l’appelaient à San-Francisco. Son intrusion dans la maison de miss Moore pendant la célébration d’un mariage auquel il ne pouvait prendre aucun intérêt personnel est expliqué de la façon suivante par ceux qui le connaissaient intimement. Bien qu’il fût négociant par profession et qu’il eut séjourné quelque temps comme chercheur d’or au Klondyke, il était fort attiré par les sciences occultes, et croyait fermement à toutes sortes de manifestations surnaturelles. Il est possible qu’il ait entendu parler de l’étrange réputation qu’avait la maison Moore à Washington, et que fasciné par ce mystère, il ait saisi l’occasion qui s’offrait de se glisser inaperçu au milieu d’une si nombreuse assistance pour pénétrer à l’intérieur et procéder à des recherches dans la fatale bibliothèque. Le fait d’avoir été trouvé enfermé dans cette pièce au moment où toutes les autres personnes présentes se pressaient sur le age de la fiancée rend vraisemblable cette supposition. Quant à ce qui peut avoir amené la mort, il est impossible jusqu’ici de rien dire de précis à cet égard.

« Les obsèques auront lieu ici. »

Le paragraphe suivant était bref :

« Résultat de l’enquête concernant le cas de Wallace Pfeiffer, trouvé mort sur le devant du foyer, dans la bibliothèque de la maison Moore :

« Ébranlement du cerveau, consécutif à un choc mental ou à des troubles cardiaques.

« Le corps est parti aujourd’hui pour Denver. »

Un peu plus bas, sans intervalle presque, on lisait :

« M. et Mme Francis Jeffrey ont décidé de renoncer à leur voyage de noces. Ils demeurent à Washington, et vont occuper la maison Ransome, dans la rue K. »

Ceci me ramena à la question qui troublait mon esprit. N’était-ce pas là peut-être, dans cette demeure des nouveaux mariés, qu’il fallait chercher la cause du meurtre que je m’imaginais dissimulé derrière cet apparent suicide ? Ou bien ceux que je soupçonnais étaient-ils innocents et le vieux David Moore devait-il être tenu responsable en quelque mesure d’une catastrophe dont le résultat était de le rendre possesseur de richesses considérables ? L’une ou l’autre de ces hypothèses était assez gratuite, direz-vous. Mais on peut pardonner à un homme quelques écarts d’imagination, surtout si cet homme est un jeune détective désolé de son obscurité et rêvant d’un coup de maître qui lui vaudrait avec la célébrité tout ce qui manque pour épo une certaine fine mouche dont vous entendrez bientôt parler.

Comment, avec toutes les entraves qui le gênaient, obligé à la prudence par la crainte du ridicule et un manque total d’ordres supérieurs, comment ce jeune détective parviendrait-il à mener son enquête ? Tel est le problème que je me posais continuellement sans réussir à le résoudre.

Je pouvais, il est vrai, raconter au capitaine ou au major l’histoire des marques révélatrices que j’avais découvertes dans la poussière recouvrant la cheminée de la chambre du sud-ouest, et si j’avais la chance qu’elles eussent échappé aux autres détectives, essayer par-là d’obtenir une mission spéciale. Mais j’étais à ce point désireux d’agir uniquement par moi-même que je me promis de savoir avec certitude quelles mains avaient fait ces marques avant de révéler un secret qui, une fois ébruité, pouvait me valoir soit le succès, soit une complète déconfiture. En tout cas, il me serait difficile, sans l’aide de l’un ou de l’autre de mes supérieurs, d’obtenir la moindre entrevue avec les personnages principaux qui avaient joué un rôle dans cette affaire. Mène pour pénétrer à nouveau dans cette maison que quelques heures auparavant j’avais exploré tout à mon aise, il me faudrait un certain aplomb ; car Durbin avait été chargé de surveiller les lieux, et Durbin était un chien de garde qui avait la dent dure. Cependant il me fallait à tout prix y retourner, ne fût-ce que pour déterminer si j’avais été le seul à relever les indices révélateurs que vous savez. Que faire ? Dans la crainte de tout perdre par trop de hâte, je résolus d’attendre deux ou trois jours et de ne point risquer de démarche inconsidérée. Si dans cet intervalle aucune mission ne s’offrait à moi je ferais appel au lieutenant de ma brigade qui, j’en avais eu plusieurs fois la preuve, ne me regardait pas tout à fait défavorablement.

Entre temps, j’employai mes loisirs à flâner dans les salles de rédaction et à recueillir tous les commérages relatifs à l’affaire. Comme on n’avait encore émis aucune autre hypothèse que celle d’un suicide, ces commérages portaient uniquement sur la famille de Mme Jeffrey, sur les relations qui avaient pu exister entre elle et ses proches. La personne de miss Turner était fort discutée.

Cette belle jeune fille était extrêmement recherchée et courtisée malgré son peu de fortune. Plus d’un homme éminent ou distingué dans la société de Washington aspirait à l’épo. La chose était notoire ; mais elle ne paraissait pas pressée de choisir, se trouvant sans doute parfaitement heureuse au foyer d’une sœur chérie. Or, voici que ce foyer était détruit ; céderait-elle enfin aux nombreuses sollicitations qui l’assiégeaient ? Et quel serait l’homme heureux sur qui s’arrêterait son choix, se demandait-on de toutes parts. Pour moi, j’avais une opinion bien décidée sur ce point : si miss Turner se mariait jamais, ce serait avec un gentilhomme dont le veuvage était de très fraîche date. À supposer cependant que ledit gentleman lui rendît un jour les sentiments que j’avais cru lire sur ses traits ; ce qui, après tout, était douteux en dépit de sa remarquable beauté, car il n’y avait eu qu’une voix dans notre ville pour affirmer le profond amour de Francis pour sa femme ; et quant à Véronique Moore, l’ardente ion que le beau Jeffrey avait su lui inspirer n’était un mystère pour personne.

Les quelques lignes de prétendue explications laissées à l’adresse de son mari n’en imposèrent à aucun. Aux yeux de ceux qui connaissaient bien l’héritière, ce fut même la preuve irréfutable d’un dérangement mental, tandis que ceux qui la connaissaient moins – la majorité du public – y virent plutôt le signe de quelque désappointement profond éprouvé par elle dès le début de cette union.

Afin de déterminer ce qu’il pouvait y avoir de vrai ou de faux dans ce qu’on racontait, je profitai d’un après-midi de congé et je filai à Alexandria, où, m’avait-on dit, M. Jeffrey avait connu sa future femme et où l’on saurait plus exactement qu’ici peut-être les vrais ressorts de l’affaire. On y jasait beaucoup de l’événement, et ayant eu soin de cacher ma qualité de détective pour éviter la méfiance ou l’hostilité, je ne tardai pas à recueillir des renseignements utiles.

John Judson Moore, le père de Véronique, avait marqué, me dit-on, moins de bizarreries que les autres membres de cette famille d’excentriques. On estimait, toutefois, qu’il avait manifesté ce penchant particulier pour l’indépendance qui distinguait la lignée des Moore, en épousant une veuve sans beauté, sans fortune et encombrée déjà, d’une fille, alors qu’il pouvait choisir parmi les plus belles filles et les plus riches héritières de la Virginie.

Cependant quand, plus tard, cette femme prouva qu’elle possédait à profusion toutes les vertus et toutes les grâces dignes du rang social qui lui était donné, on pardonna à Justin Moore son manque de goût. On ne parla plus guère de ses singularités jusqu’au moment où sa femme étant morte et la santé de sa fille unique ayant donné des craintes sérieuses, il rédigea en faveur de son frère un testament qui a fourni depuis à l’oncle David de si profondes satisfactions.

On ne sait pour quelle raison cette générosité produisit dans l’entourage de la famille un si unanime mécontentement ; mais ce dépit fut de courte durée, car la petite, trompant les pronostics fâcheux, se reprit à vivre soudain, devint une enfant saine et vigoureuse, et les chances qu’avait David Moore d’hériter des biens de son frère se trouvèrent réduites à néant. D’ailleurs John n’eut pas le temps de voir le développement complet de cette jeune plante ; il suivit sa femme au tombeau avant que Véronique eût atteint sa dixième année ; il la laissait, ainsi que sa demi-sœur Cora, sous la tutelle d’un vieux célibataire grincheux qui avait été l’homme de confiance de la maison.

Pendant deux ans, les deux sœurs vécurent ensemble ; puis, pour quelque raison à lui connue, le tuteur jugea à propos de les séparer. Véronique fut envoyée en pension fort loin dans l’Ouest, y demeura jusqu’à l’âge de dix-sept ans, sans jamais revenir une seule fois dans sa ville natale. De son côté, miss Turner recevait une éducation soignée qui fit d’elle une femme accomplie. La vieux célibataire grognon chez qui nul n’avait jusque-là soupçonné un cœur tendre se montra inopinément généreux envers l’orpheline. Il s’appliqua à faire cultiver en elle tous les talents, espérant que les charmes naturels et les grâces acquises de la jeune fille pourraient compenser son manque de dot et lui assurer un établissement avantageux. Ses soins ne furent pas perdus. Dès qu’elle parut dans le monde, Cora Turner reçut les offres de mariage les plus brillantes. Mais la jeunesse dorée de Washington défila sous ses yeux sans éveiller chez elle aucun intérêt spécial, jusqu’à ce qu’elle eût rencontré Francis Jeffrey, qui du premier coup d’œil conquit son cœur.

Ceux qui se souviennent de l’avoir vue, cet hiver-là, disent que sous l’influence de cet amour naissant sa prestigieuse beauté rayonna d’une séduction sans égale. Cependant les fiançailles ne s’annonçaient pas et la société se demandait ce qui retenait Jeffrey Moore de s’assurer une conquête que tous avaient ambitionné de faire lorsque Véronique Moore revint de pension, et la question se trouva résolue.

L’héritière approchait maintenant de ses dix-huit ans et fut présentée dans le monde. On lui reconnut unanimement une jolie tournure, de la grâce, du piquant, mais rien qui pût égaler la merveilleuse beauté de sa sœur. Aussi, quand Francis Jeffrey se détourna de miss Turner et n’eut d’yeux que pour ce joli papillon, on ne trouva qu’un mot pour qualifier l’infidèle : on l’appela carrément coureur de dot.

Bien né, très cultivé, remarquablement beau, mais de fortune médiocre, il avait paru jusqu’ici satisfait de son sort ; cette modération inspirait le respect et ses assiduités auprès d’une jeune fille pauvre avaient achevé de lui conquérir l’estime générale. Mais voici qu’à peine parue, l’insignifiante cadette semblait éclipser sans effort son aînée. En deux mois elle et Jeffrey étaient fiancés et au bout de six mois on célébrait leur mariage, avec les conséquences désastreuses que l’on sait.

Telles étaient les rumeurs qui couraient généralement par la ville. Voici en outre l’épisode qui me fut conté.

Les fiançailles de Joffrey et de la jeune héritière venaient d’être annoncées. Cette nouvelle et les précédentes attentions du jeune homme pour Cora avaient soulevé bien des commentaires, et il ne manqua pas de gens pour le prendre à partie sur son apparente infidélité. Jeffrey ait sans trop d’impatience ces reproches venant d’amis plus ou moins intimes ; mais lorsque certain soir, dans un hôtel d’Atlantic City, un individu peu sympathique et dont personne ne connaissait l’origine, lui fit narquoisement remarquer qu’il savait bien de quel côté son pain était beurré et que ce n’était certainement pas du côté de la beauté et des qualités supérieures, Jeffrey se mit en colère. Sans ne soucier de qui pouvait entendre, il riposta d’un ton fort acerbe :

— Vous voilà bien tous, chercheurs d’or adorateurs de Mammon, incapables de voir autre chose qu’un mobile sordide au choix que je fais d’une charmante fille. Il m’est souverainement désagréable de faire en public l’étalage de mes sentiments, mais puisque vous m’y provoquez, je vous déclare une fois pour toutes que j’éprouve pour miss Moore un amour profond, et que c’est pour cette seule raison que je l’épouse. Serait-elle aussi pauvre que sa sœur, ou sa sœur aussi riche qu’elle, mes sentiments ne varieraient pas. Les charmes de miss Turner ne sont pas assez puissants pour captiver un cœur qui fut pris du premier coup par le sourire de Véronique !

Ce discours laissa les critiques assez interloqués ; mais lorsque après les derniers mots on vit se lever d’un coin voisin une personne de haute taille, et que miss Turner a avec une inclinaison de tête devant le groupe ébahi, il est certain que ceux qui étaient présents, du premier au dernier, eussent préféré se trouver à cent lieues de là.

Francis Jeffrey éprouva sans doute un vif regret d’avoir prononcé de si cruelles paroles, mais comment les reprendre ? L’aveu avait été fait ouvertement, et il n’y avait pas à y revenir. Quant à elle, son attitude fut superbe : ni par un mot ni par un regard elle ne permit à quiconque de juger que son orgueil de femme, sinon son cœur, avait été atteint au vif.

Ressassant cette histoire, je revins à Washington. J’étais au courant maintenant de tout ce qui était de notoriété publique concernant cette amitié : mais que savais-je de sa vie intime ? Qui la connaissait ? Qu’en pouvait-on connaître ? L’homme même qui m’avait confié l’incident du salon de l’hôtel n’osait interpréter le motif qui avait dicté à Francis Jeffrey l’ardente défense de sa conduite. Il n’osait pas davantage expliquer l’altitude qu’avait eue Cora Turner.

La femme a de grandes capacités de dissimulation ; et l’orgueil l’avait aidée sans doute en cette occasion à montrer un front imible aux indifférents. Mais moi qui avait lu dans une heure tragique le langage de cette physionomie ionnée, j’estimais hautement improbable que son cœur fût en paix.

Je finis par m’égarer dans le labyrinthe des conjectures ; et pour échapper à cette périlleuse confusion, je renonçai à échafauder des hypothèses et résolus de m’en tenir uniquement aux faits.

VII MENÉES SOUTERRAINE a2i5o

Le lendemain de mon retour, les nécessités du service me menèrent directement sur le age de cette jeune amie à laquelle j’ai déjà fait allusion. Je dois dire ici que par un hasard surprenant, ces nécessités me mettaient toujours sur son age quand il y avait quelque chance de la rencontrer.

C’est une petite créature modeste et réservée, avec l’esprit aussi prompt que ses yeux sont vifs, ce qui n’est pas peu dire. Depuis qu’avaient commencé nos rapports amicaux, j’irais sans songer à en tirer parti ces qualité précieuses ; mais cette fois, je compris que le moment était venu ou elles allaient devenir pour moi d’une valeur inestimable.

L’abordant promptement, je lui dis sans préambule :

— Jenny, vous pouvez me rendre un grand service. Je suis sûr que vous y réussirez, sans éveiller les soupçons et sans nous compromettre l’un ou l’autre… Il s’agit de savoir où M. Moore, de Waverley avenue, achète ses épiceries ; ensuite, vous tâcherez d’apprendre s’il n’a pas récemment renouvelé sa provision de bougies.

La surprise qu’elle manifesta avait quelque chose de naïf qui était fort encourageant.

— M. Moore ! s’écria-t-elle, l’oncle de celle qui… qui…

— Lui-même, répondis-je, laconique et sans ajouter un mot d’explication.

Elle me lança un regard !… Oh ! ce regard !… Aussi flatteur pour le détective que précieux pour l’ami. Après quoi, elle hocha la tête, avec doute d’abord, puis interrogativement, et enfin avec une expression franche et rieuse qui était un consentement. Sans plus d’embarras, elle fila.

Remerciant la Providence de m’avoir donné un aide de camp aussi discret et perspicace, je continuai mon chemin.

Une heure plus tard, je me trouvai de nouveau sur son age. C’est vraiment extraordinaire, parfois, combien souvent se rencontrent les allées et venues de certaines personnes.

— Eh bien ? demandai-je.

— M. Moore se fournit à l’épicerie Simpkins, deuxième tournant à gauche, et il y a huit jours à peine qu’il a pris des bougies.

Je la récompensai d’un sourire qui fit apparaître sur sa joue les fossettes les plus séduisantes du monde.

— Vous ne feriez pas mal d’accorder pendant quelque temps au moins votre clientèle à Simpkins, dis-je d’un ton significatif.

Au regard espiègle dont ces paroles furent accueillies, je pus m’assurer que j’étais parfaitement compris.

Charmé de la vivacité de Jenny et non moins satisfait de moi-même pour le flair que je venais de déployer, je me mis en devoir d’élucider les autres problèmes qui s’offraient à moi.

Il fallait avant tout que je parvinsse à découvrir si les marques observées sur la cheminé, dans la chambre du sud-ouest, venaient de la main de celui qui s’était récemment approvisionné de bougies, bien que la maison fût entièrement éclairée par le gaz.

Après de longues et laborieuses méditations je trouvai le stratagème voulu. Peut-être en éprouvai-je trop de vanité. Peut-être aurais-je dû me défier davantage de moi-même dès le début. Mais j’avais à cette époque-là une très haute opinion de mes talents, et j’étais enclin à estimer fort au-dessus de sa valeur toute idée un peu ingénieuse que je pouvais appeler mienne.

Le but à atteindre était celui-ci : obtenir, à l’insu de M. Moore, l’empreinte exacte de l’extrémité du ses doigts.

Confiant au lieutenant de ma brigade, qui toujours m’avait marqué de la bienveillance, l’intérêt extrême que je prenais à la mystérieuse demeure explorée en de si tragiques circonstances, je lui demandai comme une faveur personnelle de me procurer l’occasion d’y er une autre nuit. Ma requête le surprit évidemment, car peu de personnes sans doute eussent sollicité un si douteux privilège ; mais voyant que je paraissais grandement y tenir, il voulut bien une fois de plus se montrer obligeant ; et grâce à ses bons offices, je fus le soir même détaché pour surveiller la maison Moore.

Comme je me préparais, à la nuit tombante, à pénétrer dans le vieil immeuble, j’épiai subrepticement le pavillon opposé pour savoir si mon approche avait été remarquée par l’homme dont je me proposais de surprendre le secret, si secret il y avait. La rencontre que je fis alors avait de quoi m’étonner. Sur le trottoir, devant moi, se dressait un personnage de mise si élégante et de si belle prestance que je ne l’aurais assurément pas reconnu si, du même coup d’œil, je n’avais aperçu Rudge allongé, le museau à terre, refusant avec obstination de faire un pas de plus. En vain son maître – car l’élégant gentleman n’était autre que l’oncle David, dont le bizarre accoutrement faisait la veille encore la joie des gamins – lui commandait de la voix et du geste de le redre ; aucun ordre ne parvenait à décider le chien à quitter le côté de la rue où il se jugeait en sûreté.

Transformé par la perspective de jouir d’une immense fortune, M. Moore présentait en toute sa personne un contraste frappant avec le vieillard minable dont les habitudes de sauvagerie et la tenue baroque avaient fait la risée de la population. Il répondit à mon salut par un geste affable et protecteur.

— Ah ! ah ! vous profitez de vos prérogatives de membre de la police ! fit-il d’un ton dégagé. Chacun veut voir la vieille maison. Au dehors, c’est un défilé perpétuel de badauds, et au dedans, c’est pis encore. Les inconvénients de la célébrité !… continua-t-il, parcourant du regard les murs antiques et s’enorgueillissant visiblement de leurs proportions grandioses. Si la bâtisse partage au moindre degré les sentiments de son propriétaire, je puis garantir qu’elle est fort incommodée de l’impertinent usage qu’on fait de ses couloirs et de ses salles. Toutes ces intrusions sont-elles bien nécessaires ? À présent que le corps de Mme Jeffrey a été enlevé, pensez-vous que l’endroit où elle s’est suicidée doive retenir davantage l’attention de la police ?

— C’est une question qu’il faudrait poser au magistrat et non à moi, répondis-je. Le major a donné des ordres, et nous autres, agents, nous n’avons qu’à marcher. Je suis fâché que notre présence vous porte ombrage, mais sans doute dans quelques jours l’affaire sera classée et l’on vous remettra les clés de la maison. Vous aurez, je pense, grande hâte de vous y installer ?

Il lança derrière lui un regard à son chien, le siffla sans résultat, et répliqua avec un certain accent de dignité triste :

— Quand un homme a déé soixante-dix ans, il est moins disposé à la patience que lorsqu’il a de nombreuses années devant lui. J’ai grande hâte de prendre possession de ma maison, oui, certes ! J’ai beaucoup à y faire.

Je fus sur le point de lui demander de quels travaux il s’agirait, mais je craignis de me montrer trop familier au cas où il serait réellement l’homme irréprochable qu’il s’efforçait de paraître, et trop indiscret au cas où il serait l’hypocrite coupable que je soupçonnais secrètement. Aussi, l’ayant de nouveau salué, je montai les degrés, disant d’un ton indifférent :

— Je vous reverrai quand j’aurai fait le tour de la maison. Si je découvre quoi que ce soit, des traces humaines qui puissent vous intéresser, je vous les montrerai…

Une sorte de grognement me répondit, mais je ne pris pas la peine de m’assurer s’il provenait du maître ou du chien. J’avais devant moi une tâche sérieuse, si l’on songe que je l’accomplissais sous ma seule responsabilité et à l’insu de mes supérieurs. Mais j’étais soutenu par la pensée qu’aucune rumeur concernant un meurtre possible n’avait encore été répandue dans le public ni au parquet, et j’avais à cœur de profiter de l’avance que je pensais m’être assurée.

Il était nécessaire, pour la réussite de mon plan, qu’un certain temps s’écoulât avant que je rejoignisse M. Moore. Je fis donc à nouveau le tour de l’immeuble, et parvins naturellement à la bibliothèque. Là, tout était sombre. Le pâle crépuscule qui éclairait encore faiblement la rue ne pénétrait pas dans la vaste salle. Il me fallut allumer ma lanterne.

Mon premier regard fut pour le foyer. Des mains audacieuses avaient é par là. Non seulement on avait retiré le garde-feu et la grille, mais le vaste fauteuil avait été déplacé et traîné au centre de la pièce. Fort aise de ces changements, car malgré toute ma vaillance, je répugnais à m’approcher de la mortelle cheminée, j’en profitai pour examiner minutieusement le fauteuil. Cet examen m’apporta quelque désappointement. En vain, je palpai, je tâtai, je heurtai siège, dossier, barreaux ; c’était, selon toute apparence, un meuble parfaitement innocent, disgracieux et mal bâti sans doute, mais sans aucun piège ou mécanisme secret capable d’expliquer les tragédies qui s’étaient ées si près de lui. Enhardi par cette constatation, je poussai l’audace jusqu’à m’installer sur son capitonnage moisi et à fermer les yeux, sans que des visions alarmantes vinssent m’inquiéter, sans qu’aucune catastrophe se produisît. La partie du plancher sur laquelle il avait reposé ne fournit aucun résulter meilleur à mes investigations. Je ne retrouvai pas autre chose que les marques des pieds sur les lames noircies du parquet.

Assez contrarié et déçu, je me dirigeai vers l’endroit où, le soir de la mort de Mme Jeffrey, j’avais trouvé la petite table. Elle n’y était plus.

On l’avait remise en place, contre le mur, et le candélabre était enlevé. Le siège de cuisine avait, lui aussi, disparu, et ce petit fait me causa un instant de chagrin. Je m’étais promit de feuilleter un volume que j’avais placé de façon à le retrouver aisément. Le volume avait été remis de nouveau avec les autres, mais je me rappelais son titre, et si j’avais eu un tabouret à ma portée, je l’aurais certainement inspecté derechef.

Au premier étage, je remarquai les mêmes traces du age de mes collègues. Dans ma chambre au sud-ouest, la persienne avait été fixée ; le bouquet et la mantille n’étaient plus sur le lit. De même, le mouchoir n’était plus sur la tablette de la cheminée ; le flambeau, aussi bien que la bougie piétinée sur le parquet, avait été emporté.

Je me mis à pester :

— Les maladroits !… Les imbéciles !… Ils m’ont tout gâché ?…

Je me trompai. Ils n’avaient pas tout gâché. Sur la coiffeuse, se trouvait encore cette menue limaille que j’avais remarquée. Je recueillis ces parcelles brillantes, avec la poussière au milieu de laquelle elles étaient éparses, dans une enveloppe que j’avais par bonheur dans ma poche. Je m’avançai ensuite jusqu’à la cheminée, dont j’inspectai minutieusement le dessus, qu’on avait épousseté. Les lignes que j’y avais tracées étaient encore suffisamment visibles, mais les empreintes originales avaient été effacées au cours des remaniements qu’avait subis toute la maison. Me félicitant d’avoir eu cette prévoyance, je me hâtai de quitter la pièce et de procéder aux premiers préparatifs de la difficile opération par laquelle j’espérai déterminer si l’oncle David avait eu une part quelconque au fatal événement.

Par la fenêtre du salon, je m’assurai que le vieillard était toujours aux aguets derrière ses vignes vierges, puis j’allai prendre dans la cuisine un siège que je transportai dans la bibliothèque. Le plaçant résolument devant le foyer, non sans quelque appréhension de ce qui pourrai suivre, je me hissai dessus ; et décrochant la gravure suspendue au milieu du panneau, je la descendis et la plaçai contre l’un des montants de marbre ; puis me juchant derechef sur le tabouret, j’étalai soigneusement à la surface de la haute tablette le contenu d’un petit sac dont je m’étais muni dans ce but.

Laissant alors le siège où il était, je sortis, et arrêté à la porte d’entrée, je la fermai ostensiblement à double tour. Après quoi, je me dirigeai vers la demeure de M. Moore, que je vis paraître, comme je m’y attendais, sur le pas de sa porte.

— Eh bien, quoi de neuf, demanda-t-il du même ton dégagé et courtois qui m’avait surpris à mon arrivée. Vous avez l’air de quelqu’un qui a des nouvelles à annoncer. S’est-il produit quelque événement nouveau dans la vieille maison ?

J’affectai une franchise qui lui en imposa.

— Voyez-vous, dis-je d’un ton confidentiel, j’éprouvais une extraordinaire curiosité au sujet de cette cheminée mystérieuse, ou plutôt pour cette gravure en apparence insignifiante qui y est accrochée et qui représente, je crois, Benjamin Franklin à la cour de . Mais je vous avoue que je n’avais aucune idée de ce que je trouverais derrière le cadre.

Au coup d’œil qu’il me lança, je compris que j’avais touché juste :

— Derrière le cadre ! répéta-t-il. Mais il n’y a rien derrière le cadre.

Je me mis à rire en haussant légèrement les épaules.

— Vous avez peut-être raison, répliquai-je.

Puis, comme frappé d’une idée subite, j’ajoutai :

— Oh ! À propos, vous a-t-on prévenu qu’il y a au rez-de-chaussée une fenêtre qui ne ferme pas bien ? Je vous en avertis pour que vous puissiez la faire réparer aussitôt que la police aura vidé les lieux. C’est la dernière de la galerie qui mène au quartier des nègres. Si vous la secouez, l’espagnolette tombe et la fenêtre s’ouvre très facilement, même du dehors.

— Je m’en occuperai, répondit-il, baissant les yeux pour ne pas laisser voir peut-être leur curieux éclat. Mais que voulez-vous dire ?… Est-ce contre le mur, derrière le vieux cadre, que vous avez découvert quelque chose.

Affectant de ne point entendre, je m’éloignai en grande hâte. Puis après quelques pas, je me retournai :

— Je serai de retour dans une heure, lui dis-je. Si quelque chose survient, si les gamins vous tourmentent ou si quelqu’un fait mine de s’introduire dans la maison, téléphonez au poste ou appelez l’agent de service. Je ne pense pas d’ailleurs qu’il y ait le moindre inconvénient à laisser la maison seule pendant quelque temps.

Par un long détour, je me retrouvai, vingt minutes plus tard, devant la maison Moore. La nuit était complètement tombée ; tout était obscur, sauf pour une lueur venant de la bibliothèque, et j’étais bien sûr que je trouverai l’oncle David dans la pièce. Ayant pénétré sans bruit et traversé à pas de loup le vestibule, j’ouvris brusquement la porte encadrée par les piliers dorés ; le grand corps du vieillard était juché sur l’escabeau que j’avais laissé là. Il tressaillit au bruit et tomba presque à la renverse ; mais mon éclat de rire insouciant et amusé le rassura et lui permit de supposer que je n’attachais aucune importance à cette manifestation d’une curiosité téméraire et irrésistible. Je pris aussitôt la parole.

— Vraiment, mister Moore, je suis enchanté de vous voir ici. Il est bien naturel que vous désiriez vous renseigner par tous les moyens en votre pouvoir sur ce que cachait ce tableau. Je suis revenu, me rappelant soudain que j’avais oublié de le replacer.

Involontairement, il leva les yeux vers le mur qui était aussi nu que le dessus de la main, sauf pour le clou que je l’avais trouvé en train d’examiner avec une extrême attention.

— Il n’y a rien de caché derrière ce cadre, répliqua-t-il. Vous pouvez vous rendre compte vous-même que le mur est nu et que la paroi résonne comme le fait toute bonne paroi de cheminée. (Et en même temps il heurtait le mur fortement.) Que pensiez-vous donc y découvrir ?

Je souris, haussai tes épaules, puis soudain :

— Je ne suis pas venu pour révéler des secrets professionnels, mais pour remettre ce tableau en place. Ou peut-être préférez-vous qu’il reste décroché ? Ce n’est pas une œuvre d’art merveilleuse.

Il me lança par-dessus l’épaule un regard mauvais, un regard soupçonneux de ses petite yeux aigus et pénétrants, et cette idée me a par la tête que la minute présente pourrait être critique ; mais je ne bronchai pas et ne laissai voir en aucune façon que la pensée d’un danger quelconque m’eût traversé l’esprit.

Je me baissai simplement pour prendre le cadre et me tournai de son côté, attendant ses ordres.

Tout de suite, il me fit signe de le raccrocher, et comme j’hésitai, il ajouta :

— Les tableaux dans cette maison, doivent rester sur les murs où ils se trouvent. Une tradition qu’il faut respecter défend qu’on les déplace.

Je soulevai le cadre. À coup sûr, si cet homme avait des intentions mauvaises, il allait me tenir à sa merci, et ma position devant cette cheminée de mauvais renom était de nature à faire réfléchir. Mais ce n’était pas le moment de reculer ; l’invitant du geste à descendre, je grimpai sur le tabouret et soulevai le cadre pour le raccrocher. Pendant ce temps, il s’approcha du fauteuil monumental, croisa ses bras sur le dossier, m’observa avec un sourire que j’imaginai plutôt que je ne le vis.

Tout à coup, comme je m’efforçais de er la corde par-dessus le clou, il s’écria :

— Prenez garde de tomber !

S’il s’était proposé de me faire peur, il n’y réussit pas ; il n’y avait place en cette minute en moi que pour un sentiment de triomphe : je venais de distinguer sur la cheminée la fine poudre brune que j’y avais étalée, écrasée en cinq endroits, et j’aurais plutôt risqué de perdre mon équilibre que d’appuyer ma main sur la tablette. Cet indice révélateur que j’avais si ionnément désiré obtenir, je le tenais !…

Hélas ! quand une demi-heure plus tard, je fus libre de mesurer ces empreintes et de les comparer à celles que j’avais relevées au premier étage, ce ne fut pas le triomphe, mais le plus amer désappointement qui remplit mon cœur : elles ne coïncidaient en aucun point les unes avec les autres..

VIII UNE ENQUÊTE DÉLICATE x5f5s

Donc, la personne qui avait laissé des traces de sa présence dans la chambre sud-ouest de la maison Moore n’était pas l’homme qu’on appelait populairement « l’oncle David ». Alors, qui était-ce ? Un nom me vint à la pensée : M. Jeffrey ?

Ce ne serait pas chose facile de parvenir jusqu’à lui. Il avait clos sa porte à tout le monde depuis la mort de sa femme. Ni amis, ni étrangers n’étaient is chez lui, à moins qu’ils ne pussent se réclamer de l’autorité du coroner. Pour moi, même au cas où j’obtiendrais un message à lui remettre, l’entrevue n’aurait aucune utilité. Ce que j’avais à dire ou à faire serait facilité au contraire par une rencontre de hasard, mais comme aucune rencontre de ce genre ne paraissait probable, au moins avant longtemps, je me décidai à solliciter du lieutenant de police une nouvelle faveur, au risque de lui faire comprendre enfin que je travaillai pour mon compte.

Je crois que cette fois il en eut le soupçon. Mais il ne fit aucune remarque, et le surlendemain, je fus chargé d’aller porter une note à la maison de la rue K.

Lee obsèques de Mme Jeffrey avaient été célébrées la veille et la maison paraissait déserte. Mon coup de sonnette amena cependant presque aussitôt à la porte une servante jeune et jolie mais plutôt hostile, et dont les yeux furent traversés d’une expression de crainte quand j’annonçai ma qualité d’agent de police. Ceci me donna à penser. Cette fille redoutait-elle, aurait-elle quelque raison de redouter pour elle-même mon enquête ? Me rappelant ce que j’avais entendu dire, au poste, au sujet d’une domestique des Jeffrey qui semblait toujours sur le point de dire quelque chose qui ne ait jamais ses lèvres, je l’arrêtai au moment où elle gagnait l’escalier et je lui demandai très tranquillement :

— Est-ce vous qui êtes Loretta ?

La façon dont elle se retourna, la façon dont elle me regarda en balbutiant un oui rapide et en s’éloignant vivement me convainquirent qu’il y avait ici une mine à exploiter ; or je connaissais justement la perspicace petite personne qui saurait le mieux en tirer tout ce qu’elle renfermait ! Je me frottai les mains. Loretta revint promptement et je pus noter de nouveau l’expression de crainte que portait son joli visage indécis.

— M. Jeffrey est au premier, dans sa chambre, dit-elle. Il vous prie de monter.

— Est-ce la chambre que Mme Jeffrey occupait ? demandai-je avec une curiosité non dissimulée.

Un frisson involontaire me prouva que la soubrette était impressionnable ; elle se hâta de me détromper :

— Non, non. Ces chambres-là sont fermées. Monsieur s’est installé dans celle qu’occupait miss Turner avant de partir.

— Ah ! miss Turner est partie ?

Loretta dédaigna de répondre. Elle estima en avoir dit assez sans doute, car je la vis se mordre les lèvres comme elle descendait l’escalier du sous-sol pour regagner l’office, et que je gagnais le premier étage.

« Il y a de la dissimulation dans la manière de cette jeune fille, me disais-je : et cependant on distingue chez elle un fond d’honnêteté. Le regard est sincère. Je crois que si l’on parvenait à la faire parler, on pourrait se fier à son témoignage. »

M. Jeffrey était assis le dos à la porte, mais quand j’articulai son nom il se retourna et tenait la main pour prendre la note que j’apportais. J’avais bien compté qu’il ne me reconnaîtrait pas pour l’agent qui avait découvert le cadavre de sa femme ; et en effet, c’est à peine s’il me regarda : je n’étais pour lui qu’un ordinaire policier et je pouvais sans qu’il y prit garde le dévisager, scruter ses traits avec toute la perspicacité dont j’étais capable. Jusqu’ici, je ne l’avais encore vu que de loin ou dans la demi-clarté de la bibliothèque ; cette fois, il était assis, la figure tournée en plein vers la lumière, et moi on ne peut mieux placé pour l’observer. Ses traits étaient, ainsi que je le savais, d’une grande beauté et tout l’ensemble de sa personne de la plus parfaite distinction ; mais l’expression de sa physionomie me déconcerta. Je la trouvai mélancolique, certes comme on pouvait s’y attendre, et pourtant l’ombre qui attristait l’éclat du regard n’était pas le voile qu’y mettent les larmes. J’y crus démêler, tandis qu’il parcourait rapidement le papier, du tourment et une sorte d’inquiétude soupçonneuse ; et quand je me dirigeai vers la porte que j’avais laissée exprès ouverte, et la refermai avec soin, je le vis lever la tête brusquement et me jeter un regard aigu, un regard singulier.

— Redoutez-vous à ce point les courante d’air ? fit-il, se levant d’une manière qui mettait fin à l’entrevue.

Je répondis en souriant que je ne craignais guère les courants d’air, et allant droit au fait, j’ajoutai :

— Excusez-moi, monsieur, j’ai quelque chose à vous dire qu’il n’est pas nécessaire de laisser entendre aux domestiques.

Il tressaillit et un éclair soupçonneux s’accusa davantage dans le regard hautain qu’il fixait sur moi.

— Laissez-moi vous dire d’abord, mister Jeffrey, que je suis l’agent qui a fait dans la maison Moore la triste découverte de la catastrophe qui vous a plongé dans le deuil ?

Cette déclaration le surprit et produisit un changement visible dans son attitude. Ses yeux allèrent d’une porte à l’autre, comme si c’était lui maintenant qui redoutait d’être épié.

— Je vous demande pardon de vous entretenir d’un sujet aussi pénible, continuai-je dès que je vis qu’il était prêt à m’écouter. Mon excuse, la voici. J’ai relevé ce soir-là un petit détail, une chose de trop minime importance pour faire l’objet d’un rapport officiel, mais que j’ai cru pouvoir vous intéresser.

Je pris alors, dans un cahier que je tenais à la main, une feuille de papier buvard, blanche d’un côté et bleue de l’autre, dont j’avais, sans que la chose fût apparente, frotté de craie le côté blanc. Posant cette feuille sur le bord d’une large table auprès de laquelle je me trouvai, je tirai de ma poche une enveloppe, que je secouai doucement de côté et d’autre, en disant :

— Dans une chambre, au premier étage de la maison Moore… une chambre située au sud-ouest, avec un grand lit à colonnes… Vous la connaissez ?…

S’il la connaissait ! Il n’y avait pas à se méprendre à son soudain émoi, à son mouvement de recul alarmé quand il entendit mes paroles.

— C’est là que j’ai trouvé ce que voici.

Entrouvrant l’enveloppe, je répandis sur le buvard une partie de cette limaille brillante que j’avais recueillie sur la coiffeuse.

Surpris, il se pencha au-dessus de la table pour la mieux examiner ; et comme il rassemblait du bout des doigts les pellicules dorées, un mouvement maladroit de ma part les fit s’envoler de tous côtés.

Instinctivement, il retira sa main. Je m’excusai, et versant promptement dans la mienne, comme pour parer à un nouvel accident, ce qui restait de limaille, je l’approchai de lui de façon à l’obliger à se pencher pour regarder au-dessus de la table où j’avais replacé mon buvard. Mes distances étaient bien calculées. Car ses doigts, qu’il avait inconsciemment blanchis au de la surface crayeuse, s’appuyèrent tout juste sur le buvard retourné du côté bleu, et y laissèrent leurs empreintes.

J’aurais volontiers poussé un cri de triomphe en voyant si bien réussir cette délicate manœuvre ; mais je parvins à contenir mon émotion et à demeurer immobile jusqu’à ce qu’il eût examiné à son aise ces fragments, qui paraissaient vraiment l’intéresser beaucoup. Finalement, il me demanda :

— Que voulez-vous faire de ceci, et pourquoi me l’avez-vous apporté ?

Ma réponse était écrite sous sa main, mais je n’allais pas la lui faire connaître. Aussi, avec toute la sympathie que je pouvais lui témoigner sans être irrespectueux, je lui dis :

— Je n’ai rien à en faire. On croirait que c’est de l’or. C’est à vous, monsieur, de décider si vous voulez le garder.

— Non, je n’y tiens pas, répliqua-t-il, se redressant et ôtant sa main de la feuille de buvard. Ce sont des fragments insignifiants. Je vous remercie tout de même d’avoir pensé à me les montrer.

De nouveau, son attitude indiqua que l’entrevue avait pris fin.

Je replaçai ma feuille de buvard entre les feuillets du livre, et me disposai à sortir après m’être incliné, quand la voix du jeune veuf m’arrêta :

— Mme Jeffrey avait certainement l’esprit dérangé quand elle mit fin à ses jours, dit-il soudain. Je me rends compte à présent que son égarement date du jour de notre mariage. Aucune des bizarreries qu’elle put manifester ne doit surprendre à la suite d’un choc pareil à celui qu’elle reçut !

— Assurément non, acquiesçai-je. Surtout s’il est acquis que ces bizarreries commencèrent après la catastrophe.

Ses yeux, qui étaient fixés sur les miens, eurent un éclair et il serra convulsivement ses mains.

— Il vaut mieux ne pas discuter ce sujet, murmura-t-il, en se laissant tomber dans le fauteuil.

Je le saluai de nouveau et sortis.

Sans vouloir tirer de conclusion ou former une théorie prématurée au sujet de ce que je venais d’observer, je m’occupai avant toutes choses de pénétrer dans la chambre sud-ouest de la maison Moore. Et ayant découpé avec un soin minutieux ma feuille de papier buvard, selon le dessin laissé par les doigts de M. Jeffrey, je l’appliquai, le cœur battant, sur les contours tracés au canif dans le marbre de la cheminée : les deux empreintes coïncidaient exactement !

IX FRANCIS JEFFREY 2m2759

Le lendemain, ayant trouvé l’occasion de revoir ma petite amie Jenny, je la chargeai de se mettre en rapport avec Mlle Loretta et de gagner sa confiance, toute sa confiance !

— Entendu !… fit-elle en clignant du l’œil. Mais prenez garde d’en vouloir trop savoir… Je me sers à l’épicerie Simpkins selon votre conseil, et savez-vous ce que j’ai appris ?… C’est que M. Jeffrey, l’élégant M. Jeffrey en personne y a fait provision de bougies !… Donc, tâchez de ne pas vous égarer…

Tout bien considéré, je crus le moment venu de parler au coroner. Je demandai et obtins audience et ayant été introduit devant ce magistrat, j’entamai aussitôt mon histoire que je fis aussi concise et aussi claire que possible. Je n’espérais pas de louanges de sa part, mais je m’attendais à ce qu’il manifestât quelque étonnement concernant la nature des nouvelles que j’apportais. Aussi fus-je vivement désappointé quand, après un moment de tranquille réflexion, il remarqua d’un ton détaché :

— Fort bien ! Fort bien ! Ce que vous avez découvert est excellent et pourra nous nous être utile. Nous avons pris des chemins différents pour arriver au même point d’interrogation. Vous vous demandez : « Qui a souillé la bougie ? » Et nous : « Qui a attaché le revolver au poignet de Mme Jeffrey ? » Elle n’aurait pu l’attacher elle-même, c’est bien évident. Qui l’a aidée, par conséquent ?… Ah ! vous n’aviez pas songé à cela !

Je rougis comme si on m’avait soudain versé sur la tête un seau d’eau bouillante. La coroner avait raison : la chose était évidente ; elle sautait aux yeux ; et tout absorbé par la piste que je suivais, je ne l’avais même pas vue !

— Je suis stupide ! m’écriai-je avec dépit. Je me figurais avoir découvert quelque chose ! J’aurais dû penser qu’il y a ici des gens plus fins que moi…

— Doucement, doucement ! interrompit de bonne humeur le magistrat. Vous avez bien travaillé. Si tel n’était pas mon avis, je ne vous garderais pas ici une minute de plus. Mais dans un cas comme celui-ci, un homme seul ne peut pas s’attendre à moissonner tous les lauriers. Le nœud de ruban était bien fait pour attirer l’attention d’un agent expérimenté. Je m’étonne seulement qu’on n’ait pas discuté le fait dans les journaux.

Prenant une boîte sur son bureau, il l’ouvrit et me la tendit. Elle contenait un long ruban blanc que surmontait un nœud compliqué.

— Vous le reconnaissez ? demanda le coroner.

Certes oui, je le reconnaissais.

— C’est mon substitut qui l’a coupé lui-même au poignet de la morte. Miss Turner désirait qu’on le défît, mais il préféra laisser le nœud intact. Prenez-le. Attention ! Délicatement ! Je vais vous dire pourquoi.

Il indiqua sur le ruban quelques marques grises.

— Vous voyez ces taches ? demanda-t-il. Elles ont été faites par des doigts salis de poussière, tout aussi sûrement que les empreintes relevées par vous sur la poussière de la cheminée étaient celles d’une main d’homme. Le revolver a été lié au poignet de Mme Jeffrey après le crime, et peut-être par cette main…

C’était ma conclusion même ; or voici qu’à l’entendre énoncer clairement j’eus un sentiment de révolte. Je suis d’humeur contredisante, sans doute, ou bien la jalousie professionnelle m’expose aux inconséquences les plus surprenantes ; car à peine le magistrat avait parlé que je me prenais à haïr le soupçon que je m’étais acharné moins d’une heure auparavant à faire naître.

Mais il ne me fournit pas l’occasion de témoigner de ce revirement ridicule.

— Vous considérerez, je vous prie, ces observations comme confidentielles, reprit-il. D’ailleurs, vous avez prouvé que vous saviez vous taire. Gardez donc le silence encore quelque temps. L’affaire n’est pas au point. M. Jeffrey appartient à la meilleure société et sa réputation jusqu’ici est intacte. On ne peut, sur de simples présomptions, établir la culpabilité d’un homme comme lui. Pour parer à toute méprise et afin de lui laisser tous les moyens légitimes de se disculper, je vais avoir avec lui un entretien particulier. Voulez-vous y assister ?

Je rougis de nouveau, mais c’était, cette fois, de plaisir et j’acceptai avec empressement.

— Allez prévenir mon secrétaire que je me rends à la rue K… Vous pouvez dire nous, si vous voulez, ajouta le coroner, avec une bonhomie qui me ravit plus qu’aucun compliment sérieux.

M. Jeffrey nous attendait. Cela fut évident dès son premier regard, bien qu’il feignit la surprise. À vrai dire, je crois que depuis bien des jours, il vivait dans une constante appréhension et qu’aucune démarche de la police ne devait l’étonner. Mais on peut redouter les choses auxquelles on s’attend le plus ; il sembla même que l’attente redouble la crainte. À coup sûr, le malheureux était grandement tourmenté, et il ne lui était pas possible de le dissimuler entièrement.

— À quoi dois-je l’honneur de cette seconde visite ? demanda-l-il au coroner, avec une irable présence d’esprit. Ce que nous avons pu vous dire au sujet de la triste fin de ma femme n’est-il pas suffisant ?

— Non, trancha brusquement le coroner. Il y a diverses choses que vous avez négligé d’expliquer. Par exemple, pour quelle raison vous étiez dans la maison Moore avant qu’on vint ici vous chercher, lorsque fut découvert le corps de Mme Jeffrey.

Le coup porta ; le trait avait trouvé une cible vulnérable. M. Jeffrey rougit, pâlit, reprit son aplomb et se perdit de nouveau dans un dédale d’émotions contradictoires, dont il réussit à s’échapper enfin pour balbutier :

— Qu’est-ce qui vous fait supposer que je suis allé là-bas ? L’ai-je dit ? Ou bien ces vieux murs sont-ils sortis de leur sommeil pour conter ce qu’ils ont vu ?…

— Il est des vieux murs qui parlent, en effet, répliqua gravement le magistrat. Mais même sans leur témoignage, votre attitude déclare que vous étiez où j’ai dit. Puis-je donc vous demander si vous n’avez pas d’explication à fournir à ce sujet ? Quand une personne est morte dans des circonstances aussi suspectes, tout ce qui peut se rapporter à l’affaire est important pour le coroner.

Il eut peut-être tort d’atténuer son attaque par ce semblant d’excuse. Le temps qu’il mit à prononcer ces mots permit à son interlocuteur, non seulement de reprendre son empire sur lui-même, mais de préparer une réponse qu’il aurait été autrement incapable de trouver.

— La mort de Mme Jeffrey fut étrange assurément ! it-il avec un aplomb tardif. Je suis tout autant que vous incapable de rien y comprendre et prêt par conséquent à répondre à la question que vous avez si nettement posée. Non pas que ma réponse ait un rapport quelconque avec le point que vous désirez établir, mais parce qu’elle vous semble due et que je veux bien vous l’accorder. Oui, j’ai visité la maison Moore, comme j’avais certainement le droit de le faire. L’immeuble appartenait à ma femme, et il était de mon intérêt d’apprendre, si je le pouvais, le secret des drames répétés qui s’y sont produits.

— Hum !…

— Que trouvez-vous à redire là ?

— Le choix de l’heure était au moins… bizarre.

— Je ne tenais point à être vu fouillant la maison en plein jour.

— Vraiment ? La chose aurait été pourtant bien plus facile. Vous n’auriez pas eu à acheter du luminaire, à vous munir d’un revolver, ni à…

— Je ne m’étais pas muni d’un revolver. Le seul revolver qu’il y ait eu dans la maison est celui avec lequel ma malheureuse femme mit fin à ses jours. Je ne comprends pas votre allusion.

— Elle m’a été dictée par une idée fausse, sans doute. Excusez-moi d’avoir cru vraisemblable que vous vous muniriez d’un moyen quelconque de défense en vous aventurant seul sur le théâtre de tant de morts mystérieuses.

— Je ne pris aucune précaution.

— Quand cette visite eut-elle lieu ? Avant ou après que votre femme se fut tiré la balle dont elle mourut ? Vous n’avez pas à hésiter pour répondre.

— Je n’hésite pas, répliqua M. Jeffrey avec hauteur. Pourquoi hésiterais-je ? Vous ne croyez certes pas que j’étais là-bas en même temps qu’elle. Ce n’était pas le même jour. Les murs ont dû vous le dire, ou tout au moins l’oncle de ma femme, M. David Moore, a pu vous l’affirmer. N’est-ce pas lui qui vous renseigne ?

— Non. M. Moore a négligé d’appeler notre attention sur ce fait. Avez-vous rencontré M. Moore au cours de votre visite dans un voisinage où rien ne peut se er sans qu’il en soit témoin ?

— Pas à ma connaissance. Mais comme il n’a pas autre chose à faire que de s’am à lorgner derrière ses fenêtres tout ce qui e, j’en ai conclu qu’il aurait pu me voir entrer.

— Vous êtes entré alors par le perron ?

— Par quelle autre porte serais-je entré ?

— Et quel soir ?

M. Jeffrey fit un effort. Ces questions le harcelaient visiblement.

— Le soir qui précéda celui… celui qui… mit fin à tout mon bonheur ! articula-t-il à voix basse.

LIVRE DEUXIÈME JUSTICE ET VICTIME 284l2l

X DÉPOSITION DE LA FEMME DE CHAMBRE b3424

Le temps était é où je n’étais qu’un obscur détective. Je me voyais appelé désormais à jouer un rôle important dans cette affaire qui surexcitait si fort la curiosité publique. Tous les jours, des questionneurs indiscrets m’assiégeaient avec un acharnement redoublé. Les reporters, que nous avions jusqu’à ce moment réussi à éconduire, encombraient du matin au soir l’antichambre du coroner et les bureaux de la police. Nous attendions avec impatience le mot qu’avait promis M. Jeffrey et qui devait établir un alibi indiscutable. Mais aucun mot ne vint. Sa mémoire persistait à lui être infidèle, et force fut de poursuivre l’enquête officielle dans la direction prise d’abord par le coroner. L’audition des témoins commença.

Dès le premier jour, je pus constater que tout ce que la ville comptait de plus brillant s’entassait dans la salle ; et comme je me frayais un chemin jusqu’au banc des témoins, j’eus le privilège de répondre aux sourires et aux regards de mainte élégante dame qui, en d’autres temps peut-être, ne se serait guère occupées de moi. Mais aujourd’hui, j’étais une manière de personnage !

Ce fut ma déposition qu’on entendit la première. J’exposai tout ce que je savais et tout ce que j’avais découvert, me bornant à énumérer les faits avec le plus scrupuleux souci de vérité ; mais comme un certain nombre de ces faits étaient nouveaux pour la plupart des assistants, ils produisaient un effet considérable non seulement sur les curieux, mais sur les témoins mêmes. C’était la première fois par exemple que les empreintes de doigt relevées par moi étaient mentionnées en dehors des bureaux de la justice et que les circonstances du drame étaient présentées de façon à rendre évident, que Mme Jeffrey ne se trouvait pas seule dans la maison abandonnée, au moment de sa mort.

On avait photographié ces empreintes, et je terminai ma déposition en affirmant qu’elles coïncidaient avec celles de la main de M. Jeffrey.

Comme je regagnai mon banc, je glissai un regard vers l’endroit où ce gentleman, la tête dans ses mains, était assis entre l’oncle David et miss Turner, dont une épaisse voilette cachait les traits. S’était-elle doutée du stratagème grâce auquel cette identification fut obtenue ? Je n’aurais pu le dire. À la manière dont miss Turner était tournée vers lui, on pouvait supposer qu’il subissait une torture peu ordinaire, bien qu’il fût aussi immobile qu’une statue et ne parût pas même se douter que tous les regards de l’assistance étaient rivés sur lui à cette minute.

D’autres agents présents lors de la découverte du corps déposèrent ensuite, et corroborèrent ce que j’avais dit, sans y ajouter rien de nouveau ou de saillant. Puis on appela le docteur qui avait procédé aux constatations médico-légales. Déposition interminable et fort savante sans doute, une forêt de détails techniques, d’où il ressortait en substance que la blessure reçue par la victime avait causé une mort instantanée.

On lui demanda si le corps portait des traces quelconques de violence.

— Il y avait à la base de l’annulaire une légère écorchure, répondit-il.

À ces mots, toutes les dames présentes manifestèrent une recrudescence d’intérêt, que partagèrent même les hommes, quand le médecin ajouta :

— Il n’y avait plus aux doigts aucune bague, et comme Mme Jeffrey aurait dû porter une alliance, je remarquai le fait.

— Cette écorchure que vous dites légère était-elle récente ?

— Elle avait saigné un peu. La peau était entamée comme si l’anneau eût été arraché brusquement ; c’est du moins l’impression que je reçus. Mais je ne puis être absolument affirmatif cet égard.

Le petit frisson qui parcourut alors l’assistance se communiqua à miss Turner ; il produisit même un semblant d’émotion chez M. Jeffrey, dont la main trembla quand il la pressa contre son front. Mais ni l’un ni l’autre ne proférèrent un mot, et ils ne levèrent pas non plus la tête quand un autre témoin fut appelé. C’était Loretta. La jeune camériste, qui était assise côte à côte avec ma petite amie, tressaillit en entendant son nom et marqua une certaine répugnance à s’avancer jusqu’à la barre. Mais lorsque Jenny lui eut amicalement murmuré à l’oreille deux ou trois mots, elle partit soudain, la tête haute et avec une hardiesse visiblement empruntée. Il lui fallut en effet tout son courage pour s’approcher du tribunal, car à l’exception des deux personnes que sa déposition aurait dû intéresser particulièrement, tous les visages étaient tournés vers elle ; et à la façon précipitée dont se soulevait son corsage, on pouvait juger que ces regards curieux la gênaient certainement. Cet embarras était-il dû à une timidité naturelle, ou était-ce la crainte d’avoir à avouer certains faits assez humiliants qui la troublait ?

Je n’eus pas le temps d’approfondir ces questions, car aussitôt qu’elle eut dit son nom et sa condition l’interrogatoire commença. Le coroner lui demanda tout d’abord si les nécessités de son service l’amenaient fréquemment dans la chambre de Mme Jeffrey ; sur sa réponse affirmative, il voulut savoir si elle connaissait les bagues de sa maîtresse et si elle croyait qu’on les avait retrouvées toutes.

L’affirmation fut catégorique. Loretta connaissait par le menu tous les bijoux de Mme Jaffrey, et tous avaient été retrouvés chez elle, sauf une petite montre enrichie de brillants – tous, jusqu’à son alliance.

— Est-ce vous qui les avez vérifiés la première ?

— Non.

— Quelqu’un de la maison y a-t-il touché avant vous ?

— Non, personne n’y a touché avant que l’agent vint les prendre ?

— Cela suffit. Asseyez-vous jusqu’à ce que nous ayons entendu ce que cet agent aura à nous dire au sujet des bagues en question.

Durbin, celui que je considérais comme mon ennemi et mon rival, s’avança alors et je dus constater – assez à contre cœur – combien il paraissait vigoureux, tranquille, maître de soi, et sur quel ton assuré il déposa.

Il fut très bref. C’est lui qui avait saisi les bijoux et les avait examinés. Sur l’une des bagues, l’alliance, il avait aperçu une minuscule goutte de sang.

Toute la curiosité de la salle se reporta sur M. Jeffrey, qui parut l’ignorer totalement. Son attitude resta la même ; on aurait pu supposer que ce qui venait d’être dit ne le concernait en rien. Seule miss Turner étendit une main qu’elle ramena aussitôt. Après un regard perplexe dans cette direction, le coroner remercia Durbin et rappela Loretta.

Je plaignis la pauvre fille. Il est toujours désagréable de voir révéler au grand jour nos faiblesses, surtout quand elles sont d’une nature plus mesquine que perverse. Mais il n’y avait pas moyen de lui épargner cette épreuve, et le coroner, soucieux seulement d’élucider tous les points de l’affaire, se remit impitoyablement à son interrogatoire.

— Depuis combien de temps êtes-vous dans la maison Jeffrey ?

— Depuis trois semaines. Depuis le jour du mariage exactement.

— Étiez-vous là quand Mme Jeffrey arriva après la cérémonie de la maison Moore ?

— Oui, monsieur.

— Et c’est la première fois, alors, que vous l’avez vue ?

— Oui, monsieur.

— Quelle impression produisit-elle sur vous ?

— Elle me parut la plus joyeuse des mariées que j’eusse jamais vues ; puis, l’instant d’après, la plus morose, et bientôt je ne sus plus que penser. Elle était si gaie en arrivant, puis si terrifiée tout à coup, riant et bavardant en montant les marches ; sombre et silencieuse en entrant au salon… Je ne pus me retenir de dire à l’office qu’elle devait avoir un caractère bizarre, et c’est alors qu’on me raconta ce qui s’était é pendant la cérémonie, avec l’histoire des autres malheurs arrivés autrefois dans la maison Moore.

— Ces récits, ajoutés à vos propres observations, éveillèrent en vous une curiosité dévorante ?…

— Oh ! monsieur !…

— À partir de ce moment vous n’avez cessé de surveiller votre jeune mairesse pour surprendre le secret de son âme ?…

Loretta inclina la tête, confuse.

— Cette curiosité était en quelque mesure excusable ; elle était humaine. Nous disons donc, reprit le coroner fermement, que vous avez épié Mme Jeffrey. Quel fut le résultat de cette surveillance ? Pensez-vous qu’elle était heureuse et en bonne santé ?

Loretta jota un coup d’œil furtif du côté de son maître qui n’avait pas bougé, et répondit en baissant la voix :

— Je ne pense pas qu’elle fût heureuse. Ella riait beaucoup ; en allant par la maison elle chantait comme un oiseau. Mais ce n’était pas du bonheur qu’on lisait dans ses yeux… sauf de temps à autre quand elle se rencontrait avec Monsieur. Je l’ai vue alors toute rougissante et joyeuse… et c’était un tel contraste, monsieur, avec les moments où elle était seule ou avec…

— Avec qui ?

— Avec sa sœur, monsieur.

Le ton de défi avec lequel furent articulés ces mots y ajouta une importance particulière. La curiosité que les auditeurs avaient manifestée à l’égard de miss Turner se compliqua de soupçons chez ceux qui jusqu’ici n’avaient vu en elle que la sœur malheureuse d’une femme à l’esprit égaré ; et plus d’un regard malveillant essaya de percer l’épaisse voilette qui cachait ces traits si beaux pour y lire l’explication des paroles accusatrices.

— Vous voulez dire miss Turner ? précisa le coroner.

— La sœur de Mme Jeffrey, oui, monsieur.

La jeune camériste modifia ici le ton menaçant ; mais il était impossible d’oublier qu’elle l’avait eu.

— Miss Turner habitait la maison de sa sœur ?

— Oui, monsieur, jusqu’à la mort de Madame. Après les obsèques elle est partie.

— Revenons à notre premier point. Vous dites avoir observé chez Mme Jeffrey des signes de malaise, d’inquiétude, de chagrin. Pourriez-vous prouver cette affirmation ? Répéter, par exemple, une conversation que vous auriez… surprise, et qui nous démontrerait plus clairement ce que vous entendez dire ?

— Il me sera pénible de le faire ; mais puisque vous l’exigez… Je me rappelle, un jour, en traversant le vestibule, avoir entendu Monsieur qui disait à Madame : « Vous prenez la chose beaucoup trop à cœur. J’espérais une autre lune de miel que ceci, je dois le dire !… » Ce qui m’a fait me souvenir de la chose, c’est que Monsieur avait un visage sévère… et Madame, qui venait de s’habiller pour sortir, était si jolie, si adorable… si… si… qu’il m’a semblé qu’elle méritait d’être plus heureuse…

— Quand cela se ait-il ? Combien de jours avant sa mort ?

— Oh ! une semaine à peu près. Ce n’était pas très longtemps après le mariage.

— Est-ce que la situation s’est détendue après cette scène ? Mme Jeffrey vous parut-elle plus contente ou plus résignée ?

— Je crois qu’elle faisait tout son possible pour le paraître. Mais elle avait quelque tourment dans l’esprit, une préoccupation qu’elle s’efforçait d’oublier, de cacher par les rires, quelque chose qui affectait aussi Monsieur et miss Turner, quelque chose qui était une ombre dans la maison malgré les dîners, les soirées, les fêtes continuelles. Je suis fâchée d’avoir à parler ainsi, mais c’est la vérité.

— Ce quelque chose indiquerait-il qu’elle avait l’esprit dérangé ?

— Presque. Il y avait dans ses yeux une expression qui n’était pas naturelle. La façon dont elle regardait sa sœur et même son mari m’effrayait quelquefois.

— Parlait-elle beaucoup de la catastrophe qui se produisît lors du mariage ? En était-elle préoccupée ?

— Elle en parlait sans cesse au début, mais pas autant par la suite. Je crois que Monsieur l’avait… priée de renoncer à ce sujet d’entretien.

— Voulez-vous dire qu’il la réprimandait à l’occasion ?

— Non, monsieur… non… pas quand ils étaient seuls ou qu’il n’y avait là personne autre que moi… Il paraissait alors l’aimer beaucoup.

— Parlez plus clairement. M. Jaffrey se montrait-il impatient ou irritable quand il y avait avec sa femme et lui d’autres personnes… miss Turner, par exemple ?

— Oui, c’est cela même… Monsieur changeait beaucoup quand miss Turner entrait.

— Il changeait vis-à-vis de sa femme ?

— Oui, monsieur.

— Précisez !

— Il devenait plus froid, plus réservé. S’il était assis auprès d’elle, il se levait d’un air de mauvaise humeur, et il prenait un livre ou un journal.

— Et miss Turner ?

— Elle ne semblait rien remarquer, mais…

— Mais…

— Elle ne parut plus guère dans le salon quand cela fut arrivé une fois ou deux, je veux parler du boudoir du premier étage, où ils se tenaient d’habitude.

— Il est une question, maintenant, qu’il me coûte de vous poser, Loretta. Mais après ce que vous venez de dire, je dois au jury, comme aux intéressés eux-mêmes, de bien préciser la situation de miss Turner. Pensez-vous que sa présence dans la maison était vue avec plaisir par Mme Jeffrey et son mari ?

À cette question, qui plus que toutes les autres peut-être semblait acc l’espionnage inconscient auquel elle s’était livrée sur ses maîtres, la jeune fille se troubla visiblement. Elle eut un regard éperdu vers eux, comme pour leur demander secours ; mais ni l’un ni l’autre n’ayant relevé la tête pour répondre à l’appel de ses yeux, elle fit un effort pour surmonter sa honte et articula d’une voix altérée :

— Je ne puis que répéter ce que j’ai entendu dire une fois à ce propos par M. Jeffrey lui-même. Miss Turner venait de quitter la salle à manger, et Madame était dans un de ses moments d’humeur noire. Elle restait debout, la main sur le dossier de sa chaise, prête à sortir aussi, et paraissant oublier de le faire. J’étais là, mais personne ne faisait attention à moi. Monsieur observait sa femme d’un air inquiet, peiné, contrarié… Tout d’un coup, il parla : « Pourquoi, dit-il, tenez-vous à ce que Cora reste ici avec nous ? » Elle tressaillit et jeta sur son mari un regard étrange et effrayé. « Parce que… parce que je puis pas vivre sans Cora ! » s’écria-t-elle.

Ces mots, si différents de ceux auxquels on s’attendait, provoquèrent dans la salle une sensation très vive. Un bruit de pieds qui bougent et de têtes qui se tournent rompit la silence. Miss Turner baissa davantage la tête ; M. Jeffrey eut peine à se contraindre évidemment en entendant la réponse du témoin.

Le coroner, embarrassé sans doute par la silencieuse angoisse des deux malheureux, hésita avant de poser une nouvelle question. Loretta, au contraire, avait retrouvé de l’aplomb et semblait prête à toutes les audaces.

— C’était donc Mme Jeffrey qui s’obstinait à imposer la présence de miss Turner ? reprit le coroner.

— Je vous ai répété ses propres paroles.

— Mais cependant les deux sœurs ne se tenaient guère ensemble ?

— Aussi peu, je crois, que peuvent le faire deux personnes habitant sous le même toit.

Cette assertion, qui était en contradiction absolue avec ce qui précédait, accrut encore la curiosité, et l’auditoire fut visiblement désappointé quand le coroner poursuivit son interrogatoire dans une autre direction.

— Pouvez-vous nous citer une occasion où M. et Mme Jeffrey furent ouvertement on désaccord ?

— Oui. Le jour qui précéda la mort de Madame, c’est-à-dire le mardi. Monsieur et Madame eurent une longue… explication dans leur chambre ; après cela, Madame n’a plus rien fait pour cacher son abattement.

Or, c’était le mercredi soir qu’on avait découvert le cadavre de Mme Jeffrey.

— Dites-nous sans réticence tout ce que vous avez pu surprendre de cette querelle et de ses suites.

Rougissant jusqu’aux oreilles, Loretta lança vers le public un regard confus et mortifié, mais n’apercevant que des visages extraordinairement attentifs, elle releva la tête et commença le récit de ce qu’elle savait.

Le déjeuner du matin fut pris en silence. Il y avait eu la veille un grand bal, mais ni Monsieur ni Madame n’en parla. Seule, miss Turner risqua quelques allusions aux gens qu’elle y avait rencontrés, mais comme personne ne paraissait l’écouter, elle se tut et presque aussitôt quitta la table. Monsieur et Madame s’attardèrent sans échanger un mot. Finalement M. Jeffrey se leva, et d’une voix à peine reconnaissable annonça à sa femme qu’il avait quelque chose à lui dire. Mme Jeffrey le suivit d’un air si épouvanté, qu’il était évident que quelque chose de très sérieux se préparait. L’expression du visage de son maître était telle que Loretta ne put s’empêcher de guetter sa sortie pour s’assurer que la paix était faite. Mais elle ne vit sur ses traits ni dans ses manières aucun signe de détente. Il a directement dans le salon de miss Turner, où, pendant une grande demi-heure il resta enfermé avec sa belle-sœur, parlant sur un ton surexcité et inaccoutumé. Après quoi il descendit rapidement l’escalier et s’élança dehors, sans presque s’arrêter pour prendre son chapeau.

Comme c’était l’autre femme de chambre qui faisait chaque matin l’appartement de Mme Jeffrey, Loretta n’eut aucune occasion et ne trouva aucun prétexte pour pénétrer tout de suite jusqu’à sa maîtresse. Mais le courrier arriva, plusieurs messages et divers visiteurs furent annoncés et elle dut monter plus d’une douzaine de fois à la porte de Madame, qui ne répondit à ses appels que par un bref « Allez-vous-en ! » Miss Turner ne fut pas mieux reçue ; elle essaya à plusieurs reprises de voir sa sœur, mais sans aucun succès. L’heure du luncheon arriva. Madame s’obstinait à rester seule. Cependant Monsieur n’étant pas rentré, elle finit par consentir à entrouvrir sa porte pour prendre la tasse de thé que miss Turner la pressait d’accepter.

Loretta, confessa ici qu’elle avait été fort émue par ces faits et gestes inaccoutumés et par l’effet qu’ils semblaient produire sur miss Turner. Elle remarqua que la main de Madame tremblait comme cette d’une personne âgée quand elle prit le plateau. Elle avait essayé d’entrevoir le visage de sa maîtresse, mais la jeune femme se dissimulait derrière la porte et la referma avec précipitation. La journée tout entière s’écoula sans apporter aucun changement à cette pénible situation.

Vers minuit, miss Turner donna l’ordre aux domestiques de gagner leurs chambres ; alors la porte si longtemps close s’entrouvrit doucement, mais avant que personne pût s’en approcher, elle était poussée vivement et la clef tournait dans la serrure.

Le lendemain se leva triste et morne. Le maître n’avait pas reparu au logis. Miss Turner, qui paraissait grandement bouleversée, ne réussit pas davantage que la veille à se faire ettre auprès de sa sœur, et Loretta n’obtint, elle non plus, aucune réponse de sa maîtresse. Toutefois, vers cinq heures de l’après-midi, Mme Jeffrey sonna, et à travers la porte, commanda qu’on lui montât à dîner.

Quand elle arriva portant son plateau chargé ; Loretta fut fort surprise de trouver la porte ouverte et de s’entendre crier d’entrer. Le spectacle qu’elle put alors contempler augmenta sa surprise. Le salon était dans un état de désordre indescriptible : les sièges poussés dans les coins comme si la malheureuse femme avait voulu se donner le plus d’espace possible pour arpenter la pièce ; les tentures arrachées ; le dessus du piano froissé et bousculé, les partitions en débandade. Sur le parquet gisaient des fragments de porcelaine brisée, des bibelots auxquels Mme Jeffrey attachait le plus grand prix ; devant la cheminée, le tapis était roulé en tas.

La chambre à coucher présentait le même désordre, bien qu’il fût évident que le lit n’avait pas été défait depuis la veille. Mme Jeffrey n’avait certainement pas dormi dans son lit la nuit précédente, et si elle avait reposé la tête quelque part, ce ne pouvait être que sur le tapis de la cheminée.

Ces manifestations d’un tourment extrême effrayèrent Loretta au point qu’elle laissa tomber assez brusquement son plateau sur la table. Au bruit, Madame, qui était debout devant la fenêtre, se retourna vivement et la camériste aperçut son visage. On eût dit qu’il s’était flétri d’un seul coup. Hier encore animé et gai au-delà de toute expression, ce ravissant visage ressemblait maintenant à un masque de revenant ; il exprimait un chagrin atroce. C’est du moins ce que fit penser la description de Loretta. Mais une femme de chambre qui se trouve soudain l’objet de l’attention générale peut être tentée d’exagérer, et tout cela revient à dire sans doute que Mme Jeffrey était extraordinairement pâle et qu’elle n’avait plus ses airs enjoués de naguère.

Habituée à voir sa maîtresse vêtue avec le luxe extrême qui caractérise les élégantes de nos jours, Loretta fut frappée et même péniblement affectée de la trouver à cette heure avancée, et évidemment prête à sortir, habillée d’une robe de drap noir dont la sévère simplicité n’était relevée ni par un diamant ni par une fleur. Sur le dessus d’une chaise, un manteau était jeté, et elle tenait à la main un chapeau : ses beaux cheveux, que sans doute elle n’avait jamais tressés elle-même, étaient maladroitement enroulés autour de sa tête.

— Je vais sortir, balbutia-t-elle. Il se peut que je ne rentre que très tard… Que regardez-vous donc ?

Loretta déclara que cette question la prit au dépourvu et qu’elle ne sut que répondre ; elle réussit cependant à dissimuler son embarras en offrant à sa maîtresse de redresser sa coiffure.

Mme Jeffrey jetant un coup d’œil vers la glace répondit brusquement :

— Non ! C’est bien comme cela.

Cependant elle parut aussitôt se raviser, se laissa choir sur une chaise :

— Coiffez-moi, ordonna-t-elle brièvement.

Mais elle paraissait impatientée, nerveuse, inquiète, et sitôt que la femme de chambre eut fini de disposer les longues nattes de ses blonds cheveux, elle s’arracha d’un bond à sa main, se jeta vers la table, et malgré un dégoût, un manque d’appétit évidents, s’obligea à prendre à la hâte un peu de nourriture.

Loretta n’avait plus rien à faire là ; mais elle ne savait se résoudre à se retirer, demeurant comme hypnotisée, les yeux attachés sur sa maîtresse. Soudain consciente de sa présence, la malheureuse jeune femme se retourna, et au milieu des gémissements qui s’échappaient malgré elle de ses lèvres, avec un effort pitoyable pour reconquérir sa voix ordinaire :

— Allez-vous-en, Loretta, cria-t-elle. Je suis malade… je ne veux pas… je n’aime pas qu’on me regarde ainsi !…

Et comme Loretta reculait, elle ajouta par syllabes entrecoupées :

— Quand M. Jeffrey rentrera…

Sa voix se brisa : pendant quelques minutes elle s’étreignit la gorge à deux mains, comme pour étouffer de force ses sanglots, et répéta :

— Quand Monsieur rentrera… s’il rentre… dites-lui que j’avais touché juste au sujet de la conclusion du roman qu’il sait. N’oubliez pas, dès qu’il rentrera, de lui dire que j’avais raison à propos de ce dénouement. Vous m’avez bien compris ? Qu’il s’assure tout de suite si l’histoire ne se termine pas absolument comme je le pensais.

Tandis qu’elle parlait ainsi, son jeune visage était si doux, si touchant, que l’impressionnable camériste ne put s’empêcher de fondre en larmes, sans trop savoir pourquoi.

— Pas un mot de ceci en bas ! reprit la jeune femme avec agitation. Je ne serai pas longtemps malade… J’irai mieux bientôt… bientôt… Quand vous me reverrez, je ne serai plus… comme aujourd’hui. Oubliez… oubliez combien j’ai été enfant depuis hier…

C’est à peine si Loretta put répéter ces derniers mots, tant son émotion fut poignante au rappel de ces souvenirs. Trois heures plus tard un agent de police, venant quérir M. Jeffrey, apportait la sinistre nouvelle !…

Aux derniers mots de Loretta, une plainte entrouvrit les lèvres jusqu’ici closes de Francis Jeffrey ; un soupir frémissant échappa à miss Turner, et un long murmure courut dans l’auditoire. Quoi de plus émouvant que cette crise de souf morale s’achevant par un suicide à l’endroit même où, si peu de jours auparavant, la jeune femme avait reçu la bénédiction nuptiale ? Quelle était la cause de cette souf ? C’est ce que chacun avait hâte d’entendre expliquer, et c’est ce que l’on s’attendait à voir rechercher par le coroner. Mais au lieu de poursuivre l’interrogatoire dans ce sens, le magistrat parut s’engager dans une nouvelle voie.

— Où étiez-vous quand l’agent se présenta ?

— Dans le vestibule ; c’est moi qui lui ouvris la porte.

— Et à qui fit-il part de l’objet de sa visite ?

— À miss Turner. Elle venait de rentrer quelques instants avant lui et elle était encore au bas de l’escalier…

— Quoi miss Turner était dehors ce soir-là ?

— Oui, monsieur. Très peu de temps après le départ de Madame, miss Turner sortit, me disant qu’elle avait affaire dans le quartier ; mais elle dut aller plus loin, car elle fut absente plus de deux heure…

— C’est vous aussi qui lui avez ouvert ?

— Oui, monsieur.

— Vous dit-elle alors quoi que ce soit de particulier ?

— Elle me demanda si Monsieur était rentré.

— Rien de plus ?

— Et si Madame était de retour.

— À ces questions, vous avez répondu ?

— Non ! tout simplement.

— Parlez-nous de l’arrivée de l’agent.

— Il sonna aussitôt après miss Turner. Pensant qu’elle préférerait monter chez elle avant que je fisse entrer quelqu’un, j’attendis un peu ; mais comme elle ne bougeait pas, j’ouvris la porte. Quand l’agent entra…

— Alors ?

— Alors, elle poussa un cri.

— Comment ? Avant qu’il eût rien dit ?

— Oui, monsieur.

— L’agent n’avait pas de manteau qui pût cacher son uniforme ?

— Non, monsieur.

— De sorte que vous avez vu tout de suite que c’était un homme de la police ?

— Tout de suite.

— Que dit alors miss Turner ?

— Rien à ce moment-là.

— Que fit-elle ?

— Elle attendit que l’agent parlât.

— Ce qu’il fit sans tarder, je suppose ?

— Oui, et sans ménagements aussi. Il demanda à Mademoiselle si elle était la sœur de Madame ; et quand elle eut répondu oui d’un signe de tête et d’une voix étranglée, il annonça brusquement que Madame était morte, qu’il arrivait de la maison Moore où on venait de découvrir le cadavre.

— Que fit alors misa Turner ?

— Elle couvrit sa figure de ses deux mains en s’accoudant sur la rampe. Je me souviens que l’agent la regarda d’un air un peu interloqué, comme surpris de ne pas recevoir de questions.

— Comment, elle n’a rien dit ?

— Si fait, mais un peu plus tard. Je l’entendis d’abord murmurer, comme à elle-même :

« — Non, non, ce maudit foyer n’est pas un aimant ! Il n’est pas possible qu’elle soit allée tomber là !

Puis, elle leva brusquement la tête, et s’écria :

« — Il y a encore quelque chose, quelque chose que vous ne me dites pas !

« — Et l’agent répondit :

« — Elle s’est suicidée… Est-ce là ce que vous voulez savoir ?

« Miss Turner leva les bras :

« — Elle s’est suicidée ? Oh ! Véronique ! Véronique ! gémit-elle.

« — Elle s’est tiré un coup de revolver, continua l’agent.

« Je crois qu’il ajouta :

« — Le revolver était attaché à son poignet.

« Mais miss Turner ne l’entendit pas : elle avait porté les mains à ses oreilles, et pendant un instant elle parut absolument affolée. L’agent, ne jugeant pas nécessaire de la tourmenter plus longtemps, se borna à demander si M. Jeffrey avait d’ordinaire chez lui des armes de ce genre. À cette question, les traits de miss Turner s’altérèrent étrangement :

« — M. Jeffrey ! Était-il là-bas ? dit-elle.

« L’agent parut étonné :

« — On est à sa recherche, répondit-il. N’est-il pas ici ?

« — Non, fit-elle en même temps que moi.

« — Vous ne m’avez pas dit s’il y avait ordinairement des armes ici, reprit l’agent.

« Mais elle s’efforça en vain de reprendre ses esprits, et je crus devoir répondre à sa place que M. Jeffrey avait un revolver qu’il gardait d’habitude dans un tiroir de son bureau. L’agent pria miss Turner de monter s’assurer si l’arme était encore à sa place ; elle refusa en secouant la tête, et se dirigeant vers la porte dit qu’elle voulait aller tout de fuite auprès de sa sœur.

— Personne ne monta ? Ne s’est-on pas assuré si le revolver était ou n’était plus dans le tiroir ?

— Si fait ; l’agent monta avec moi. Je lui indiquai l’endroit où on le mettait. Il fouilla tout le tiroir, mais ne trouva pas de revolver. Je m’y attendais…

Mais aussitôt Loretta s’interrompit, se mordit la lèvre et bredouilla d’un air confus :

— Madame l’avait emporté.

Les jurés, dont le banc se trouvait dans l’ombre, n’avaient guère jusqu’ici attiré l’attention. Mais à partir de ce moment, on s’aperçut de leur présence. Cette soudaine interruption du témoin, accompagnée d’un coup d’œil furtif à Jenny, les avertit sans doute qu’il y avait quelque point à élucider, et l’un d’eux posa cette question :

— Dans quelle pièce avez-vous dit qu’on gardait le revolver ?

— Dans la chambre à coucher de Monsieur et Madame, qui ouvre sur le petit salon ou Madame se tint enfermée toute la journée.

— Cette chambre à coucher communique-t-elle avec une antichambre ou avec le palier, en même temps qu’avec le petit salon. Est-elle en un mot indépendante ?

— Non. C’est un défaut dans la disposition de l’appartement. J’ai entendu Monsieur et Madame s’en plaindre. Il fallait traverser le boudoir pour pénétrer dans la chambre à coucher.

Le juré se renversa sur son dossier, évidemment satisfait de l’éclaircissement qu’il avait obtenu. Plusieurs ayant remarqué la nervosité de la camériste et le feu de ses joues, tandis qu’elle répondait à ces questions en apparence insignifiantes, attendirent, non sans curiosité, le développement de l’incident. Mais déjà le coroner ait à un autre point.

— M. Jeffrey tarda-t-il beaucoup à rentrer ?

— Il rentra quelques minutes à peine après le départ de miss Turner et de l’agent. J’avais peur et je me disposais à demander à l’une des autres filles de chambre de monter me tenir compagnie, lorsque, entendant le e-partout dans la serrure, je revins. Monsieur parut, et demeura debout contre la porte, causant avec un second agent qui était évidemment arrivé en même temps que lui. Monsieur disait :

« — Quoi ? Comment ? Ma femme est blessée ?

« Et l’homme répondit à brûle-pourpoint :

« — Elle est morte.

« Je m’attendais à voir Monsieur saisi, mais pas aussi terriblement que cela. J’en fus comme paralysée. J’aurais voulu fuir, mais j’étais clouée sur place, et bon gré mal gré, il me fallut assister à toute la scène. Pourtant il ne proféra pas un seul mot, ne posa pas une question…

— Sue fit-il, alors ?

— Ma foi, il se laissa tomber à genoux, et il était pâle, oh ! pâle !… Cependant il releva la tête quand l’agent se mit à raconter comment et où on avait trouvé sa femme. À ce moment le message de Madame me revint en mémoire, et je crus qu’il était de mon devoir de le lui remettre aussitôt. Je dis qu’il me paraissait cruel de parler d’une pareille vétille dans un moment aussi grave, mais que Madame ayant beaucoup insisté, je n’osais pas lui désobéir. Je répétai mot pour mot ce qu’elle n’avait dit relativement à cette fin de roman, et tandis que l’agent m’écoutait avec la plus profonde attention, Monsieur parut prêt à s’affaisser complètement. Mais à peine eut-il saisi le sens de mes paroles qu’il se redressa, monta comme un trait jusqu’au premier étage. Parvenu sur le palier, il s’arrêta court, se pencha au-dessus de la rampe, demandant d’une voix pressante où était miss Turner. Quand je l’informai qu’elle pénétrait sans doute en ce moment dans la maison Moore, il eut un moment de désarroi. Mais se reprenant très vite, il se précipita dans le petit salon, ferma la porte derrière lui, me laissant seule dans le vestibule avec l’agent. Je ne savais que dire à cet homme, et il ne savait non plus que me dire ; le temps sembla long, mais quelques minutes à peine avaient dû s’écouler quand M. Jeffrey reparut, tenant à la main une feuille de papier ; ses traits révélaient un grand soulagement.

« — Cette action était préméditée ! s’écria-t-il. Ma malheureuse femme s’est méprise sur mon affection.

« L’instant d’avant, il avait paru écrasé, abattu ; maintenant, il se redressait de toute sa hauteur, et c’est avec sa dignité coutumière qu’il prit le chemin de l’avenue Waverley. Voilà tout ce que je puis vous dire sur la façon dont il reçut la nouvelle.

Tous ces détails étaient-ils nécessaires ? Beaucoup d’assistants inclinaient à les juger futiles et déplacés. Mais notre coroner n’avait pas l’habitude de perdre son temps ; et ceux qui le connaissaient bien avaient la certitude que la moindre de ses questions était destinée à préparer la déposition de M. Jeffrey, dont le tour arrivait de comparaître à la barre.

XI ATTAQUE ET RIPOSTE 4i333w

Quand Francis Jeffrey écarta la main qui soutenait son front et se tourna vers le public, une instinctive comion étreignit tous les cœurs : car si l’expression de ce visage n’était pas tout à fait ouverte, on y pouvait lire cependant une poignante détresse.

La scène prit aussitôt une signification nouvelle.

On ne pouvait s’empêcher de se dire que trois semaines plus tôt, ce même homme se montrait rayonnant de bonheur : que la fortune, la vie n’avaient pour lui que des sourires ; que de longues années de félicité s’ouvraient devant lui.

Aujourd’hui, il devait faire face à une foule curieuse, assemblée par le désir de scruter les secrets de sa vie privée ; et il fallait expliquer devant cette cohue avide comment toutes ses espérances, tout son bonheur avaient abouti à une fin si prompte, si tragique ; comment une jeune épousée de quinze jours avait cherché une mort volontaire plutôt que de continuer à vivre sous le même toit que lui…

Cette curiosité mêlée d’une certaine comion, je la lisais sur tous les visages qui m’entouraient. Ce que révélait le mien, je ne saurais le dire. Je me souviens seulement que je m’efforçai de conserver un air de neutralité, alors que tout au fond j’avais le soupçon que le chagrin de cet homme n’était qu’un masque destiné à dissimuler soit sa participation directe à un crime odieux, soit quelque autre mystère que je pressentais vaguement.

L’oncle de sa femme, M. Moore, partageait sans nul doute la curiosité générale, mais il n’en trahissait rien ; il observait d’un air d’imibilité froide, parfaitement d’accord avec son attitude habituelle, le front pâle, les yeux enfoncés et cernés, les lèvres agitées d’un tremblement nerveux de celui qu’on appelait hier encore « le beau Jeffrey ». Soudain, secouant son abattement, M. Jeffrey parut se rendre compte de ce qu’on exigeait de lui ; il se redressa et se tourna avec un salut vers le coroner.

Miss Turner, immobile, rigide et comme figée, semblait une statue de pierre.

Après les formalités préliminaires de l’interrogatoire, le coroner prit le billet que M. Jeffrey avait déclaré être à lui adressé par Véronique.

— Ces lignes sont-elles de l’écriture de votre femme ? demanda-t-il.

M. Jeffrey jeta un coup d’œil rapide sur le papier :

— Elles sont de son écriture, répondit-il vivement.

La coroner lui tendit le feuillet.

— Examinez-les soigneusement, insista-t-il. Les mots ont été tracés en grande hâte, et par endroits ils sont à peine lisibles. Êtes-vous prêt à affirmer sous serment que ces lignes ont été écrites par votre femme et par nulle autre ?

Avec un froncement de sourcils qui exprimait le déplaisir, M. Jeffrey examina ou parut examiner la feuille de papier qu’on l’avait obligé de prendre.

— C’est bien l’écriture de ma femme, affirma-t-il d’un ton impatient. Ces lignes ont été tracées, comme il est facile de s’en rendre compte, dans un état d’agitation extrême, mais elles sont bien de la main de ma femme.

— Voulez-vous nous les lire à haute voix ?

C’était là une requête cruelle qui souleva d’instinctives protestations dans l’assistance. Mais aucune protestation ne troublait le coroner. Il avait ses raisons, sans doute, pour mettre ainsi le témoin à l’épreuve ; et quand il avait une bonne raison pour agir, il aurait fallu quelque chose de plus que les murmures de la foule pour le détourner de son but.

M. Jeffrey se rendit compte sans doute que le magistrat avait l’intention, comme il en avait le droit, d’agir à sa guise avec lui ; quoi qu’il en dût coûter à sa sensibilité ou à son orgueil, il ne résigna, et d’une voix assez ferme il lut les lignes suivantes :

« Je m’aperçois que je ne vous aime pas comme je le croyais. Je ne puis survivre à cette erreur, je prie Dieu qu’il vous donne la force de me pardonner.

« VÉRONIQUE. »

Aussitôt que M. Jeffrey, non sans une émotion visible, eut prononcé ce nom, le coroner reprit :

— Vous persistez à croire que ce billet vous a été adressé par votre femme, qu’il contient en résumé l’explication de son suicide ?

— Je le crois.

Le ton devenait acerbe. M. Jeffrey se regimbait sous l’aiguillon. Et il y avait dans son accent une agitation grandissante qu’il faisait tous ses efforts pour maîtriser.

— Vous devez avoir des raisons particulières pour accepter cette explication d’un événement, d’un suicide, qui, de l’avis général, a pu être provoqué seulement par les motifs les plus graves, insista le coroner.

— Ma femme avait l’esprit dérangé. Elle était dans un état de tension et de souf excessives, et il faut tenir compte de cet état. Il se peut qu’elle ait eu conscience de ne pas répondre pleinement à mon affection. Que ce sentiment ait été assez fort pour la décider à mettre fin à ses jours, c’est là pour moi une source d’indicible douleur. Et il faut ainsi que je l’ai déjà dit, trouver l’explication de son état mental dans l’ébranlement que lui causa le terrible drame qui assombrit le jour de notre mariage, rappelant les terreurs du é et faisant revivre les malheureuses traditions de la famille…

Le coroner laissa ces paroles produire leur effet sur les membres du jury ; puis il rentra dans ce que l’on peut appeler la partie offensive de son interrogatoire.

— Vous dites que la mort de votre femme vous a causé une douleur profonde ; comment se fait-il que vous ayez éprouvé un tel soulagement en découvrant à cette mort une cause qui aurait dû ajouter à votre affliction ?

Cette question, on ne pouvait s’y méprendre, impliquait un soupçon. M. Jeffrey le sentit et s’abandonna à un mouvement d’impatience.

— Sur quoi basez-vous l’assertion que je me suis montré soulagé ? Sur les racontars d’une domestique depuis si peu de temps dans ma maison que ses traits mêmes me sont inconnus ! Vous voudrez bien ettre qu’une personne d’aussi peu d’expérience ne saurait prétendre me connaître ni interpréter exactement les sentiments de mon cœur d’après quelque expression agère qu’elle peut avoir surprise sur mes traits.

L’attitude de défi qu’il assumait si brusquement frappa tout l’auditoire. Miss Turner eut un mouvement sous son voile ; et l’oncle David, qui jusqu’ici avait eu l’air profondément indifférent, fixa soudain sur lui un regard de curiosité aiguë. L’attention se fit générale.

— Nous n’avons pas seulement le témoignage de la domestique, fit remarquer le coroner. Votre attitude fut significative et apparente pour beaucoup d’autres. Nous pouvons en donner la preuve au jury, s’il l’exige.

Aucun juré n’éleva la voix ; le coroner demanda alors à M. Jeffrey s’il avait d’autres explications à fournir sur ce point, et ne recevant aucune réponse, il abandonna cet ordre de questions pour er à l’examen des faits.

— Où avez-vous trouvé ce papier ?

— Dans un des livres rangés sur la bibliothèque du salon. Quand Loretta me transmit le message de ma femme, je compris que je trouverai quelques mots d’elle dans le roman que nous venions de lire ; et comme depuis notre mariage nous n’avions pris d’intérêt qu’à celui-là, je ne pouvais m’y tromper.

— Pouvez-vous nous donner le titre de ce roman ?

— Compensation.

— Et vous avez trouvé le livre, intitulé Compensation, dans le salon du premier étage ?

— Oui.

— Sur un des rayons de la bibliothèque ?

— Oui.

— Où sont placés ces rayons ?

M. Jeffrey leva la tête d’un air étonné, comme s’il eut demandé : « À quoi bon tant d’insignifiantes questions sur un point de si peu d’importance ? » Mais il répondit sans embarras :

— À droite de la porte qui donne dans l’autre pièce.

— À angle droit avec la porte qui donne sur le palier, si je ne me trompe ?

— Oui.

— Très bien. Maintenant, puis-je vous demander de me décrire la couverture de ce livre ?

— La couverture ? Je n’ai jamais fait attention à la couverture. Pourquoi me… ? Pardon ; la couverture est assez baroque, autant que je me souvienne… mi-partie rouge et mi-partie verte, je crois…

— Est-ce celui-ci ?

M. Jeffrey montra le volume que le coroner lui montrait.

— C’est possible. Il lui ressemble, en tout cas.

Le volume avait une reliure flamboyante facile à reconnaître.

— Le titre au moins indique que c’est le même, dit le coroner. Est-ce le seul livre de la maison qui ait une couverture de ce genre ?

— Le seul, à ma connaissance.

— Assez sur ce point, pour le moment. Je prierai seulement le jury de se rappeler que la couverture de ce livre a un caractère très particulier, et qu’il était placé sur des rayons situés à la droite de l’entrée qui mène dans la seconde chambre.

« … Maintenant, monsieur Jeffrey, nous vous prierons de regarder ces bagues, ou plutôt cette alliance. C’est celle que vous avez ée au doigt de Mme Jeffrey lors de votre mariage, il y quinze jours. La reconnaissez-vous ?

— Parfaitement.

— Reconnaissez-vous aussi qu’elle portait une tache de sang quand l’agent vous la montra à votre retour de la maison Moore ?

— Je le reconnais.

— Comment expliquez-vous cette petite tache et la légère écorchure faite au doigt du Mme Jeffrey ? Ne pensez-vous pas que l’alliance a dû être arrachée de force ?

— Cela semble probable.

— Par qui fut-elle ainsi arrachée ? Par vous ?

— Par moi ?… Non !

— Par Mme Jeffrey elle-même, alors ?

— C’est plus vraisemblable.

— Il faut qu’elle ait retiré son anneau dans un accès de colère, pour se blesser de cette façon. Une querelle insignifiante entre mari et femme expliquerait difficilement un geste aussi violent. N’avons-nous pas quelque droit d’attribuer à votre désaccord un motif plus grave que celui que vous nous indiquez ?

On n’entendit pas de réponse. M. Jeffrey redressa soudain sa haute taille ; et ce fut tout.

— Dans cette conversation que vous avez eue avec votre femme tendant la matinée du mardi, le nom du miss Turner fut-il prononcé ? demanda le coroner après un temps.

— Oui.

— Avec récriminations ou quelque marque d’emportement de la part de votre femme ?

— Vous ne me croiriez pas si je répondais non, fut la réplique inattendue de M. Jeffrey.

Surpris par cette attaque directe du témoin, qui avait jusqu’ici é avec une patience apparente ses allusions et ses insinuations, le coroner demeura interdit un moment ; mais conscient que son rôle de magistrat le mettait en état de tenir tête victorieusement à l’élégant gentleman, qui aurait pu facilement le décontenancer en d’autres circonstances, il observa avec dignité :

— Vous avez prêté serment, monsieur Jeffrey ? Nous n’avons certainement aucune raison de ce pas vous croire.

Francis Jeffrey, s’inclina, regrettant probablement cette absence momentanée de sang-froid, et baissant les yeux, il articula nettement et posément :

— En ce cas, je répondrai non.

Le coroner changea de front.

— Pouvez-vous faire la même réponse à cette autre question : dans la conversation que vous avez eue immédiatement après avec miss Turner, a-t-il été parlé sévèrement des faits et gestes de Mme Jeffrey ?

Une pause, une hésitation à peine perceptible, mais permettant bien des suppositions, fit perdre à la réponse impatiemment attendue quelque peu de l’énergie d’affirmation qu’il désirait certainement lui prêter.

— Miss Turner était la sœur de ma femme. Aurait-elle, aurais-je été capable de parler d’elle en termes déplacés ?

— Ceci n’est pas une réponse à ma question, monsieur Jeffrey. Veuillez me donner une explication plus positive.

Miss Turner fit un mouvement. L’attention de l’assistance était à tel point tendue que tout le monde remarqua ce signe d’émotion. M. Jeffrey s’en aperçut sans doute, car son visage s’altéra, tandis qu’il répondait avec force :

— Il ne fut fait aucune récrimination. Mme Jeffrey m’avait donné des sujets de mécontentement et je ne me privai pas de le dire. Mais pas un instant je n’oubliai qu’il s’agissait de ma femme et que je parlai à sa sœur !

Ces phrases étaient manifestement pleines de réticences ; le coroner s’efforça d’obtenir une précision plus grande :

— La conversation, donc, porta sur votre femme ?

— Oui.

— Ce fut une critique de sa conduite ?

— Oui.

— Au bal de l’ambassade ?

— … Oui…

M. Jeffrey n’était vraiment pas habile à déguiser la vérité. Il ne put articuler ce dernier monosyllabe qu’avec un effort visible.

Le coroner fit une pause, laissant l’écho de ce « Oui ! » résonner et s’évanouir dans la salle. Puis, d’un ton cassant qui révéla un antagonisme jusqu’alors assez bien dissimulé :

— Si vous vouliez bien nous rapporter quelques-uns des propos ou des faits qui ont amené le dénouement fatal cela pourrait nous aider à comprendre la situation !

Mais le témoin n’essaya même pas d’obtempérer à ce désir. Il me parut que les avis étaient partagés dans l’auditoire au sujet de la discrétion dont il faisait preuve : les uns la jugeant exagérée en de telles circonstances, les autres en appréciant, vivement toute la délicatesse.

Le coroner l’estima sans doute déplacée, car dès ce moment il poussa son interrogatoire avec une nuance de sévérité plus grande. Le serrant de près, il l’obligea de convenir d’abord que son entretien avec miss Turner n’avait pas eu pour effet de lui inspirer plus d’indulgence pour sa femme ; que nulle réconciliation avec celle-ci n’avait suivi ; et que pendant les trente-six heures qui s’écoulèrent avant qu’il rentrât au logis, il ne fit aucune tentative pour calmer la surexcitation d’une enfant que, de son propre aveu, il considérait comme à peine responsable de ses actes. Quand il eut laissé au jury le temps d’apprécier pleinement ces divers points, le coroner accrut l’effet produit en confrontant Jeffrey avec des témoins qui décrivirent les relations très cordiales – pour ne pas dire plus – qui avaient existé entre miss Turner et lui avant qu’il eût fait la connaissance de celle qui devait devenir sa femme. Il termina par une question qui amena le témoin à nier qu’il eût jamais été fiancé à miss Turner et à réitérer l’assertion que son mariage avec miss Moore n’avait rompu aucun engagement antérieur. Mais son accent et la manière circonspecte avec laquelle il choisit ses mots pour faire ces déclarations ne parurent point, à ceux qui l’entendirent, une garantie absolue de sa sincérité. En outre, malgré l’apparente immobilité de miss Turner, on put voir à la façon dont ses doigts se nouaient nerveusement, quelle souf elle endurait pendant ce pénible interrogatoire. Souffrait-elle seulement dans sa juste fierté ? Craignait-elle quelque révélation fâcheuse pour son bon renom ? On n’aurait pu le dire ; et l’on attendait avec une curiosité cruelle, je l’ets, le moment où cette beauté fameuse serait appelée à la barre, contrainte d’écarter son voile et de révéler les traits irables qui ne l’avaient pas empêchée d’être délaissée pour une rivale dont le principale mérite résidait en sa grande fortune.

Mais ce moment n’était pas encore venu ; le coroner, procédant avec méthode, tendait maintenant à prouver ce qui dès le début avait été manifeste pour beaucoup d’entre nous. À savoir que l’hypothèse du suicide de Mme Jeffrey pouvait à bon droit paraître douteuse. Le billet laissé par la malheureuse jeune femme constituait la preuve la plus solide que pût alléguer M. Jeffrey en faveur de cette hypothèse. Mais si ce billet était purement et simplement inventé, ou bien si avant de chercher un remède à ses maux dans la mort l’infortunée Véronique avait réellement laissé un billet à l’adresse de son mari, ne se pouvait-il pas qu’il eût été tout différent de celui qu’on présentait ?… qu’il donnât à sa fin tragique une explication tout autre que le manque d’affection pour son mari, la désillusion apportée par le mariage ?…

Jugeant M. Jeffrey arrivé à un degré de surexcitation nerveuse qui le rendrait incapable de parer un coup imprévu, le magistrat prit soudain le papier signé Véronique ; et le présentant au témoin, il lui demanda s’il n’avait jamais remarqué une ressemblance entre l’écriture de sa femme et celle de miss Turner.

Un « Non ! » indigné parut sur le point de jaillir des lèvres de M. Jeffrey ; mais il se ravisa, et répondit d’un ton posé :

— Il se peut qu’il y ait une ressemblance. Je n’en sais rien. Je connais trop peu de l’écriture de miss Turner pour en juger.

Ceci occasionna une diversion. Des spécimens de l’écriture de miss Turner furent produits ; et après qu’ils eurent été dûment identifiés, le greffier les a aux jurés en même temps que le billet de Véronique. Les murmures d’étonnement qui leur échappèrent en comparant ces divers documents parurent ca une certaine agitation à M. Jeffrey. Il rougit de colère, et finalement articula d’un ton péremptoire :

— Je sais que ces mots ont été écrits par ma femme.

Mais quand le coroner lui demanda ses raisons pour être ainsi convaincu, il ne put ou ne voulut les faire connaître.

— Je l’affirme, se borna-t-il à répéter avec hauteur.

Le magistrat s’abstint de tout commentaire ; mais quand après quelques nouvelles questions qui n’amenèrent aucun éclaircissement il remercia M. Jaffrey et rappela Loretta, son accent nous avertit que la partie véritablement sérieuse de l’interrogatoire allait commencer.

XII PRÉSOMPTIONS 281xp

L’attitude de Loretta s’était encore affermie. Quoique honteuse toujours d’avoir à confesser son espionnage, elle montrait une décision, une volonté d’affronter la situation qui ne pouvaient qu’éveiller la crainte chez ceux qui s’intéressaient à M. Jeffrey.

Sa première réponse révéla à la fois la cause de son embarras rougissant et la raison de son apparente fermeté. Le coroner lui demandait si elle avait vu miss Turner avant que celle-ci sortît pour la promenade qu’elle prétendait avoir faite après le départ de Mme Jeffrey.

— Je l’ai vue, affirma-t-elle. Je ne crois pas que miss Turner le sache, mais je l’ai vue dans la chambre de Madame.

Tous les regards portèrent vers cette belle personne qui était demeurée jusqu’ici imible et muette. Cette attaque directe, la plus menaçante de celles qu’elle avait eu à soutenir, ne parut pas produire plus d’effet que les autres ; elle demeura comme avant, superbe, immobile et silencieuse.

La curiosité déçue se reporta sur M. Jeffrey et même sur l’oncle David ; mais le premier avait de nouveau appuyé sa tête sur sa main, et chez le second, on ne pouvait guère observer qu’une immense et égoïste satisfaction de soi. L’attention revint donc au témoin, qui avait pendant ce temps entamé son récit.

— Je suis confuse de ce que j’ai fait ce soir-là ; mais j’y fus amenée presque malgré moi, et j’en demande pardon à miss Turner.

« Ma maîtresse ne sortit pas tout de suite ; elle a quelques instants chez sa sœur avant de descendre, et lorsque j’eus refermé sur elle la porte d’entrée, je me hâtai d’aller remettre de l’ordre dans son appartement bouleversé. Sur le bureau ouvert, il y avait une foule de lettres ; j’avoue que je m’arrêtai un peu à les regarder… En ce moment…

Ici, le coroner interrompit Loretta, exigeant qu’elle dit avec précision, avant de er à d’autres détails, ce que contenaient ces papiers. Et comme il ressortit de ses réponses que ce n’étaient qu’invitations ou lettres amicales n’ayant rien à faire avec l’enquête, il l’invita à poursuivre son récit. Rouge jusqu’aux oreilles d’avoir été obligée d’avouer qu’elle avait lu ces lettres assez attentivement pour être certaine qu’alles ne disaient rien qui se rapportât à la querelle pendante entre les époux, Loretta ajouta en baissant les yeux que seulement lorsqu’elle entendit approcher miss Turner elle eut conscience de l’indiscrétion commise.

Troublée au-delà de toute mesure à l’idée d’être prise en flagrant délit d’espionnage par une personne qu’elle soupçonnait, à tort ou à raison, d’entretenir des sentiments sévères à son égard, elle perdit la tête, ne sut pas se composer un maintien naturel ; et remarquant que les tentures de la fenêtre opposée au bureau étaient fermées, elle courut se cacher dans ce réduit. L’embrasure était profonde ; elle s’y tint debout à l’aise ; et comme les rideaux en retombant sur elle ne s’étaient pas rets complètement, elle pouvait suivre, sans en perdre un seul, tous les mouvements de miss Turner.

Ici, le témoin s’arrêta, appréhendant peut-être quelque manifestation hostile. Mais les auditeurs étaient uniquement désireux de savoir la suite ; aussi, sans que le coroner lui eût posé aucune nouvelle question, Loretta reprit :

— Miss Tuner alla tout droit à la bibliothèque.

On s’y attendait. Et cependant, il y eut un mouvement général, et l’on entendit quelques exclamations étouffées.

— Que fit-elle ? demanda le coroner.

— Ella prit un livre, après avoir examiné soigneusement les rayons.

— De quelle couleur était ce livre ?

— Une couverture verte avec des figures rouges. Je l’ai très bien vu quand elle l’a pris.

— Comme celui-ci ?

— Exactement pareil.

— Que fit-elle de ce livre ?

— Elle l’ouvrit ; mais certainement ce n’était pas pour le lire, car elle le referma presque aussitôt.

— L’a-t-elle emporté hors de la chambre ?

— Non, elle le remit en place.

— Après l’avoir ouvert et refermé ?

— Oui.

— Avez-vous vu si elle a mis quelque chose dans le livre ?

— Je ne pourrais l’affirmer, car elle me tournait le dos, et je n’ai pas pu voir ce qu’elle faisait de ce livre.

Il se produisit à ces mots une certaine rumeur dans la salle. Avec un regard sévère enjoignant la silence à l’auditoire, le magistrat demanda si miss Turner avait quitté le salon sitôt après avoir remis le livre a sa place.

— Non, répondit le témoin ; elle resta debout quelques instants près de la bibliothèque, les yeux fixés à terre et paraissant en proie à une grande détresse ; puis, d’une allure agitée et avec plus d’un regard inquiet en arrière, elle pénétra dans la chambre voisine, s’arrêta devant un vaste bureau qui servait uniquement à M. Jeffrey, hésita visiblement, et avec une résolution soudaine, elle ouvrit le tiroir supérieur, y plongea la main.

— Y prit-elle quelque chose ?

Loretta ne pouvait dire si elle emporta quoi que ce soit car, entendant miss Turner revenir dans le salon, elle se tapit instinctivement tout au fond de l’embrasure, n’ayant eu que le temps d’entrevoir son beau visage presque égaré, pâle comme la mort ; quelques minutes plus tard, elle quittait la maison.

Comme tout le monde savait ce que contenait d’habitude ce tiroir, la conclusion s’imposait. Quelque raison qu’elle pût invoquer pour avoir pénétré dans le salon de sa sœur, il n’y avait qu’une préoccupation, qu’une crainte, ou peut-être qu’un espoir capable de l’amener à fouiller dans le bureau de M. Jeffrey. Elle voulait savoir si le revolver était toujours à sa place ou s’il avait été emporté par Véronique ; cela révélait sur quel point s’étaient fixées ses pensées pendant cette crise, et contredisait péremptoirement son assertion qu’elle n’avait remarqué chez la jeune femme rien d’alarmant, qu’elle l’avait vue partir sans rien redouter de fâcheux.

Beaucoup de gens eurent ici l’impression que le nom de Francis Jeffrey était quitte en une certaine mesure de l’horrible soupçon qui pesait sur lui, et ce fut un soulagement général. Mais aussitôt le coroner provoqua une surprise et une déception en l’appelant de nouveau à la barre.

— Le témoin a-t-il accompagné sa femme à la maison Moore ?

— Mon.

— L’y retrouva-t-il par suite d’un rendez-vous convenu avec elle ou ménagé par une tierce personne ?

— Non.

— S’est-il rendu à la maison Moore, dans la soirée du 11, à un moment quelconque avant l’heure où il y revint en compagnie des agents ?

— Non.

— Veut-il jeter un coup d’œil sur ces empreintes de doigts laissées sur le manteau de la cheminée, dans la chambre du sud-ouest ?

Le témoin fit ce qui lui était demandé.

— Et maintenant, voudrait-il placer les doigts de sa main gauche sur ce papier et voir si…

— C’est inutile, interrompit M. Jeffrey. Ces empreintes sont miennes, je le reconnais !… C’est-à-dire que je ne doute pas qu’elles aient été laissées par ma main.

Inconsciemment, ses yeux se portèrent sur cette main, comme s’il voulait lui reprocher de l’avoir trahi, puis il dirigea vers moi un indéfinissable regard qui me troubla grandement et me fit voir sous un jour moins favorable le mirifique stratagème grâce auquel j’avais identifié les empreintes. Cependant il se remit à répondre aux questions du coroner sur le même ton qu’il avait eu lors de l’entrevue officieuse à laquelle j’assistai.

— Je reconnais avoir été dans la maison Moore, avoir pénétré même dans la chambre du sud-ouest, mais pas au moment que vous croyez. Ce fut la veille que j’y allai.

Il raconta comment se trouvant dans un état de grande agitation nerveuse et ayant la clef de la vieille demeure dans sa poche, il s’était amusé à en parcourir les chambres abandonnées. Son récit produisait une impression de doute qui bientôt s’aggrava singulièrement. Répondant au coroner qui demandait par quel moyen il s’était éclairé, il expliqua non sans un trouble visible qu’il avait découvert une bougie dans la chambre du premier étage. Mais sur la question suivante : qu’avait-il fait ensuite de cette bougie ? il parut complètement interdit, incapable de trouver une explication, demeura muet. Et le coroner ayant suggéré l’hypothèse que peut-être il l’avait laissée choir devant l’armoire de la chambre, il perdit tout à fait contenance et fut sur le point de s’affaisser comme quelqu’un à qui l’on retire soudain l’appui qui le maintenait. Un silence angoissant régna ; puis le témoin rappela d’un effort vigoureux de volonté ses forces défaillantes et murmura que ses souvenirs des incidents de ce soir-là étaient quelque peu confus, il attendit avec un regard d’indicible souf la prochaine question du magistrat. J’aurais tout donné en en moment pour n’avoir point travaillé à perdre cet homme.

Malheureusement pour lui, le coroner continua sur le même sujet.

— Avez-vous, oui ou non, acheté des bougies chez un épicier du coin de l’avenue ?

— Oui.

— Avant d’aller visiter la maison ?

— Oui.

— Avez-vous aussi acheté des allumettes ?

— Oui, des allumettes aussi.

— De quelle espèce ?

— Une boîte d’allumettes suédoises.

— Avez-vous remarqué, en rentrant chez vous, que la boîte que vous veniez d’acheter était à moitié vide ?

— Non.

— Cependant, vous aviez brûlé un grand nombre d’allumettes en parcourant la maison, n’est-ce pas ?

— C’est possible.

— Pour vous éclairer en montant l’escalier ?

— Peut-être.

— C’est bien là l’usage que vous en avez fait ?

— Oui.

— Mais pourquoi vous servir d’allumettes, puisque vous aviez dans votre poche des bougies qui sont plus faciles à tenir et durent plus longtemps ?

— Ah ! je ne saurais le dire. Tout cela se brouille dans ma mémoire.

— Êtes-vous entré dans la bibliothèque pendant cette visite solitaire à la vieille maison ? insista le coroner.

— Je crois que oui.

— Qu’avez-vous fait dans la bibliothèque ?

— Je suis allé et venu dans la pièce… je ne me rappelle plus.

— Quelle lumière aviez-vous ?

— Une bougie, je crois.

— Vous devez bien le savoir ?

— Eh bien, oui, il y avait une bougie dans un flambeau.

— Quel flambeau ?

— Le même qui m’avait servi en haut.

— Et vous ne vous rappelez pas à quel endroit vous l’avez laissé en quittant la maison ?

— Non. Je ne me préoccupais guère d’un pareil détail.

— De quoi donc étiez-vous préoccupé ?

— De ma querelle avec ma femme et des fâcheux souvenirs de la vieille demeure.

— Ah !… et cela se ait le mardi soir ?

— Oui.

— Pouvez-vous nous en fournir la preuve ?

— Je ne le puis pas.

— Mais vous l’affirmez sous la foi du serment ?

— Je jure que c’était le mardi soir, le soir qui précéda immédiatement celui où… où la mort de ma femme m’a ravi à jamais mon bonheur terrestre.

Ces mots furent prononcés avec une ferveur sincère, et bien des visages se détendirent. Mais le coroner répéta :

— N’avez-vous aucun moyen de nous donner la preuve indiscutable de ce que vous affirmez ?

L’ombre, un instant soulevée, parut s’appesantir à nouveau et plus lourdement que jamais sur la tête de l’infortuné.

Il était tard, et l’atmosphère de la salle devenait étouffante ; mais nul ne songeait au malaise physique, tant était grande l’anxiété morale, et un frisson a dans tout l’auditoire quand le coroner, prenant une boîte sous une pile de papiers, en tira le fameux ruban blanc délicatement noué qu’accompagnait le revolver fatal.

Beaucoup d’amis de M. Jeffrey jugèrent ce geste inutilement dramatique. Le coroner souleva le ruban et demanda.

— Vous connaissez ceci ?

À ce moment, un cri strident, mélange de surprise et de surexcitation, éclatant aux derniers rangs de l’auditoire, détourna un peu l’attention du visage torturé de Francis Jeffrey. Tous les regards se tournèrent du côté de la porte pour voir qui se permettait de troubler ainsi la majesté du prétoire. C’était une petite vieille, connue en ville pour ses excentricités autant que pour son énorme fortune. J’envoyai un agent la surveiller, et chacun se reprit à écouter.

M. Jeffrey venait de reconnaître que le ruban était bien celui qui avait retenu le revolver au poignet de la morte. Le coroner lui demanda si, à son avis, une femme pouvait faire à son propre poignet un nœud aussi parfait ; et lorsqu’il eut is que la chose paraissait impossible, le magistrat attendit quelques secondes avant de formuler le soupçon qui s’était emparé de tous.

— Ne pouvez-vous, par quelque démonstration irréfutable ou à l’aide d’un témoin, prouver que ce fut bien le mardi, et non le mercredi soir, que vous allâtes visiter la maison Moore ?

Cette détresse morale, ce désarroi cruel qui plus d’une fois déjà s’était trahi sur le visage de M. Jeffrey depuis le début de l’interrogatoire, y reparut, plus pénible à voir que jamais lorsque se formula cette question menaçante. En vain, il interrogeait sa mémoire rebelle, quand l’attention du coroner fut détournée par une requête que lui fit à l’oreille un des détectives. Aussitôt, d’un geste, il renvoyait M. Jeffrey à sa place et invitait un nouveau témoin à prêter serment.

Il est facile d’imaginer la surprise de chacun, et la mienne en particulier, quand on vit que ce témoin était l’oncle David.

XIII QU’ON AMÈNE TALLMAN ! z6v6n

Je ne sais pourquoi on avait tant tardé à l’interroger. D’après le cours des événements, il aurait dû être entendu avant moi, et c’est seulement sur sa demande que M. Moore obtenait à présent le privilège de comparaître devant le coroner et devant le public.

Je me sers à dessein de ce mot privilège. La fière attitude du vieillard, le son de sa voix, les regards satisfaits qu’il promenait autour de lui, tout indiquait que ce rôle de témoin, si peu recherché en général, lui était profondément agréable. Peut-être le souvenir ces années antérieures pendant lesquelles il avait é aux yeux de tout ce monde pour un pauvre hère minable, lui faisait accorder une importance énorme au moment où il apparaîtrait avec une mise plus digne de sa position sociale.

En tout cas, il se tourna vers le public avec un maintien qui appelait ouvertement l’iration. Quand il répondit aux questions du magistrat, ce fut avec une condescendance vaniteuse qui eût fait sourire si son rôle dans l’affaire avait été aussi insignifiant qu’il voulait le faire croire.

Ses déclarations tendirent à confirmer le témoignage de M. Jeffrey, tout au moins en ce qui concernait la présence du mari de Véronique dans la maison fatale le mardi soir. M. Moore, qui était très précis sur le chapitre des dates, affirma de la façon la plus positive que la lumière qu’il avait vue à l’une des fenêtres de son ancestrale demeure le soir où il alla chercher la police avait déjà brillé la veille au même endroit. Ce fut cette répétition qui l’inquiéta jusqu’à lui faire violer ses habitudes les plus enracinées et quitter sa maison à une heure aussi avancée pour prévenir les autorités.

« Le vieux sournois ! pensai-je. Pourquoi n’en avait-il rien dit jusqu’à présent ? »

Ceci me fit concevoir de nouveaux doutes sur sa sincérité qui m’avait toujours paru sujette à caution. Soit qu’il partageât cette opinion, soit qu’il eût tenu particulièrement à obtenir tous les détails possibles du seul voisin de la funeste maison, le coroner, sans laisser poindre le moindre soupçon et cependant avec la tranquille opiniâtreté des magistrate instructeurs, soumit le vieillard à un interrogatoire extrêmement serré ; il voulut savoir s’il avait vu entrer M. Jeffrey dans la maison le mardi soir ; s’il avait jamais vu quelqu’un y pénétrer depuis la cérémonie du mariage ; si même il avait remarqué qui que ce fut séjournant sur le perron ou se glissant dans la cour. Mais la réponse fut uniformément : non ; et chaque non devenait de plus en plus positif, le vieillard de plus en plus impénétrable et solennel à mesure que l’interrogatoire avançait. En réalité, il était le personnage le plus inattaquable que j’aie jamais vu témoigner devant un jury. À part le fait d’avoir remarqué de la lumière, chacun des deux soirs en question, il ne rapporta rien. Son existence dans son petit pavillon était si absorbante – n’avait-il pas son orgue et son chien ? – qu’il n’éprouvait pas le besoin de regarder par la fenêtre. S’il n’avait pas eu cette habitude de promener Rudge pendant un quart d’heure avant de l’enfermer pour la nuit, il n’aurait rien vu du tout.

— Sortez-vous votre chien toujours à la même heure ? s’enquit le coroner.

— Oui, toujours vers neuf heures et demie.

— Et c’est à cette heure que vous avez aperçu de la lumière ?

— Oui, à cette heure-là, chaque fois.

Comme il était arrivé au poste quelques instants avant dix heures, son affirmation était vraisemblablement exacte. Mais néanmoins elle ne m’inspirait pas une confiance absolue. Il exprima avec trop d’insistance son regret de ne pouvoir aider davantage à l’éclaircissement d’un mystère qui touchait à ce point à l’honneur de la famille dont il était maintenant le chef et l’unique représentant. Sa voix, comme sa manière, était irablement adaptée aux circonstances, mais je me promis bien que si l’occasion s’en présentait jamais, je ne manquerais pas de démasquer ses batteries.

Avant de se retirer, il répéta mot pour mot l’énergique affirmation du début, qu’il avait vu une lumière dans la vieille maison, le mardi et le mercredi soir. Cette déposition, confirmant la parole de M. Jeffrey, parut à tous précieuse pour lui ; et on s’attendait à ce que cette confirmation fût constatée officiellement. Mais avec une obstination qui surprit le public, le coroner rappela le témoin et lui demanda comment il entendait prouver que sa visite du mardi n’avait pas été renouvelée le lendemain, et qu’il ne se trouvait pas dans la maison Moore au moment où fut tiré le coup de revolver.

À cette question capitale, un avocat qui était assis près de moi se pencha en avant comme s’il attendait un signe qui lui permit d’intervenir. Mais M. Jeffrey ne fit aucun signe. Je doute même qu’il ait remarqué ce mouvement. Il paraissait uniquement préoccupé de retrouver ce nom qui persistait à fuir de sa mémoire ; le front contracté, les traits fatigués, l’œil fixe et douloureux, il faisait peine à voir.

— Je ne puis vous fournir aucune preuve, balbutia-t-il finalement. Il y a bien quelqu’un qui pourrait vous le dire… mais il faudrait que je parvinsse à me souvenir de son nom.

Tout à coup, sa parole se brisa ; il eut un cri étouffé, un rire rauque, puis nous l’entendîmes articuler un nom :

— Tallman !

Ces deux syllabes produisirent un effet électrique. C’était donc vrai ! Il existait, ce nom que sa mémoire capricieuse refusait dû lui livrer. D’un bout à l’autre de la salle, il y eut un murmure d’immense soulagement ; et l’un des assistants, tout au fond, s’oublia jusqu’à crier à très haute voix :

— Tallman ! Qu’on amène Tallman !

Il fut immédiatement rappelé à l’ordre ; mais je n’en vis pas davantage, attendu que sur un coup d’œil du coroner, je gagnais déjà la porte pour aller quérir ce nouveau témoin.

Je me rendis tout droit au Cosmos-Club, car Phil Tallman, sa personnalité et ses habitudes étaient aussi connus à Washington que la statue de la Liberté sur le dôme du Capitole. Jamais je n’ai rencontré d’homme qui eût l’air plus aimable à la fois et plus distrait. Je lui demandai tout de suite s’il avait jamais rencontré M. Jeffrey près de l’entrée du cimetière de Rock-Creek ; il parut surpris de cette entrée en matière, mais il répondit néanmoins sans la moindre hésitation.

— Certainement, le soir même où sa femme… Mais qu’y a-t-il ? Vous avez l’air bien agité pour un détective !

— Voulez-vous m’accompagner au tribunal ? Votre déposition sera infiniment précieuse pour M. Jeffrey.

Je n’oublierai jamais ces milliers d’yeux tournés vers la porte, tous exprimant la même attente fiévreuse, quand je reparus devant le coroner et le jury accompagné du témoin tant espéré.

M. Jeffrey, qui avait essayé de se lever à notre entrée sans paraître en avoir la force, eut un vague sourire en apercevant le sympathique visage de Tallman ; et le coroner, se rappelant peut-être que les cordes tendues à l’excès finissent par se rompre, pressa l’accomplissement des formalités d’usage autant que le permettait la gravité des circonstances.

En résumé, il fut péremptoirement prouvé que M. Jeffrey se trouvai, près de l’hôpital militaire à sept heures environ, c’est-à-dire quelques minutes à peine avant l’heure où s’était arrêtée la montre de Mme Jeffrey, quand celle-ci tomba mortellement frappée dans la vieille bibliothèque. Comme il était matériellement impossible de franchir en un temps aussi court la distance qui sépare ces deux endroits, l’alibi de M. Jeffrey pouvait être considéré comme inébranlablement établi. On venait de renvoyer l’affaire au lendemain, et chacun se levait, heureux de pouvoir remuer bras et jambes à l’aise, et d’échanger ses impressions, lorsqu’un incident inattendu vint interrompre la sortie de la foule et ramener l’attention sur M. Jeffrey. Il était debout en face de miss Turner qui demeurait assise en une attitude étrangement immobile. Il venait de lui toucher le bras, et nous la vîmes, avec un geste d’angoisse, relever l’épais voile noir qui couvrait les traits de la jeune fille.

Ce fut une vision de beauté qui nous apparut, mais une beauté inanimée. La jeune fille s’était évanouie, toute droite sur sa chaise

XIV LE NŒUD DE SATIN BLANC 455g27

L’issue triomphale de l’interrogatoire de M. Jeffrey produisit la plus vive sensation dans la ville. Tout autre sujet de conversation fut délaissé ; on ne se lassait pas de discuter l’audace de l’instruction s’efforçant de convaincre de ce crime l’un des citoyens les plus estimés de Washington et de se réjouir de l’échec qu’avait rencontré cette insolente présomption. De quel côté allaient se porter maintenant les soupçons ? Ils prendraient sans doute une direction tout aussi audacieuse, tout aussi répréhensible. En conséquence de la curiosité redoublée du beau monde, la suite, à l’audience suivante, se trouva archicomble.

À ma grande surprise, M. Jeffrey fut rappelé à la barre. Il me parut quelque peu changé depuis la veille. Je lui trouvai le visage altéré ; et quoiqu’il conservât naturellement sa superbe prestance et son air de haute distinction, il ne montrait plus cette fermeté qui, à part un moment de faiblesse, l’avait soutenu au cours de cette angoissante épreuve. J’enregistrai soigneusement ce fait dans ma mémoire, déjà bien chargée.

Miss Turner était assise un peu moins en évidence que le jour précédent, et l’oncle David n’était plus là.

Les premières questions se rapportèrent à un sujet déjà traité, mais qui apparemment ne l’avait pas été à la satisfaction du coroner.

— Voulez-vous me dire, monsieur Jeffrey, si vous avez replacé à l’endroit même où vous l’aviez trouvé le petit guéridon qui portait le flambeau ?

— Non, pas au même endroit.

— Avez-vous apporté avec vous, au moment de la visite que vous alléguez avoir faite la veille du drame, les bougies qu’on découvrit plus tard dans les chambres désertes ?

— Non.

M. Jeffrey avait eu le temps de réfléchir, et au lieu de montrer l’hésitation et l’embarras dont il fit preuve à son premier interrogatoire, il fut maintenant en état de préciser ce point. Alors qu’il se rappelait parfaitement avoir acheté des bougies en se rendant à la maison Moore, il ne les avait pas trouvées dans sa poche on y arrivant, ce qui l’obligea à se servir d’allumettes pour gravir l’escalier et parvenir jusqu’à la grande chambre du premier étage, où il savait qu’il trouverait une bougie.

— Comment saviez-vous que vous trouveriez une bougie dans la grande chambre du premier étage ?

La réponse me surprit, comme elle en surprit sans doute beaucoup d’autre.

— C’est dans cette chambre que Mme Jeffrey s’habilla pour la cérémonie. On n’y avait rien touché depuis lors. Ma femme avait coutume, sa toilette faite, de friser sur son front quelques boucles légères. À la maison, elle se servait du gaz pour faire chauffer le fer à friser, mais comme il n’y a pas le gaz dans la maison Moore et que j’avais cependant remarqué les frisons sous son voile, j’en conclus qu’elle avait dû se servir d’une bougie.

Tout cela fut débité d’un air de lassitude que je ne sus comment interpréter. Répétait-il une leçon apprise, ou bien était-il vraiment dégoûté de la vie et de ses tristesses ? Du reste personne, excepté moi, ne sembla remarquer cette ivité étrange. Pour le gros du public, il n’était plus le témoin en e de devenir un inculpé, mais simplement un homme propre à fournir encore certains éclaircissements. La question que lui posa ensuite le coroner était importante.

Il s’attendait à trouver une bougie dans la maison ; mais pouvait-il dire d’où provenaient celle que l’on trouva dans le globe ainsi que celle qui était écrasée à terre devant l’armoire ?

M. Jeffrey ne savait rien à ce sujet.

On appela alors divers témoins qui corroborèrent ses affirmations, affirmations dont le coroner semblait particulièrement désireux d’établir la sincérité. Ce fut d’abord l’épicier qui avait vendu les bougies. Une heure après que M. Jeffrey eut quitté sa boutique, déclara-t-il, on retrouvait le paquet, oublié par le client sur le comptoir. (La pauvre Jenny, trop pressée de venir me rendre compte, n’avait pas entendu la fin de l’histoire.) Aussitôt qu’ils eut constaté le fait, l’épicier s’empressa d’envoyer le paquet en question chez M. Jeffrey.

La façon dont le coroner insista sur ce détail nous fit comprendre qu’il y ajoutait une importance que nous ne savions à quoi attribuer, n’étant pas dans le secret de son plan de bataille.

On fit comparaître ensuite les maîtres d’hôtel qui avaient installé le buffet le jour du mariage. L’un d’eux attesta qu’aussitôt après l’arrivée de miss Moore, on l’avait envoyé chercher une bougie et une boîte d’allumettes. Un autre, qu’il avait porté dans la chambre un des flambeaux de la cheminée du salon. Puis le coroner exhiba un fer à friser et d’autres objets de toilette montés en argent, trouvés abandonnés sur une coiffeuse dans la chambre.

Le témoin suivant fut une domestique de M. Jeffrey, la vieille Chloé, une négresse à la figure grimaçante ; elle déclara que le paquet de bougies rapporté par le garçon épicier et posé par lui sur la table avec d’autres articles, avait disparu quand elle voulut la mettre en place. Pressée de questions, elle avoua qu’au moment où la commande fut livrée, une tierce personne se trouvait présente ; que cette personne sursauta violemment quand le livreur raconta que les bougies avaient été achetées par M. Jeffrey et oubliées par lui ; que cette personne s’avança vers la table et soupesa le paquet, sans cependant que Chloé la vit l’emporter…

— Quelle était cette personne ?

— C’était… miss Turner…

On comprit alors les intentions du coroner et le but de ses investigations. La minute fut impressionnante et – pour moi du moins – aussi pénible que triomphale. Je n’avais pas prévu un pareil résultat quand je me mis en tête que la mort de Mme Jeffrey était due à un meurtre plutôt qu’à un suicide…

Quand le murmure qui accueillit cette émouvante révélation se fut calmé, avec un profond soupir et un regard soucieux dans la direction des jurés, qui manifestaient eux aussi un certain malaise, le coroner renvoya la négresse et appela un nouveau témoin :

— Miss Nixon.

À ce nom, la surprise redoubla. Miss Nixon ! Une personne bien connue à Washington ; presque aussi connue que l’oncle David ou que M. Tallman. Qu’avait à faire ici cette vieille fille bizarre et ridicule ? C’était, à vrai dire, la personne même qui poussa une exclamation la veille à la vue du ruban blanc et du revolver.

Quand on vit s’avancer miss Nixon, plusieurs personnes se poussèrent du coude et sourirent, sans doute parce que son chapeau et son manteau n’étaient pas précisément à la dernière mode, et peut-être aussi parce que son maintien était aussi bizarre que son accoutrement, bien qu’elle eût, ainsi que nul ne l’ignorait, l’un des comptes de banque les plus importants du district. Mais on ne sourit plus lorsqu’on remarqua l’expression anxieuse et même tourmentée du ses traits.

Le coroner prit en main la boîte déjà bien connue, l’ouvrit et en sortit le ruban, qui était noué d’une façon très particulière. Toutes les têtes se penchèrent en avant et il y eut un frémissement dans l’assistance quand le magistrat demanda at témoin :

— Avez-vous jamais vu un nœud semblable, à celui-ci ?

Miss Nixon répondit d’une voix faible :

— Oui, j’en possède un comme celui-là, tout à fait semblable à celui-là… et c’est pourquoi je n’ai pu, hier, retenir une exclamation en le voyant…

— Comment vous êtes-vous procuré le nœud dont vous parlez ? Qui l’a fait ? Qui l’a noué pour vous ?

— Il fut noué pour moi par… par miss Turner… qui est… qui était une de mes amies, une très bonne amie… Un jour que je m’efforçais, en sa présence, de faire un joli nœud avec un ruban, elle me le prit des mains et le noua fort dextrement, ce dont je la remerciai beaucoup car c’était un nœud très élégant.

— Et semblable à celui-ci ?

— Presque exactement semblable.

— Avez-vous ce nœud ici ?

— Oui, je l’ai apporté.

— Voulez-vous le montrer au jury ?

Poussant un soupir profond et bruyant, elle ouvrit un petit sac qui ne la quittait jamais et en sortit un nœud de satin rose. Le ruban était en effet noué de façon à la fois élégante et caractéristique ; on échangea des regards ; chacun en reconnaissait pour ainsi dire la signature… Au milieu d’un silence complet deux ou trois témoins vinrent certifier que miss Turner possédait une habileté exceptionnelle pour chiffonner des nœuds de ruban et que non seulement ses proches, mais des personnes étrangères comme miss Nixon, lui demandaient souvent son aide.

Pendant toutes ces dépositions, je ne cessai d’observer M. Jeffrey. Le but vers lequel tendaient les questions du coroner était à présent si évident que je tenais à en surveiller l’effet sur lui. Je fus quelque peu déçu. Il paraissait surpris plutôt qu’inquiet, suivait d’un regard étonné le défilé des témoins, semblant ne plus rien comprendre à ce qui se ait. Cependant, quand plusieurs personnes vinrent déclarer que ses attentions auprès de miss Turner avaient été assez marquées naguère pour qu’on attendît de jour en jour à l’annonce de leurs fiançailles, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine comme pour dissimuler une souf soudaine et intolérable. Bientôt ce fut le coup final : l’homme que j’avais rencontré à Alexandria vint narrer l’incident qui prit place à l’hôtel d’Atlantic-City. Il corsa même son récit avec quelques commérages tendant à prouver que miss Turner, était d’un caractère vindicatif et pardonnait rarement un affront…

L’heure s’avançait, nous touchions maintenant au coup de théâtre attendu : le coroner invita miss Turner à se présenter à la barre.

Venant après des préliminaires aussi significatifs, ce nom avait presque la force d’une accusation : mais la dignité avec laquelle elle s’avança imposa le respect à tous.

Je ne pus m’empêcher de m’émerveiller de son calme et de sa noble sérénité.

S’était-elle à ce point préparée à tous les événements que rien ne pourrait ébranler son sang-froid, pas même l’hypothèse qu’elle, miss Turner, la fière beauté mondaine, pouvait être soupçonnée d’un crime si noir ? Ou bien y avait-il en son cœur une source de force qui la soutenait dans cette épouvantable épreuve ?… Tous les yeux étaient fixés sur elle. Quand elle écarta le voile qui cachait ses traits et apparut en pleine lumière devant l’auditoire, ce ne fut pas tant la beauté de son visage qui souleva un murmure unanime de surprise que le calme, l’assurance, presque la hautaine majesté de son maintien, assurance si magnifique après tout ce qu’on avait entendu depuis la veille que chacun en fut dérouté. Plusieurs se sentirent soudain persuadés de son innocence.

Je fus du nombre. Bien que j’eusse essayé dès le début d’amener quelque révélation inattendue – combien peu je m’attendais à ce qui arrivait ! – je ressentis en rencontrant ce regard fier, calme et mélancolique un tel choc que je reculai, saisi de confusion. Je ne trouvai quelque réconfort que dans la pensée qu’une femme parfaitement innocente ne pourrait s’empêcher de manifester plus d’émoi… Celui seul qui a quelque chose à cacher, me disais-je, trouve la force de se composer un front d’airain pour se présenter devant les juges qu’il sait prêts à l’inculper d’un forfait odieux… Cette conviction me rassura et me rendit moins sensible à la grâce de la jeune fille, au ton émouvant de sa voix, à la tristesse profonde de son regard. Elle n’eut qu’une seconde de trouble, et ce fut quand ses yeux se tournèrent vers Francis Jeffrey, affaissé sur son siège.

Son nom, « Alice Cora Turner », prononcé d’une voix ferme et nette, produisit une vive impression dans l’auditoire. Bien peu de temps auparavant, ces quelques syllabes suffisaient à évoquer l’image d’une beauté triomphante, marchant de succès en succès dans les fêtes mondaines… Elles gardaient encore leur magique pouvoir, à en croire l’expression de plus d’un visage avidement tourné vers elle.

— Quels liens de parenté vous attachaient à Mme Jeffrey ?

— Nous avions la même mère, mais je suis née d’un premier mariage. Nous étions demi-sœurs.

Une infinie tristesse résonna dans cette réponse. Le magistrat fit ensuite quelques questions préliminaires. Il demanda dans les détails sur l’enfance de miss Turner et l’obligea à préciser le caractère des relations qu’elle avait eues avec sa sœur. Mais on n’apprit rien de nouveau. Ces relations furent affectueuses jusqu’au moment où Véronique revint de pension. Vers cette époque, elles se modifièrent légèrement ; comment et pourquoi, miss Turner parut éprouver de la répugnance à l’expliquer. Pour tout dire, elle refusa presque de le faire ; et le coroner, jugeant que ce refus était plus explicite qu’un aveu, n’insista pas et a à l’examen de divers incidents qui pouvaient paraître suspects.

Il commença par questionner miss Turner au sujet de cette conversation qu’elle eut avec M. Jeffrey quand celui-ci vint la trouver après avoir eu avec Véronique une explication orageuse. Qu’allait-elle révéler ?… Chacun fut attentif. Mais les indications données par son beau-frère lui furent utiles sans doute, car son témoignage concorda absolument avec le précédent. Ils s’étaient entretenus, déclara-t-elle, des imprudences de sa sœur ; elle avait conseillé la patience au mari. C’est tout ce qu’elle avait à dire de cet entretien, tout ce qu’elle en voulait dire, comme on le vit bientôt.

Le coroner a à un sujet nouveau.

— Qu’avez-vous à nous rapporter de l’entrevue que vous avez eue avec votre sœur, avant qu’elle sortît, le soir même de sa mort ?

— Peu de chose. Elle voulait simplement m’avertir qu’elle était obligée de s’absenter quelques instants. Je la trouvai assez énervée, mais cependant pas au point de m’alarmer. Je me rappelle même qu’elle affecta de rire en me quittant, sans doute pour détourner mes soupçons, si j’avais pu en avoir… ou peut-être parce qu’elle n’était déjà plus responsable de ses actes…

— Savait-elle que M. Jeffrey avait eu un entretien avec vous la concernant ? Y fit-elle quelque allusion ?

— Aucune. Elle haussa les épaules quand je lui demandai si elle se sentait assez bien pour sortir et prévint toute autre question en se sauvant. Elle avait toujours été capricieuse et elle le fut en ce moment-là plus que jamais. Ah ! s’il en avait été autrement !… Si elle m’avait laissé voir sa souf !… Alors j’aurais pu la supplier de m’ouvrir son cœur, recevoir ses confidences… éviter peut-être ce dénouement fatal…

L’émotion brisa sa voix. Le coroner fit une pause, sans doute parce que la question qu’il allait poser était cruelle.

— Est-ce tout ce que vous avez à dire sur cette importante entrevue, la dernière que vous ayez eue avec votre cœur avant sa mort ? reprit-il après un court silence.

— Non ; il y a quelque chose de plus, quelque chose que je tiens à dire au jury. Quand ma sœur entra chez moi, elle avait à la main un ruban blanc, c’est-à-dire qu’elle tenait les deux extrémités d’un long ruban de satin blanc qui semblait sortir de sa manche. Me tendant ces deux bouts, elle me demanda de les lier autour de son poignet. « Un nœud d’arrêt en dessous, dit-elle, et par-dessus un nœud à boucles, et serrez bien, qu’il ne glisse pas ! » Comme il m’arrivait souvent de lui rendre de ces petite services, je consentis volontiers à sa demande. Je n’éprouvai aucune hésitation. Je pensai qu’il s’agissait de son éventail ou de son face-à-main… mais nous savons maintenant ce que tenait ce ruban… Vous ne m’obligerez pas, je pense, à en dire davantage…

Ces mots, prononcés d’un air très noble et avec une sérénité altière, produisirent un grand effet sur l’auditoire ; pour quelques instants du moins, la faveur inconstante du public lui fut acquise.

Le coroner avait prévu sans doute l’explication que donnerait miss Turner, mais il ne s’attendait peut-être pas à lui voir prendre ainsi l’offensive ; il s’inclina avec courtoisie et continua, tenace :

— Je voudrais pouvoir vous épargner ces pénibles détails. Mais cela ne m’est pas possible. Saviez-vous que M. Jeffrey avait un revolver ?

— Je le savais.

— Et qu’il le tenait dans sa chambre ?

— Oui.

— Dans le tiroir supérieur d’un certain bureau ?

— Oui.

— Alors, miss Turner, voulez-vous nous dire ce que vous avez été faire dans ce tiroir, et si vous y êtes bien allée aussitôt que Mme Jeffrey fut partie ?

Il est certain qu’elle avait dû prévoir cette question non seulement depuis le début de l’interrogatoire, mais depuis qu’elle tenait de la bouche même de Loretta que cet incident était connu. Pourtant elle ne parut avoir préparé aucune réponse.

— Ce n’est pas le revolver que je cherchais là, déclara-t-elle après un silence.

À cette réponse, un murmure parcourut le public et la sympathie générale parut s’éloigner d’elle. Ce changement ne put lui échapper, mais loin d’en paraître troublée ou déprimée, elle se redressa, et sa beauté prit un éclat éblouissant tandis qu’elle tournait un regard fier et calme vers le jury. Peut-être le coroner fut-il frappé de ce charme dangereux, de la séduction qui émanait d’elle en ce moment, car sa voix prit soudain une intonation plus sévère :

— Vous aviez un autre motif pour venir dans cette pièce ? Interrogea-t-il.

Inclinant légèrement la tête, elle murmura :

— Hélas !

— Vous êtes allée à la bibliothèque et vous y avez pris un volume à reliure voyante, volume que M. Jeffrey a déjà reconnu comme étant celui dans lequel il trouva le billet ?

— C’est bien cela, balbutia-t-elle.

— Vous avez pris ce volume sur les rayons ?

— Oui.

— Dans quel but, miss Turner ?

Elle voulut répondre, mais une réflexion, sans doute, la fit hésiter, et les mots furent longs à venir :

— Après que j’eus noué le ruban au poignet de ma sœur, Véronique me pria de lui rendre un nouveau service. Sur le point de quitter la chambre, elle se retourna, et du ton le plus naturel, me dit qu’elle avait laissé un billet pour son mari dans le livre qu’ils lisaient ensemble, mais se rappelant l’avoir placé entre le dernier feuillet et la couverture, elle craignait qu’il ne le trouvât pas, et me priait d’aller le placer vers le milieu du volume ; le temps lui manquait, dit-elle, pour opérer elle-même ce changement. Les époux s’étaient séparés fâchés. J’accueillis avec joie ce qui me parut indiquer un désir de réconciliation, et c’est pour me conformer à une requête qui me semblait alors toute naturelle, que j’allai prendre le livre sur les rayons.

— Vous avez trouvé le billet à l’endroit indiqué ?

— Oui ; et je le plaçai selon les indications de ma sœur.

— Rien de plus ?… Avez-vous le ce billet ?

— Il était plié, répliqua miss Turner avec dignité.

Une criminelle pouvait-elle vraiment déployer tant de distinction, de noblesse et de simplicité ? En écoutant, en regardant cette irable fille, aucun homme ne pouvait s’empêcher de prendre parti pour elle… Et cependant ses réponses étaient plus habiles que convaincantes, si on faisait abstraction du charme de sa beauté, de la musique de sa voix.

— Vous n’êtes pas restée longtemps devant les rayons de la bibliothèque ? continua le coroner.

— Vous avez un témoin qui en sait plus long que moi à ce sujet, rétorqua dédaigneusement miss Turner.

Mais comprenant aussitôt la témérité de sa réponse, elle attendit, la poitrine visiblement palpitante, une nouvelle attaque. Elle ne s’attendait guère sans doute à celle que préparait le coroner.

Ouvrant brusquement la fameuse boîte, le magistrat en sortit le revolver. À cette vue miss Turner plaça ses mains sur ses oreilles.

— Pourquoi faites-vous ce geste ? interrogea le magistrat. Pensiez-vous que j’allais le décharger ?

Elle eut un sourire pitoyable en laissant retomber ses bras.

— J’ai la terreur des armes à feu, expliqua-t-elle. Elles m’ont toujours fait peur. À présent, elles sont pour moi plus effrayantes encore, et celle-là…

— Je comprends, dit le coroner en lançant un regard dans la direction de Durbin.

Ils avaient évidemment projeté ensemble cette épreuve, dont l’idée était venue sans doute à Durbin en se rappelant ce même geste de miss Turner lorsqu’elle entendit parler d’une détonation.

— Votre frayeur semble surtout provenir du bruit que font ces armes, reprit l’inexorable inquisiteur. On pourrait croire que vous avez déjà entendu tirer ce revolver ?…

Perdant à l’instant tout son sang-froid, les traits altérés :

— Je l’ai entendu déjà, je l’ai entendu ! s’écria miss Turner avec véhémence. J’étais dans la Waverley avenue ce soir-là, et j’ai entendu la détonation du coup de feu qui, selon toute probabilité, mit fin aux jours de ma sœur. Je me promenais… je ais par hasard devant cette maison si pleine pour nous du souvenirs redoutables, et j’entendis… Non, je n’étais pas à la recherche de ma sœur… En la voyant sortir, je n’eus pas un instant le soupçon qu’elle voulût aller visiter la vieille demeure… Mais j’avais l’esprit bouleversé… j’étais inquiète… et… et…

Elle avait trop compté sur ses forces ou sur son habileté. Incapable de terminer sa phrase, elle renonça à le faire. Une impulsion soudaine l’avait entraînée au-delà des limites qu’elle s’était fixées, et stupéfaite de son imprudence, elle s’arrêta devant le gouffre qui s’ouvrait sous ses pas, et pour la première fois son attitude marqua quelque découragement…

Moi-même je sentis ma confiance faiblir : ces réticences, ces phrases inachevées me firent trembler pour elle.

Le coroner, plus aguerri que moi, ne témoigna d’aucun trouble et continua posément.

— Ainsi, obéissant à une impulsion identique à celle qui poussait M. Jeffrey vous avez choisi cette maison désolée comme but de votre promenade ; vous n’avez pas craint de parcourir ces pièces désertes… En somme, ce foyer fatal semble exercer sur les membres de votre famille une véritable attraction, une attraction plus grande que vous ne sembliez disposée à l’ettre il y a quelque temps…

Cette allusion la déconcerta, et elle jeta un regard angoissé vers M. Jeffrey. Mais celui-ci avait détourné son visage. Ne rencontrant aucun secours de ce côté, elle fit appel à sa vaillance naturelle, et pour reconquérir le terrain perdu, elle essaya de prendre l’offensive.

— Vous parlez de « parcourir ces pièces désertes ». Vous ne supposez pas un instant que je me suis promenée dans la vieille maison !

— Miss Turner répliqua le magistrat avec gravité, presque avec tristesse, sur un petit tas de terre tombé d’un pot de fleurs renversé par les invités, on peut voir l’empreinte d’un pied, l’empreinte d’une chaussure qu’il vous est permis de comparer avec la vôtre.

— Ah ! murmura-t-elle en portant les mains à son visage.

Mais presque aussitôt, les abaissant, elle regardait le coroner en face.

— Je suis entrée ! s’écria-t-elle. Je n’ai jamais nié être entrée, mais c’est plus tard, pour reconnaître le corps de ma sœur ; je traversai alors le vestibule pour gagner la bibliothèque, devant les agents rassemblés là.

— Cette empreinte, poursuivit le coroner inexorable, ne se trouve pas dans le milieu du age et dans la direction de la bibliothèque ; elle est tournée vers le mur, comme si la personne qui l’a laissée s’était arrêtée là pour écouter contre la cloison.

Miss Turner baissa la tête, comprenant à ce moment, si elle ne l’avait pas compris encore, que le coroner et le jury pouvaient à bon droit se méfier d’une personne qui se faisait prendre ainsi en flagrant délit de mensonge. Peut-être regretta-t-elle d’avoir dédaigné les conseils d’un avocat. Plus d’une demi-douzaine, disait-on, s’étaient empressés de lui offrir leurs services, mais elle les avait rejetés, prétendant se défendre seule. Mais pour cuisante que fût son humiliation, elle n’abandonna pas la lutte.

— Si je suis entrée dans la maison, it-elle, ce n’était pas avec l’intention de pénétrer dans la bibliothèque. Cette pièce me causait une trop grande terreur. Si j’ai appuyé ma tête contre le mur, c’est dans l’épouvante que me causa la détonation. Ce fut si soudain, si effrayant… plus terrifiant, que tout ce qu’on peut imaginer…

— Vous êtes donc bien entrée dans la maison ?

— J’y suis entrée.

— Et ce fut pendant que vous étiez à l’intérieur, et non pas à l’extérieur, que vous avez entendu la détonation.

— Oui. J’étais à la porte de la bibliothèque.

— Vous le reconnaissez formellement ?

— Formellement.

— Mais vous n’êtes pas entrée dans cette pièce ?

— Non, pas alors ; pas avant que j’y fusse ramenée par l’agent qui m’annonça la mort de ma sœur.

— Nous sommes heureux de vous entendre faire cette déclaration précise. Cela m’encourage à vous demander encore du nous expliquer le caprice qui vous amena dans la maison. Vous nous avez dit que ce n’était pas l’appréhension éprouvée au sujet de votre sœur. Qu’était-ce donc ? Une réponse évasive ne saurait nous satisfaire ici, miss Turner.

Elle devait en être plus certaine qu’aucun autre. Elle ne pouvait donner de sa visite la raison alléguée par M. Jeffrey pour la sienne. Quelle autre allait-elle invoquer ? Apparemment aucune.

— Je ne puis pas répondre, articula-t-elle péniblement.

La rumeur sourde qui parcourut l’auditoire sembla un écho du désespoir qui l’envahissait à se voir ainsi enfermée dans une ime.

— Nous ne voulons pas vous y obliger, dit le coroner, avec une politesse apparente.

Mais pour ceux qui savaient que la loi interdit d’arracher à un témoin des aveux qui puissent l’incriminer, cette concession ne parut rien moins qu’encourageante.

— Toutefois, continua le magistrat sur un ton plus sévère, vous pouvez répondre à ceci : la maison était-elle éclairée ou obscure quand vous êtes arrivée, et comment y êtes-vous entrée ?

— La maison était obscure, et je suis entrée par la grande porte qui se trouvait entrebâillée.

— Vous êtes plus courageuse que la plupart des femme. Peu de personnes de votre sexe, je crois, se laisseraient persuader d’y entrer même en plein jour et dûment accompagnées !…

Pour toute réponse, elle se contenta de relever fièrement la tête.

— Miss Turner, vous avez entendu Chloé affirmer que vous étiez dans la cuisine quand le garçon épicier apporta les bougies oubliées sur le comptoir par votre beau-frère. Cela est-il vrai ?

— C’est vrai.

— Avez-vous vu ces bougies ?

— Non.

— Vous ne tes avez pas vues ?

— Non.

— Cependant, vous vous êtes approchée de la table ?

— C’est possible. Mais je n’ai pas touché au paquet. Il ne m’intéressait en aucune manière.

Le coroner observait le témoin d’un air attristé ; il poursuivit rapidement, comme s’il eût voulu terminer au plus tôt ce pénible interrogatoire.

— Veuillez nous dire ce que vous fîtes après avoir entendu la détonation ?

— Je m’enfuis aussitôt qu’il me fut possible de bouger. Je me sauvai en courant.

— Pour aller où ?

— Pour retourner à la maison.

— Mais il était dix heures et demie quand vous y êtes rentrée ?

— Était-il vraiment si tard ?

— Il était exactement cette heure-là quand l’agent arriva pour vous annoncer l’événement.

— C’est bien possible.

— Il a été établi que la mort fut presque immédiate : vers sept heures. Où avez-vous é le temps intermédiaire ?

— Je n’en suis rien.

Une expression d’égarement a sur ses traits et elle chancela. Mais bientôt, d’un effort héroïque, elle reprenait son sang-froid. Je n’ai jamais vu plus irable courage dans une situation si terrible.

— Je puis peut-être vous aider, reprit le coroner, non sans bienveillance. N’étiez-vous pas dans la bibliothèque du Congrès, à regarder les vitraux et les fresques ?

— Moi ? (Elle ouvrit les yeux tout grands, d’un air d’incrédulité.) Si j’y étais, je n’en savais assurément rien ; je n’en ai aucun souvenir.

Elle semblait n’avoir conscience ni de sa position, ni du danger qui la menaçait, ni même de l’interprétation qu’on pouvait donner à un pareil manque de mémoire, alors qu’elle alléguait ne rien savoir des causes et des conséquences du coup de feu qui l’avait si promptement mise en fuite.

— Votre état d’esprit et celui de M. Jeffrey paraissent avoir été étrangement semblables, remarqua le coroner.

— Non, non ! protesta-t-elle.

— Et attester une origine identique.

— Non, non ! répéta-t-elle cette fois avec un véritable désespoir.

Puis avec une promptitude qui imposait le respect, au moins pour les ressources de son esprit, elle ajouta d’un ton véhément :

— Je ne puis dire ce qu’il y avait dans son cœur ce soir-là, mais je sais ce qu’il y avait dans le mien : l’épouvante de cette vieille maison, vers laquelle j’avais été attirée en dépit de moi-même, peut-être par la force de la tragédie qui s’y déroulait ; une épouvante qui allait jusqu’au délire, jusqu’à l’affolement, et qui me fit fuir dans une direction opposée à celle de ma demeure et vers les lieux que je visitais habituellement quand j’avais le cœur léger et exempt d’inquiétude.

Le coroner lança un coup d’œil vers les jurés qui, inconsciemment, hochaient la tête, il hocha la tête, lui aussi, en revenant à la charge.

— Encore une question, miss Turner. Quand vous avez entendu la détonation retentir dans les profondes ténèbres de la bibliothèque, quelle signification lui avez-vous attribuée ?

De nouveau elle porta vivement les mains à ses oreilles comme si elle ne pouvait retenir ce geste instinctif à la mention de l’arme mortelle, puis presque à voix basse elle répondit :

— Je pensai à quelque chose d’horrible… Il faisait nuit… et la nuit on se laisse aller à des terreurs superstitieuses…

— Cependant, une heure ou deux plus tard vous déclariez que le foyer maudit n’évoquait chez vous aucune crainte, ne vous inspirait aucun attrait morbide. Aussitôt rentrée vous aviez donc oublié son renom sinistre et vos « terreurs superstitieuses » ?

— Peut-être… mais le souvenir devait m’en revenir bientôt… L’horreur, les craintes que j’éprouvais ont été, hélas ! assez justifiées par les événements…

Le coroner n’essaya pas de la contredire.

— Après votre dernière visite à la maison Moore, quand vous êtes rentrée chez vous en compagnie de M. Jeffrey, n’avez-vous pas eu avec lui une conversation particulière… un entretien sans témoins ?

— Non.

— Vous n’avez échangé aucune parole ?

— Peut-être quelques mots… ce n’était que trop naturel…

— Êtes-vous disposée à nous révéler ces mots ?

Elle demeura interdite et parut chercher dans ses souvenirs.

— Je ne crois pas pouvoir y parvenir…

— Mais vous l’ettez bien, quelque chose fut dit par vous, et quelque chose fut répondu par lui ?

— Sans doute.

— Ne pouvez-vous rien répéter de cette conversation ?

— Nous avons dit peu de choses…

— Parliez-vous anglais ?

— Non… en français, je crois…

— Pourriez-vous nous traduire ce français ?

— Je suis désolée… mais ma mémoire me fait défaut.

— Serez-vous plus heureuse en ce qui concerne une seconde entrevue qui prit place le lendemain ?

— Non.

— Vous ne pouvez pas nous répéter une seule phrase, un seul mot de votre conversation de ce jour-là avec M. Jeffrey ?

— Non.

— Est-ce là votre réponse définitive ?

Cet interrogatoire était visiblement un supplice pour la jeune fille. Toute son âme orgueilleuse frémissait de révolte. Les joues brillantes, les yeux étincelante, elle toisa l’homme qui la torturait ainsi ; et une sorte d’irrésistible sympathie, de désir ardent de la défendre s’éveillait chez tous les hommes présents. Mais si les cœurs étaient troublés, la raison veillait, ainsi qu’on put le voir quand le coroner, inclinant légèrement la tête, invita le témoin à regagner sa place.

Aussitôt les jurés, un instant émus, reprirent leur air sombre et préoccupé. Et chacun de les regarder avec angoisse. Quel allait être leur verdict ?…

Deux personnes dans la salle affectaient de l’attendre avec confiance, d’être persuadées que la mort de Véronique serait attribuée au « suicide dans un accès de démence »…

Ces deux personnes étaient miss Turner et M. Jeffrey ; le moment critique était venu. Ils se raidissaient vaillamment, affrontaient avec dignité, même avec le calme de l’innocence, les regards qui convergeaient vers eux. Mais le soin même qu’ils prenaient de ne point laisser leurs yeux se rencontrer, l’expression presque identique reflétée sur leurs visages démontraient assez qu’ils sentaient faire cause commune, et que ce lien dont ils niaient l’existence entre eux avant la mort de Mme Jeffrey s’était formé en raison de cette tragédie même ; de sorte qu’à leur insu ils regardaient avec les mêmes yeux, respiraient avec le même souffle, subissaient visiblement les mêmes fluctuations d’espérance et de crainte.

La rapidité avec laquelle les jurés arrivèrent à une conclusion produisit sur l’assistance une impression pénible. C’étaient des gens paisibles et réfléchis, qui n’avaient secondé en rien le coroner pendant l’interrogatoire ; mais dès qu’ils durent se prononcer, ils le firent avec une décision déconcertante.

Une demi-heure à peine s’était écoulée lorsqu’ils rentrèrent dans la salle d’audience, et leur chef annonça qu’il était prêt à rendre le verdict.

On vit M. Jeffrey et miss Turner serrer convulsivement les mains, et miss Turner prit soin de baisser son voile.

— Nous sommes d’avis, déclara d’un ton solennel le chef du jury, que le décès de Véronique Moore-Jeffrey, dont le cadavre fut trouvé vers les dix heures du soir, le 11 mai dernier, dans sa maison inoccupée de Waverley avenue, a eu pour cause une balle de revolver reçue en plein cœur ; ledit revolver était lié à son poignet par un assez long ruban de satin blanc. Les faits ne semblant pas corroborer la première hypothèse, celle d’un suicide, nous opinons qu’il est nécessaire de chercher à découvrir quelle main a tiré ce coup de revolver.

Autant que la chose était possible sans prononcer son nom, ce verdict accusait miss Turner.

Un long murmura s’éleva dans l’auditoire ; et M. Jeffrey, se dressant brusquement sur ses pieds, parut prêt à donner cours à une violente indignation. Mais miss Turner, se tournant vers lui, leva la main d’un geste impérieux et la garda ainsi jusqu’à ce qu’il se fût assis de nouveau.

Ce geste majestueux, mais complètement incompréhensible, donnait à la conclusion de l’enquête un épilogue dramatique ; tous les cœurs palpitèrent ; et aussitôt, tandis que la salle se vidait, les langues se mirent à l’œuvre.

XV UNE NOUVELLE PISTE 4xw3f

Ce soir-là, je n’échangeai pas trois paroles avec les camarades au courant des heures de service. Ma tête n’était qu’un tourbillon de regrets, de plans, de raisonnements, d’introductions et de déductions contradictoires. À mes yeux, miss Turner n’était plus une coupable : je pressentais en elle la plus touchante, la plus noble des victimes, et j’aurais tout donné pour faire partager aux autres l’irrésistible conviction qui venait de s’emparer de moi. Victime de quoi ? De quelque sentiment exagéré du devoir, sans doute, dont rien au monde ne pouvait me faire deviner la nature, mais que je me jurais de découvrir, fallût-elle remuer ciel et terre pour convaincre d’erreur ceux qui, pareils à Durbin, la condamnaient avant même que le jugement fût prononcé.

Il faut vous dire que Durbin avait pris parti carrément contre cette belle et malheureuse personne ; et cela seul eût suffi à me faire adopter un point de vue contraire. Car il y avait entre nous antipathie naturelle autant que rivalité de métier. En toute affaire pouvant donner lieu à discussion, nous nous trouvions invariablement dans des camps opposés. Le succès de ma petite enquête personnelle lui avait été particulièrement odieux ; aussi prenait-il maintenant sa revanche. Les airs de supériorité qu’il crut bon d’affecter à la suite de l’interrogatoire de miss Turner me parurent absolument intolérables ; et j’avais autant à cœur, je crois, de le confondre que de la justifier. Mon zèle n’était donc pas exempt de tout alliage, mais il n’en fut pas moins actif. Le jour et la nuit, je cherchai les moyens de prouver l’innocence de celle que je considérais naguère comme la cause, sinon la complice du meurtre de sa sœur. Non qu’il parût y avoir pour moi beaucoup de chance de réussite : l’affaire était vigoureusement poussée par l’attorney ; aux yeux de la plupart, elle était perdue pour Miss Turner ; et pourtant, avec un entêtement presque insensé, je m’attachai à ma conviction ; je persistai à chercher, à espérer contre toute raison découvrir un fait nouveau capable de réduire à néant les présomptions qui s’élevaient contre elle.

Mais où trouver ce fait nouveau ? À part ce que les principaux intéressés se refusaient à dire, il semblait qu’il n’y eût plus rien à apprendre sur les détails de ce drame. En vain je me creusais la tête, je ressassais les faits. L’alibi de Francis Jeffrey étant indiscutable, il échappait au soupçon de complicité directe, bien qu’on parlât de son influence sur miss Turner, et que certaines personnes même prétendissent qu’elle avait agi à son instigation pour le débarrasser d’une femme qui le gênait. Pour moi, je ne pouvais ettre cette accusation monstrueuse ; je préférais m’en tenir à l’affirmation de la jeune fille : croire aveuglément que lors de sa visite à la maison Moore, elle s’était arrêtée à la porte de la bibliothèque, sans entrer ; et que le nœud de ruban dont on avait fait tant d’état fut noué dans les conditions indiquées par elle.

Ces assertions, je le reconnais, étaient peu convaincantes ; et si j’avais été moins féru de mon idée, je les aurais probablement qualifiées, avec la majorité du public, de louches et de suspectes. Mais cela, je ne le voulais faire à aucun prix et toujours je cherchai l’explication qui me fuyait.

Pas un fil à saisir dans cet enchevêtrement, à moins de tourner mes soupçons du côté de l’oncle David. Mais ces soupçons ne tenaient pas. Quel homme, entré en possession d’une grande fortune par des moyens criminels, eût été capable de montrer cette joie naïve à rouler carrosse, à se parer d’habits neufs, à se pavaner devant toute la ville dans ce luxe nouvellement acquis ?

Son attitude était, si l’on veut, celle d’un parfait égoïste, mais non pas celle d’un coupable.

Plus je creusai cet affolant problème, plus je m’enlisai dans le doute et l’incertitude ; pour obtenir quelque clarté, je dressai une liste des points qui avaient dû influencer le verdict indécis du jury.

Voici cette liste :

1° Le curieux soulagement manifesté par M. Jeffrey lorsqu’il trouva un message de sa femme annonçant l’intention de mettre fin à vie ;

2° La similarité d’écriture des deux sœurs, suggérant l’idée que ce message pût être un faux substitué au billet véritable écrit par Mme Jeffrey ;

3° Le fait que le livre dans lequel ce billet fit laissé eût été dans les mains de Miss Turner avant que M. Jeffrey le feuilletât ;

4° Qu’immédiatement après avoir manié ce livre miss Turner avait fouillé dans le tiroir où M. Jeffrey tenait son revolver ;

5° Qu’il n’y avait aucune preuve, bien qu’on ne le lui ait pas vu à la main, qu’elle ne le trouva pas dans le tiroir ;

6° Qu’elle avouait avoir noué un objet inconnu, probablement le revolver, au poignet de sa sœur avant que celle-ci sorti ;

7° Que miss Turner avait reconnu, après quelques tergiversations, avoir poussé sa promenade non seulement jusqu’à la maison Moore, mais en avoir franchi le seuil et avoir pénétré jusqu’à la porte de la bibliothèque, au moment précis où la détonation éclatait à l’intérieur ;

8° Que tout en ettant ce fait, elle niait énergiquement que la pensée d’un attentat contre sa sœur lui fût venue, alléguant qu’au bruit de ce coup de feu elle s’était enfuie dans un état d’esprit si gravement troublé qu’elle n’avait gardé aucun souvenir de la route suivie ou du temps écoulé jusqu’au moment où elle se trouva chez elle face à face avec un agent de police ;

9° Qu’à la vue de cet agent, elle poussa un cri de terreur, trahissant ainsi qu’elle connaissait la raison de sa présence avant même qu’il eût proféré un seul mot ;

10° Que les bougies trouvées dans la maison Moore étaient identiques à celles qu’avait achetées M. Jeffrey et qui lui furent livrées à domicile ;

11° Que miss Turner était, à part la cuisinière, la seule personne présente au moment de cette livraison et que ce fut immédiatement après sa sortie de l’office qu’on s’aperçut de la disparition du paquet ;

12° Que les occasions de s’entretenir avec M. Jeffrey après la mort de sa femme n’avaient pas manqué a miss Turner, attendu qu’il s’écoula un certain temps avant qu’une enquête sérieuse fût commencée par la police.

À ceci il convient d’ajouter que l’attitude de miss Turner, déjà inexplicable dès l’explosion du drame, fut assez équivoque au cours de l’interrogatoire public, pour imposer la conviction qu’elle dissimulait une grands partie de ce qui s’était é depuis le mariage entre les jeunes époux ; la même équivoque plana sur la déposition de M. Jeffrey ; et en dépit de l’alibi libérateur, l’opinion courante demeurait qu’il avait souhaité se débarrasser d’un lien matrimonial promptement devenu pesant, et que sa belle-sœur l’y avait aidé. Seule la plus complète franchise aurait pu anéantir ce soupçon.

Examinant ce résumé, je m’efforçais de trouver une explication aux réticences de miss Turner, et je désespérais d’y réussir quand un peu de lumière jaillit soudain. Ce n’était qu’une clarté bien faible, à vrai dire, mais la moindre lueur était bienvenue. Je me souvins qu’au cours de son interrogatoire M. Jeffrey déclara que sa femme avait cessé d’être elle-même du moment où elle eut franchi le seuil fatal de la maison Moore, et je me demandai si l’on avait attaché une attention suffisante à l’état mental et à la conduite de la jeune épousée pendant les moments qui précédèrent et qui suivirent la catastrophe. Frappé de cette idée, je cherchai à me procurer un compte rendu de la cérémonie nuptiale plus complet que ce que j’avais vu dans les journaux.

Je commençai par me ménager une rencontre avec le reporter dont j’ai reproduit plus haut l’article, et lui demandai de qui il tenait les détails qui impressionnèrent tout Washington le soir du mariage Jeffrey-Moore. Qu’il les tînt d’un témoin oculaire, d’un invité, cela ne faisait aucun doute pour moi. Il se fit un peu prier pour répondre, mais il finit après beaucoup d’instances par se laisser arracher le nom de Mme Freeman, une jeune dame qui, ayant un pied dans le meilleur monde, un autre dans la presse, consentait à fournir aux journaux les plus fins commérages dont elle pouvait avoir connaissance.

Je ne vous conterai pas par le menu au moyen de quelle stratégie souterraine, de quelles menées machiavéliques, je parvins à voir la dame, à gagner sa confiance. Qu’il me suffise de dire que j’eus un accès chez elle et que je sus l’amener à me parler sur le sujet que j’avais à cœur.

Le faible de cette aimable personne étant de vouloir connaître plus que les autres sur toute affaire mondaine. Je jugeai bon d’affecter à propos du mariage Jeffrey-Moore des airs d’information supérieure. Tout de suite elle se piqua au jeu :

— La cérémonie fut grandement retardée, dit-elle vivement. Le saviez-vous ?… Pourquoi ? Parce que la mariée n’était pas prête. Elle était arrivée toute coiffée ; mais elle persista à vouloir s’habiller seule, et pendant trois grands quarts d’heure sa femme de chambre attendit au fond du corridor qu’elle voulût bien l’appeler à fixer son voile…

— Quelle étrange fantaisie ! m’écriai-je.

— Les Moore ont toujours été fantasques, vous ne l’ignorez pas.

— Mais trois quarts d’heure de retard ! Les invités durent s’impatienter grandement ?

— Oh ! ils avaient de quoi se distraire ; on irait la beauté de miss Turner, le grand air du fiancé ; on examinait curieusement ces vieux murs au sinistre renom… Quant à moi, j’avais mieux à faire : j’observais la conduite de Véronique Moore. Je l’avais vue entrer, et je compris qu’elle n’était pas dans son état normal, même avant que l’horrible nouvelle fût venue justifier son agitation. Le seul fait de s’être mariée sans son bouquet n’en dit-il pas assez ? S’il n’y avait pas eu tant d’autres choses à commenter, on aurait assurément parlé davantage de cet oubli. Mais l’événement principal éclipsa à tel point les menus incidents que moi seule m’en aperçus, et deux ou trois autres dames, peut-être…

— Quelles dames ? demandai-je.

— Oh ! peu importe. Deux dames de la meilleure société. Je me trouvais avec elles debout sur le palier du premier étage, à l’entrée du corridor menant à la chambre où la mariée procédait à sa toilette. C’était avant que se répandît la rumeur de la catastrophe. La même raison nous avait amenées là toutes trois. Miss Moore devait porter, disait-on, des dentelles merveilleuses, héritage d’aïeule, comme on n’en peut plus trouver même à prix d’or, et nous étions résolues à les bien voir, fût-ce au risque de ne plus trouver de place en bas, le moment venu de la cérémonie. Les deux dames causaient vivement, et leur bavardage m’aida à er le temps. Quel était le sujet de cette conversation ? Mais ce même bouquet qui devait être oublié un peu plus tard, et que j’eus le loisir de contempler à mon aise pendant ces longs moments. Car le garçon qui venait le livrer n’avait pas été is dans la chambre de miss Moore, et ne sachant que faire il restait là, son trophée en main, les longs rubans traînant à terre, le parfum des fleurs alourdissant l’air. Il attendait depuis une heure, diront ces dames, et les quelques coups timides qu’il frappait de temps à autre à la porte produisaient en moi une sensation bizarre que mes voisines semblaient partager.

« — C’est inouï ! s’écria l’une d’elles à bout. Quelle patience. Voilà plus d’une heure qu’elle est enfermée dans cette chambre. Elle ne veut même pas laisser entrer sa camériste. Elle préfère s’habiller seule, dit-elle. En vérité, Véronique Moore e la permission que se sont toujours attribuée les Moore d’agir au rebours du sens commun.

« Sur quoi l’autre ajouta, d’un ton significatif que tant de bizarreries inquiétaient à fin, et que pour son compte, elle était bien aise que son fils ne fût pas à la place de Francis Jeffrey :

« — Eh ! ma chère, ne dites donc pas de choses pareilles ! fit la première avec pétulance. Avec cent millions de dollars, quelles excentricités ne se fait-on pardonner ?…

« Et comme tout Washington savait que le fils en question avait aspiré à épo ces mêmes millions, elle jugea bon de détourner l’entretien.

« — Pourquoi Cora ne vient-elle pas prévenir sa sœur que le bouquet est là ? M. Jeffrey ne serait guère flatté s’il savait quel accueil lui est fait. Car c’est lui, bien entendu, qui envoie ces fleurs irables…

« — Miss Turner est venue deux fois la conjurer d’aller plus vite, d’accepter de l’aide, reprit l’autre. Elle n’a voulu rien entendre. Véronique est bien trop volontaire pour écouter personne !…

« — Chut ! Vous parlez plus haut que vous ne croyez !

« Cet avis m’amusa au point que j’aurais éclaté de rire, je crois, si autre chose n’était venu fixer mon attention. Un jeune homme aux longues jambes, aux cheveux crépus, venait de surgir sur le palier, et poussant le garçon fleuriste sans aucune cérémonie, s’était mis à taper à la porte avec un entrain et une vigueur extraordinaires. Celui-ci, pensais-je, ne pourra manquer de se faire entendre. Erreur. Rien ne bougea. Aussi, n’ayant pas de temps à perdre, ou plus résolu que les autres, il se mit à crier de toute sa voix :

« — Voici votre bouquet, miss ! Et il y a un message !… Un message à remettre tout de suite ! Le monsieur a dit : Tout de suite ! Et il lui faut une réponse immédiate !

« Quoique ces mots eussent été littéralement braillés, je ne crois pas qu’ils aient franchi l’étage, en raison du brouhaha qui régnait en bas ; mais je sais bien qu’ils ne furent pas perdus par Véronique, car elle se décida enfin à entrouvrir sa porte, mais si peu que le garçon dut approcher tour à tour sa bouche et son oreille de l’entrebâillement pour donner son message et recevoir la réponse.

« Pour une raison que j’ignore, cette réponse fut lente à venir ; et le braillard de la réclamer de plus belle, tout en poussant de force le bouquet par l’étroite ouverture, au grand détriment des irables fleurs… Mais quand il la reçut enfin, il prit un visage tout ahuri, et je le vis s’éloigner dans la cohue en marmottant je ne sais quoi, quand la porte se fut refermée sur lui.

« Vous trouvez sans doute tous ces détails bien puérils, bien peu dignes d’être cités ?… Mais ne prouvent-ils pas que Véronique agissait, même avant que la fatale nouvelle eût contribué à troubler son esprit, d’une manière bizarre, incohérente, déraisonnable ?… Pour moi, je crois à son suicide. J’accepte également l’explication qu’en donne son billet. Si elle avait aimé Francis Jeffrey, aurait-elle fait si peu de cas de ses fleurs ? Aurait-elle mis tant de lenteur ou de répugnance à se préparer, dites ?…

C’était des faits, non une discussion sentimentale qu’il me fallait. J’essayai de ramener la dame au simple exposé de ceux qu’elle avait pu observer.

— Loin de me sembler puérils, tous ces détails m’intéressent au plus haut point, lui dis-je, vous me faites partager votre conviction. Oui, cette malheureuse jeune femme commençait déjà à voir sombrer sa raison… Mais n’allons pas si vite, je vous prie. La porte de la chambre vient de se refermer sur le messager. Quand se rouvrit-elle ?

— Trente ou trente-cinq minutes plus tard seulement. Miss Turner revint deux fois encore ; M. Jeffrey envoya demander l’explication de ce délai ; l’heure fixée pour la cérémonie était ée depuis longtemps ; les plus patients commençaient à se formaliser, lorsque la porte s’ouvrit enfin, et Véronique, appelant d’un ton bref la femme de chambre qui se morfondait au bout du corridor, lui ordonna de venir épingler son voile. Presque aussitôt après, elle descendit sans avoir pris soin peut-être de regarder comment il était posé… Je le répète, il y avait là quelque chose de singulier, de peu naturel. Véronique n’était pas dans son état normal !

» Autre chose ; je réussis, en descendant prestement sur ses pas, à prendre position de manière à ne rien perdre de la cérémonie. Eh bien, je puis vous affirmer que lorsque Francis Jeffrey se pencha pour donner à l’épousée le baiser d’usage, elle eut un vif mouvement de recul ! Que dites-vous de cela ? N’était-ce pas un signe frappant de cette antipathie invincible dont parlait le dernier message ?…

Après avoir félicité la dame comme il convenait sur sa finesse d’observation, je voulus savoir si elle avait revu le messager qui vint parler à miss Moore.

— Si j’ai revu ce garçon ? Attendez un peu… Oui, je l’ai revu, deux fois même. Ce fut d’abord dans un arrière-vestibule du rez-de-chaussée. Il parlait avec M. Jeffrey ; il semblait lui affirmer quelque chose : peut-être que le pauvre bouquet dédaigné avait été dûment remis à qui de droit…

— Et puis, la seconde fois, où l’avez-vous revu ?

— À la portière de la voiture. Quelques secondes à peine avant que le cortège nuptial s’ébranlât.

— Que faisait-il là ?

— Il parlait avec Mme Jeffrey ; et je fus frappée de lui voir une face rayonnante, alors que tous autour de lui s’enfuyaient blêmes et atterrés.

— Connaissez-vous le nom de ce garçon ? demandai-je d’un ton indifférent.

— Son nom ? Pas du tout. Mais je connais sa tête. C’est un commis de chez Rancher. Pourquoi me demandez-vous cela ? Croyez-vous qu’il puisse vous révéler quelque détail inédit. Ah ! bien, s’il savait quelque chose, il y a longtemps que nous aurions entendu parler de lui. Ces gens-là sont les plus enragés colporteurs de commérages…

Je me retirai, non pas beaucoup plus avancé, mais assez satisfait néanmoins d’avoir recueilli quelques renseignements nouveaux ; et selon la méthode qui m’est familière, je me mis aussitôt en devoir du les classer ainsi qu’il suit :

1° La cérémonie du mariage fut retardée de trois quarts d’heure environ ;

2° Ce retard fut causé par un caprice de la mariée, qui ne voulut avoir personne auprès d’elle tandis qu’elle s’habillait, pas même sa femme de chambre ;

3° Le bouquet de la mariée ne figura pas à la cérémonie. Dans la précipitation des derniers moments, il fut oublié ou volontairement dédaigné ;

4° Véronique reçut avant de descendre un message pressant, impérieux même. De qui venait ce message ? De quelque personne de la famille ? Peut-être. En tout cas, elle y répondit, tandis qu’elle était demeurée sourde à tous les autres appels ;

5e Le messager montra de l’étonnement à la réponse qui lui fut faite : il montra, me dit-on, « un visage ahuri ». Cependant, il s’est abstenu de souffler mot de tout ceci. Alors que toutes les langues se déliaient, que chacun voulait avoir eu un bout de rôle dans l’affaire, lui qui réellement y prit part, il demeura bouche close. Quelle raison ou quelle influence l’engage à se taire ? C’est ce qu’il faut découvrir ;

6° Lorsque M. Jeffrey s’inclina pour donner à la mariée le baiser d’usage, elle eut un vif mouvement de recul. Faut-il voir là un signe de véritable répugnance ? Les termes de son dernier adieu, loin d’être falsifiés, auraient-ils exprimé la simple vérité ?

7° Elle ne prit pas le temps de remonter au premier étage ou d’y envoyer chercher les objets de valeur ou vêtements oubliés, mais s’empressa de fuir la fatale maison avec le reste des invités.

De cette moisson de menus faits, le plus significatif ou le moins insignifiant étant à coup sûr le silence du messager et celui du garçon fleuriste, je me mis sans tarder en devoir de les dénicher pour les confesser.

Mais ici une surprise, sinon un échec, m’attendait. Le petit commis du fleuriste avait quitté sa place sans que personne pût me dire où il était allé ; et je ne réussis pas davantage à mettre la main sur le commis de chez Rancher. « Jim le Frisé » avait également quitté sa place ; mais c’était pour redre à San-Antonio le corps des volontaires.

Cette disparition simultanée était-elle due à un simple hasard, ou venait-elle d’un plan concerté ? Il fallait s’en assurer. Je visitai tous les endroits et j’interrogeai tous ceux qu’avaient pu fréquenter les deux garçons, sans découvrir la moindre preuve de connivence entre eux. Personne non plus ne pouvait dire leur avoir entendu prononcer un seul mot à propos du drame Jeffrey-Moore ; le petit fleuriste prenait un air stupide quand on en parlait devant lui ; et l’autre débordait d’un tel contentement à la perspective de prendre part à la campagne de Cuba qu’aucun autre sujet ne paraissait capable de fixer son attention.

M’étant mis en quête de la famille du jeune volontaire, je finis par lui découvrir une sœur dont il était l’unique soutien et qui se fit une joie de ma parler de son cher Jim.

Il avait été cow-boy dans l’Ouest, me dit-elle ; il n’y en a pas de plus hardi et de plus vaillant ; et dès l’instant où la guerre fut déclarée, il manifesta un désir ardent de s’enrôler pour Cuba. Mais il était bon autant que brave. Il ne voulait pas, si la mort le prenait, laisser sa sœur sans ressources, et il n’avait pas un sou vaillant. Comment il résolut le problème, elle l’ignorait. Trois semaines auparavant, il désespérait de réaliser son projet. Puis, tout à coup, sans fournir la moindre explication, il était accouru certain jour, rayonnant, fou de joie, avec la nouvelle qu’il s’enrôlait dans un corps de rough-riders, qu’elle n’avait plus à se tourmenter de l’avenir, qu’il venait de déposer à la banque pour elle, la somme de cinq cents dollars. Quant à lui, disait-il joyeusement, il était invulnérable, elle le savait ; ni les balles, ni la fièvre n’avaient prise sur lui, voulant dire, expliquait la sœur avec complaisance, qu’atteint jadis de la fièvre jaune, il eut la chance d’en réchapper, et que naguère au milieu de sa dure vie de cow-boy, une balle le traversa de part en part sans le tuer.

— À quelle date annonça-t-il qu’il avait placé pour vous de l’argent à la banque ?

— Le 29 avril.

Deux jours après le mariage Jeffrey-Moore. Convaincu cette fois que j’étais enfin sur la bonne piste, je poursuivis mon enquête avec une ardeur redoublée. J’appris que le jeune volontaire était déjà à Tampa, en Floride, avec le colonel Wood. Pour être is dans ce corps d’élite, il avait dû à coup sûr faire agir quelque personnage influent. Qui était ce personnage ? Après un nombre infini de démarches, d’allées et venues inutiles, de défaites et de rebuffades, je réussis à l’apprendre : cet homme influent n’était autre que Francis Jeffrey.

XVI DANS L’HERBE 6rb1l

Je ai la soirée entière à réfléchir, à récapituler tous les faits petits et grands relatifs à l’affaire, à les rapprocher de ma récente découverte, et la conviction s’imposait : Jim sait quelque chose ! Il faudrait faire parler Jim !

Oui. Mais la Floride est bien loin, et mon temps, mes ressources étaient plus que limités. Il me faudrait pour partir un congé, de l’argent. Les obtiendrais-je sur le simple exposé du faible indice que je venais de découvrir ?… Non ; on exigerait sans doute quelque chose de plus tangible… je me remis à cre le problème.

Quelle pouvait être la cause des nombreux caprices qui marquèrent la conduite de Véronique Moore le jour de son mariage ? Pourquoi s’obstina-t-elle à s’habiller seule, elle qui n’en avait aucune habitude, en un jour où toute femme tient à se montrer particulièrement brillante ? Qu’était-ce qui l’occupait au point de la rendre sourde à tous les appels ?… Toujours la même réponse se présentait : elle n’avait pas le cœur à ce mariage, cette dernière heure de sa vie de jeune fille fut peut-être une heure de lutte et d’angoisse. Ne se pouvait-il pas qu’elle eût donné son cœur à un autre ? Certes, la chose paraissait peu probable ; mais on a vu, en somme, des choses plus extraordinaires. Mieux que toute autre, cette supposition expliquerait tant de bizarreries. L’heure que les fiancées consacrent d’habitude à leur toilette, à leurs joyeuses espérances, fut-elle une heure de souvenirs poignants, d’adieu à quelque amour malheureux ? Il était naturel, en ce cas, qu’elle désirât être seule, et que toute interruption l’eût irritée. Peut-être à chaque appel était-elle à genoux ? Peut-être…

Ici, une émotion soudaine s’empara de moi. Je me rappelai les limailles de métal que j’avais recueillies sur le rebord de la table de toilette, ces raclures scintillantes qui devaient être de l’or. D’où provenaient-elles ? À ces deniers moments de la vie de jeune fille, Véronique Moore avait peut-être essayé de se débarrasser de quelque joyau qu’elle ne voulait pas conserver dans son existence nouvelle. Quel était ce joyau ? Étant donné l’heure et les circonstances, ce ne pouvait être qu’une bague, symbole de quelque amour ancien.

On avait supposé que la légère écorchure remarquée sur sa main avait été faite quand l’alliance fut brutalement arrachée de son doigt, le soir de sa mort. Mais n’était-il pas infiniment plus probable qu’elle se fût blessée avec la lime le matin du mariage et que la petite blessure se fût rouverte ce soir-là… Si Durbin et Cie avaient pensé à chercher l’origine de ces limailles, ils seraient arrivés à cette conclusion. Mais ils n’avaient attaché aucune importance à ce détail.

Pour moi, l’indication était précise.

Je demandai la permission d’examiner les bagues que Mme Jeffrey avait laissées sur la table de toilette avant de se rendre pour la dernière fois à la maison Moore, mais malgré l’examen le plus attentif, je ne trouvai sur aucune la moindre trace de lime. Ceci confirma mon hypothèse, et c’est avec une confiance accrue que je tentai un nouveau pas en avant. Je voulus savoir si avant son mariage Véronique Moore ne portait pas au doigt quelque anneau qui en eût disparu à partir de ce jour. Il ne me fallut pas moins d’une semaine pour m’assurer que j’avais touché juste, mais enfin j’y arrivai, c’était l’essentiel.

Une fois en possession de ce fait, je lâchai la bride à mon imagination. Je me représentai la jeune fille, seule dans cette chambre lugubre ; agitée, craintive, voulant ôter cette bague qu’elle ne devait plus porter, et la trouvant devenue trop étroite, même pour son doigt délicat ; alors, elle s’était aidée d’une lime, l’avait arrachée de force, non sans se blesser un peu.

Que fit-elle ensuite ? Aussi distinctement que si j’eusse assisté à cette scène, je vis la blanche silhouette de la fiancée se pencher à la fenêtre, pousser le volet, jeter parmi les hautes herbes l’anneau qu’elle n’avait plus le droit de garder… ce volet qui ne fut jamais rattaché, et qui, en grande partie, contribua à appeler notre attention sur la maison maudite…

Je décidai que l’étendue de gazon située sous la fenêtre devait être explorée tout du suite. Mais je ne voulus pas le faire ouvertement. Sans parler de la crainte toujours vive d’encourir les railleries de Durbin, je tenais à ne pas éveiller les soupçons de M. Moore, qui n’étant pas encore entré en possession officielle de sa maison, se donnait du moins le plaisir de la surveiller ou de la faire surveiller nuit et jour.

L’entreprise présentait donc de sérieuses difficultés. Mais j’étais de force à en venir à bout et j’eux bientôt élaboré un plan grâce auquel la moindre touffe d’herbe sur la façade de la maison Moore serait explorée à la barbe de l’oncle David et quelque courroux qu’il dût ressentir de pareille intrusion.

Assemblant une bande de gamins des rues, je leur promis de leur payer un succulent et copieux repas s’ils réussissaient à retrouver les morceaux d’une bague, perdue jadis par moi sur la pelouse d’une maison où j’étais en service. Afin d’aller plus vite en besogne et tâcher d’éviter l’intervention du propriétaire de cette maison, qui habitait en face, je leur conseillai de procéder à leurs recherches de la façon suivante : ils se rangeraient en ligne le long de la bande de gazon, et simultanément, chacun fouillerait l’espace qui se trouverait juste devant lui. Celui qui retrouverait les morceaux de l’anneau aurait le droit de commander le menu du dîner. Comme prétexte pour s’introduire dans la clôture, ils devaient jouer à la balle dans la rue jusqu’à ce que leur balle ant par-dessus le mur, ils eussent le droit de l’aller chercher.

Ce plan remplit d’ardeur les gamins et leur excès d’enthousiasme me fit craindre un instant pour la réussite de mon projet. Mais les injonctions que je ne ménageai pas d’épargner les autres plantes et de ne pas piétiner le gazon plus qu’il n’était nécessaire furent si précises et si minutieuses qu’ils se mirent en route dans un ordre parfait qui me permit de bien augurer du succès.

Je ne les accompagnai pas. Jenny prit ma place pour veiller au grain, et la petite futée fit merveilles. Bien que M. Moore fût absent – j’avais choisi l’heure de sa promenade quotidienne – son nouveau domestique se trouvait là ; et à peine eut-il vu la bande de gamins s’introduire dans le jardin opposé, qu’il sortit en grande hâte et n’eût pas manqué de les disperser, si les sourires de mon espiègle alliée n’étaient venus distraire complètement son attention. L’interpellant gentiment, Jenny prétendit chercher la maison de M. Moore. Pouvait-il la renseigner ? La maison devait se trouver dans les environs ; non pas la grande maison où s’étaient ées les horreurs dont on parlait dans les journaux, mais une maisonnette qui serait à louer bientôt, paraît-il, et qui semblait devoir convenir exactement pour sa mère et pour elle… Vraiment ! c’était celle-là ! ce délicieux petit pavillon tout couvert de vigne vierge ? Ravissant ! Adorable ! Pouvait-il lui dire ce qu’on demandait de loyer ? Y avait-il un jardin derrière, avec assez de place pour y cultiver des œillets et quelques herbes potagères ?… Et les questions se succédaient sans arrêt, tandis que l’homme la contemplait, charmé, essayant parfois de glisser une réponse.

Pendant ce temps, les gamins fouillaient avec une activité dévorante, et en moins de dix minutes leur exploration était terminée. Avec son sourire le plus séducteur, ma brave petite Jenny venait de déclarer qu’elle allait bien vite retrouver sa mère pour lui décrire ce charmant pavillon, quand sur le trottoir opposé une clameur s’éleva, et la bande de gamins s’enfuit à toutes jambes, tous répétant avec une joie folle un chant de triomphe improvisé :

— On aura du poulet ! On aura de la crème ! On aura des babas !… Hourra !…

Et cela suffit à informer Jenny que la bague était trouvée.

 

*     *    *

 

Quand mes petits émissaires me remirent la bague, le roi, comme on dit, n’était pas mon cousin ! Et ma curieuse Jenny survenant à ce moment, nous examinâmes ensemble la trouvaille.

C’était un cercle d’or, tout petit, brisé et tordu comme je m’y attendais, et portant au centre un rubis. Quel rôle cet anneau fragile avait-il joué, devait-il jouer encore dans la vie mystérieuse, dans la mort plus mystérieuse encore de Véronique Moore ?… Le fait l’avoir ôté cette bague si secrètement avec tant de hâte (l’anneau avait évidemment été limé, arraché de force) indiquait clairement à mes yeux que nous tenions ici la relique de quelque amour juvénile, dont le souvenir était devenu importun. Comment arriver à connaître l’histoire de ce petit roman ? Comment savoir s’il y avait quelque rapport à établir entre cet objet et la prétendue jalousie de M. Jeffrey, au cours de sa décevante lune de miel ? Que ces sentiments de désaccord eussent éclaté très vite, nul n’en pouvait douter ; mais qu’il fallût en reporter l’origine au jour même du mariage, c’était là une idée qui comportait toute sorte de possibilités imprévues…

Il fallait à tout prix vérifier si je touchais juste ou si je faisais fausse route. Où porter mes pas ? À qui m’adresser ? Le parti que j’avais écarté comme impraticable était au fond le seul qui s’offrit : il fallait voir ce Jim, il fallait lui extorquer ce qu’il savait. Quel message si pressant apportait-il à miss Moore ? Pourquoi parut-il tour à tour si interloqué et si rayonnant ? Qu’avait-il à dire à M. Jeffrey et à la nouvelle épousée qui fût capable de captiver leur attention à l’heure de la panique générale ? D’où venait cet argent qu’il mit à la banque ?

La perspective d’obtenir réponse à une seule de ces questions ne valait-elle pas la peine de faire un voyage lointain ? Oui, mais si Jim refusait de parler, si le résultat de l’enquête était nul, que d’argent, que de temps perdus ! Je sentais la nécessite de prendre conseil en cette crise ; et cependant, j’hésitai à recourir à quiconque. Mon maudit orgueil et ma non moins maudite jalousie de Durbin devenaient pour moi un obstacle insurmontable.

Une semaine s’était écoulée depuis l’enquête. Miss Turner demeurait en liberté, liberté toute relative d’ailleurs, et qui devait être singulièrement mortifiante. Elle avait permission de faire sa quotidienne promenade ; mais surveillée, elle ne pouvait entrer nulle part, et toute communication avec M. Jeffrey lui était sévèrement interdite. Néanmoins, elle le voyait, ou plutôt on lui donnait l’occasion de le voir. Tous les jours, à trois heures de l’après-midi, elle ait à cheval devant la demeure de son beau-frère, et le détective placé là en observation rapportait qu’elle ne ait pas une fois sans lever la tête vers la fenêtre du deuxième étage où il se trouvait invariablement. Ils n’échangeaient aucun signe. À peine même s’ils se saluaient d’un mouvement de tête. Mais quand elle levait les yeux vers lui, son regard était empreint d’une si jolie sérénité, d’une si fière confiance que le détective, frappé de trouver une telle expression sur le visage d’une personne située comme elle, résolut de s’assurer si cette physionomie était un masque destiné à tromper quelqu’un ou bien si elle reflétait son véritable état d’esprit.

Laissant la surveillance de l’immeuble à l’un de ses camarades, il courut se poster un peu plus bas dans la rue, à quelques centaines de mètres de la maison Jeffrey, sur le age de la belle amazone.

Hélas ! quel changement ! Le rayon de foi qui tout à l’heure la transfigurait avait fait place à la plus amère tristesse, au plus sombre découragement. Miss Turner, évidemment, avait cessé d’espérer, et seul le désir de réconforter celui qui lui était cher, lui donnait la force d’affecter une vaillance qui était loin de son âme.

Tout remué par ce spectacle, cet homme, qui était de mes amis, s’en vint me conter ce qu’il avait observé. Et j’en fus moi-même tellement ému que je sentis sur-le-champ s’évanouir tous mes scrupules. Sans plus tergiverser, j’allai trouver mon supérieur et je lui fis part de mes nouvelles découvertes.

Dès le lendemain, le train m’emportait vers Tampa avec mission de suivre et de retrouver « Curly Jim », coûte que coûte.

LIVRE TROISIÈME LA MAISON MAUDITE 2gzz

XVII À TAMPA 4v1h6a

Quand je partis à la recherche du témoin nouveau, la guerre venait d’être déclarée, mais l’ordre de mise en marche sur Cuba n’était pas encore donné. Comme j’étais en route, les ordres longtemps attendus arrivèrent, et en débarquant à Tempa, je me trouvai au milieu de la confusion du départ.

Dans ces condition, il m’était évidemment difficile de mettre aussitôt la main sur mon homme. Je m’enquis de tous côtés sans résultat ; et ne rencontrant personne qui pût me donner les renseignements indispensables, je parcourus le camp dans tous les sens jusqu’à ce que je découvrisse un officier de rough-riders. Sans lui donner d’indications détaillées sur l’objet de mes recherches, je lui demandai s’il pouvait m’indiquer où je trouverais James Calvert.

Il me regarda fixement et fit un geste dans la direction des tentes de l’hôpital.

Rien ne pouvait m’étonner davantage.

— Il est malade ? m’écriai-je.

— Mourant, répondit laconiquement l’officier. Mourant ! Jim le Frisé était mourant ! Impossible ! J’avais mal posé ma question, ou bien il y avait deux James Calvert à Tampa. Jim le Frisé, l’ancien cowboy, n’était pas homme à succomber au camp avant d’avoir flairé la poudre.

— C’est James Calvert, du 1er corps de volontaires, que je cherche, dis-je. Un solide gaillard…

— Sans doute, sans doute. Mais la fièvre typhoïde a mis par terre plus d’un solide gaillard, et celui-ci est à bas pour de bon ! Vilaine attaque, sans espoir possible dès le début !… C’est grand dommage, mais…

Je n’en entendis pas davantage. Mourant, Jim le Frisé ! Lui qui se considérait comme invulnérable, lui qui détenait le secret…

— Puis-je le voir ? demandai-je. C’est important. Une affaire de police. Un mot de lui peut sauver quelqu’un… Est-ce qu’il respire encore ?

— Oui, mais je ne crois pas qu’il soit en état de parler. Il y a cinq minutes, il ne reconnaissait plus son infirmière. Et puis, vous savez, il ne serait peut-être pas prudent pour vous…

C’était à ce point ! Mais je ne voulais pas reculer. J’avais mis tout mon enjeu sur cette entrevue, et je n’allai pas lâchement risquer de perdre les résultats promis.

— Il faut que je le vois, insistai-je.

On me fit entrer. J’aperçus, autour d’une étroite couchette, quelques hommes qui s’écartèrent non pas tant par considération pour moi ou pour ma mission que parce qu’ils étaient certains qu’ils n’avaient plus rien à faire au chevet de ce moribond. Je m’avançai vivement ; et après avoir rapidement regardé ces traits pâles et ces paupières closes, je me baissai et murmurai à l’oreille du mourant un nom : celui de Véronique Moore.

Il tressaillit et tout le monde le remarqua. Au seuil de la mort, une émotion – nous ne sûmes jamais laquelle – le retint un instant, et un soupçon de couleur parut sur sa joue blême. Ses yeux restèrent clos, mais les lèvres s’agitèrent et je distinguai ces mots :

— … Tenu parole… Dit à personne… Elle était si…

Et ce fut tout. Il expira sans avoir dit un seul mot de plus.

Toutes mes espérances sombraient devant ce fait inexorable : la mort. Étais-je donc condamné à échouer ? Devais-je donc retourner vers le major avec des convictions toujours tenaces, mais sans preuves nouvelles pour les étayer ? Il n’y avait pas d’autre alternative. Avec la mort de cet homme s’évanouissaient tous les moyens d’établir la réalité du drame muet que je croyais avoir deviné ; tout espoir d’apprendre le secret qui assurerait mon triomphe et sauverait probablement la vie de Cora Turner.

Accablé par ce coup, je sortis. À la porte de la tente, un adolescent sanglotait. Je le regardai avec une sorte de curiosité distraite, quand je me sentis soudain pris par la main.

— Emmenez-moi avec vous, balbutia-t-il d’une voix étranglée. Je n’ai pas un ami ici, maintenant qu’il est parti, lui ! Emmenez-moi à Washington.

À Washington ! Je me baissai pour mieux examiner le jeune garçon qui m’implorait, affalé à genoux sur le sable brûlant.

— Qui êtes-vous, demandai-je, et que faites-vous ici ? Appartenez-vous à l’armée ?

— Non. Je l’aidais seulement à soigner son cheval, marmonna-t-il. Il m’avait trouvé, caché dans le train, parce que… je voulais… quitter Washington et il eut pitié de moi… il partageait sa ration avec moi… Mais maintenant personne ne me donnera plus rien. Emmenez-moi. Elle n’en saura rien… on m’a dit qu’elle est morte. D’ailleurs quand même elle vivrait, je ne resterais pas ici. J’en ai assez de la guerre, puisqu’il… Oh ! il était si bon pour moi. Jamais je n’ai eu autant d’affection pour personne.

Je dévisageai le jeune garçon, éprouvant une sensation bizarre pour laquelle je n’ai pas de nom.

— De qui parlez-vous donc ? questionnai-je. De votre mère ?… de votre sœur ?

— Oh ! non, répondit-il avec une simplicité touchante je n’ai jamais connu ma mère. Je parle de la belle jeune dame… la dame qui s’est mariée. Elle m’a donné de l’argent pour quitter Washington, et comme je voulais être soldat, j’ai suivi Jim le Frisé. Je ne croyais pas qu’il mourrait, il avait l’air si fort !… Mais qu’est-ce qu’il y a, monsieur ? Est-ce que j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?…

Je l’avais saisi par le bras et je crois bien que je le secouai un peu trop fort.

— La dame qui s’est mariée vous a donné de l’argent ? m’écriai-je. N’était-ce pas Mme Jeffrey.

— Oui, c’est le nom du monsieur qu’elle a épousé. Je ne le connaissais pas, lui, mais je l’ai vue, elle…

— Où ? Et pourquoi vous a-t-elle donné de l’argent ? Je vous ramène à Washington si vous me dites la vérité.

Il lança un regard vers l’intérieur de la tente et ses traits eurent une expression angoissée.

— Ma foi, ce n’est plus un secret, à présent, marmonna-t-il. Le Frisé disait qu’il ne fallait pas en souffler mot, mais il changerait d’avis sans doute s’il savait qu’en le disant j’ai le moyen de rentrer au foyer. Il était si bon pour moi, si bon ! Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Pourquoi Mme Jeffrey vous a donné de l’argent. Pourquoi elle vous a fait quitter Washington.

Le jeune garçon frissonna sous ce ciel brûlant de la Floride ; il fit un pas en arrière, revint vers moi, et au milieu du tumulte qui accompagne le départ d’une armée, ces paroles faiblement articulée m’arrivèrent :

— Parce que j’ai entendu ce qu’elle a dit à Jim.

Mon cœur s’arrêta, puis tout à coup se mit à battre, à battre comme jamais encore, de ma vie, je ne l’avais senti battre. Tout espoir n’était donc pas anéanti. Un témoin restait, bien que Jim fut mort. L’enfant ne remarquait pas mon émotion ; il contemplait avec un air d’affliction inexprimable la tente où reposait son ami mort.

— Que lui a-t-elle dit ?

Surpris par ma question, il releva la tête.

— Oh ! pas grand-chose. Elle lui dit de faire entrer le monsieur dans la bibliothèque et de le faire asseoir, je crois. Jim m’a dit qu’il ne fallait jamais parler de cela tant que vivrait la jolie dame, mais… mais… Quand pensez-vous partir, monsieur ?

Je laissai sa question sans réponse ; j’éprouvais une sorte de commotion mystérieuse, une sensation étrange, indéfinissable, comme on en éprouve, je suppose, quand, au milieu d’une crise ou un événement quelconque, on reconnaît l’intervention inattendue de la providence.

— Vous êtes sans doute l’employé qui a disparu de chez le fleuriste ? demandai-je aussitôt qu’il me fut possible de parler. C’est vous qui avez apporté à miss Moore son bouquet de mariée ?

— Oui, monsieur.

Je fus obligé de m’asseoir. Assurément, un pouvoir plus grand que le hasard dirigeait cette affaire. Par quelles voies détournées et de quelle source inespérée obtenais-je ces renseignements.

— Mme Jeffrey, ou plutôt miss Moore, car elle l’était encore à ce moment-là, dit à Jim de faire entrer le visiteur dans la bibliothèque, répétai-je bientôt à haute voix. Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Il lui dit le nom du monsieur, et alors elle lui répondit cela tout bas, mais je l’ai entendu tout de même, et c’est pour cela qu’elle m’a donné de l’argent. Mais il ne m’en reste plus du tout. Oh ! monsieur, quand partez-vous ?

Quand je partais ! Ah ! certes, tout de suite, et sans tarder !

— Je pars à l’instant, dis-je, et vous partez avec moi. Vite, courons, nous n’avons que dix minutes avant le départ du train, et je n’ai plus rien à faire ici.

XVIII LA CHAMBRE DU COLONEL 35945

Rien ne peut exprimer l’ennui de ce voyage de retour. Tout en me cramponnant avec un espoir obstiné au fil qui m’était ainsi venu sous la main, j’avais trop conscience encore du labyrinthe par lequel il me fallait er avant du parvenir à la lumière pour ressentir cette liberté d’esprit qui aurait pu rendre plus ables ces longues heures d’inaction. Pour faire er le temps, je me livrai à une analyse complète des faits tels qu’ils m’apparaissaient à présent à la clarté des dernières révélations. Le résultat ne fut pas particulièrement encourageant quand je l’eus résumé sous la forme suivante :

1° La demande péremptoire d’entretien transmise à miss Moore pendant l’heure qui précéda son mariage ne venait pas du fiancé, comme je l’avais supposé, mais d’un étranger du nom de Pfeiffer ;

2° En réponse à cette demande, elle commanda qu’on introduisit l’étranger dans la bibliothèque ;

2° Le messager qui rapportait cet ordre, avant ou après qu’il se fut acquitté de sa mission, rencontre M. Jeffrey qui lui parla avec vivacité ;

4° M. Pfeiffer trouva la mort avant que la fiancée fût descendue pour lui accorder l’entretien demandé ;

5° Miss Moore était restée jusqu’après le mariage dans l’ignorance de la catastrophe, aucune des personnes qui l’approchèrent avant la cérémonie ne lui ayant dit un mot de l’événement ; et lorsqu’on l’en informa, elle ne manifesta pas d’autre émotion qu’un certain soulagement ;

6° Bien que tout ceci prouve que M. Pfeiffer était connu d’elle, sinon du reste de la famille, personne ne fit mention de ces menus faits alors ou par la suite ; ni elle ni son mari ne contredit la version acceptée que ce prétendu étranger avait pénétré dans la pièce fatale pour satisfaire une curiosité mal inspirée ;

7° Au contraire, Mme Jeffrey s’efforça de se débarrasser des seuls témoins qui pouvaient dire la vérité concernant ces fatales dix minutes ; mais ces mesures n’eurent point pour effet de rendre la paix à la malheureuse femme qui ne pouvait pas avoir goûté après cela un instant de tranquillité ;

8° Pour comprendre pleinement les causes de la mort de Véronique il était indispensable de s’assurer : a) Si M. Jeffrey apprit de Jim le Frisé qu’un homme osait exiger un entretien avec miss Moore au moment où elle était sur le point de descendre pour la cérémonie de son mariage ; b) s’il sut que cet inconnu avait été introduit sur l’ordre de Véronique dans la pièce où la mort accomplit jadis des œuvres si mystérieuses.

Telles furent les conclusions auxquelles je parvins. Je ne pouvais guère aller plus loin et j’attendais avec une vive impatience l’arrivée à Washington. Mais une fois-là, après que j’eus é à de plus solides épaules la responsabilité d’une nouvelle enquête, je fus grandement surpris et profondément déçu de voir que l’affaire traînait lamentablement en longueur et de constater que malgré mes découvertes, que je jugeais de toute importance, le parquet continuait à poursuivre la procédure contre miss Turner, dans l’intention manifeste de la faire er aux prochaines assises. Je me demandais si Durbin ne contrecarrait pas secrètement mon entreprise. Quand je le rencontrais, il prenait un air goguenard qui m’irrita à tel point que je résolus, quels que fussent ses projets ou ceux des magistrats qui lui accordaient leur confiance, de tenter de mon propre chef un nouvel effort pour découvrir le mystère des catastrophes anciennes et récentes survenues devant le foyer de la fatale bibliothèque.

Assurément, on jugeait en haut lieu que toutes les tentatives possibles étaient faites dans ce sens. Le parquet, le foyer, la cheminée et surtout le vieux siège avaient été soigneusement explorés, examinés, sondés, mais en vain : le foyer gardait son secret, et l’on s’accordait pour le déclarer insoluble.

Mais les échecs des autres n’étaient pas faits pour m’affecter. Mes récentes découvertes m’offraient un encouragement tel que rien, excepté l’impossibilité d’abattre la maison, me disais-je, ne m’arrêterait dans mon entreprise.

Toutes les investigations avaient eu pour point de départ la bibliothèque, quand elles ne s’étaient pas bornées même à cette seule pièce. Je résolus de commencer par un endroit tout différent ; et comme je n’avais pas oublié les sensations bizarres éprouvées par moi ou par d’autres dans la chambre du sud-ouest, ce fut celle-ci que je choisis.

Pendant mon absence, la surveillance de la maison avait été supprimée. Cependant notre major avait conservé les clefs, et je n’eus aucune difficulté à me les procurer. Il ne me restait qu’à déjouer la vigilance du nouveau propriétaire, ce que je réussis à faire avec l’assistance de Jenny. Un soir donc, vers minuit, quand toutes les lumières furent éteintes dans le pavillon opposé, j’entrai hardiment.

Mon premier soin fut, comme les autres fois, de m’introduire dans la bibliothèque, car il était important de m’assurer dès le début que la pièce était dans ses conditions normales. Mais j’avais une autre raison pour visiter une fois de plus ce lieu d’horreur. Au cours de mes longues méditations, en revenant de Tampa, de nombreux souvenirs m’étaient revenus de choses entrevues dans cette vieille maison et plus tard presque oubliées. Entre autres objets revus ainsi se trouvait le volume, qui pendant les recherches hâtives de la première nuit me parut avoir été manié tout récemment. Je n’avais accordé à ce fait qu’une attention précipitée ; et quand une seconde occasion me fut donnée d’examiner le volume, je m’en étais laissé détourner par un très léger obstacle. C’était là une faute que je désirais fort réparer. Tout ce qui avait été touché dans la maison peu de temps avant ou en même temps que se produisit cette mort mystérieuse pouvait fournir des indices que je ne devais pas me permettre de négliger. La position du livre sur un rayon trop élevé pour qu’on l’atteignit sans escabeau, prouvait qu’on l’avait pris et feuilleté dans un but défini.

Mais quand de nouveau j’eus pris ce livre, quand j’en eus relu le titre totalement insignifiant, quand après avoir parcouru quelques pages, je me fus assuré que ma mémoire ne me jouait pas de mauvais tour et que le volume ne renfermait que d’ennuyeux et interminables tableaux statistiques, l’espoir d’y trouver une aide m’abandonna comme la première fois.

J’allais le remettre en place, quand j’eus l’idée de glisser la main, par l’intervalle laissé libre, derrière la rangée de livres. Ah ! c’était donc cela ! Un autre volume était posé à plat contre le mur. Prestement j’enlevai ceux qui le masquaient, je le saisis, je l’ouvris, et alors j’eus vite fait de reconnaître pourquoi on l’avait relégué dans cette cachette.

C’était un obscur recueil de mémoires, écrit par une Anglaise qui avait visité les États-Unis vers les premières années du dix-neuvième siècle et se trouva en avec les mystères de la maison Moore à Washington. Plusieurs ages en étaient soulignés ; quelques-uns étaient marqués au crayon rouge ; partout le nom de Moore revenait : je me mis sur-le-champ en devoir de les dévorer.

Voici, dans l’ordre où ils étaient marqués, quelques extraits de ces mémoires :

« Ce fut vers cette époque que je ai une semaine chez les Moore, cette grande et historique maison sur laquelle courent tant de légendes curieuses. Je ne savais rien alors de sa fâcheuse renommée. Mais dès l’instant que je pénétrai dans ses salles imposantes, je ressentis une sorte d’instinctive répugnance que rien ne paraissait justifier. Mais cette impression se dissipa bientôt pour faire place au puissant attrait que m’inspira tout de suite mon hôtesse. Petite, menue jusqu’à l’exagération, presque timide en son maintien et ses manières, Callista Moore était, en dépit de ces défauts apparents, si véritablement grande dame, qu’elle dominait aisément tous ceux qui l’approchaient ; elle produisait, tout à fait à son insu j’en suis sûre, une impression de réserve altière qui faisait d’elle, pour des yeux observateurs, un sujet d’étude surprenant et ionnant. Elle n’était pas en réalité maîtresse de cette maison magnifique, mais y occupait la place de son frère, M. Reuben-Moore, lequel ne tenant pas à l’habiter, vivait au loin avec sa femme. Cette nuance de timidité, un certain air de contrainte suppliante fort difficile à caractériser, formaient un contraste frappant avec la dignité innée de toute sa personne. Je ne parvenais pas à la comprendre et y renonçai bientôt. Mais mon iration persistait et, avant que la soirée fût à moitié écoulée, nous étions amies.

« On m’avait donné une grande chambre que j’entendis ensuite dénommer la « chambre du colonel ». Elle était très vaste et somptueusement meublée ; un lit presque royal pour l’élégance et les dimensions en occupait la milieu. Je me rappelle que sans savoir pourquoi, je frissonnai en apercevant ce meuble imposant, qui semblait si formidable et si disproportionné avec ma fluette personne. Mais devant l’expression que je surpris sur les traits distingués de miss Callista, je réprimai ce mouvement pour exprimer avec une chaleur qui n’était pas jouée la surprise et l’iration que me causait la vue de cette chambre superbe.

« Aussitôt le nuage disparut de ses traits délicats. « C’était la chambre de mon père ! » dit-elle doucement, et m’ayant embrassée avec une tendresse qui me laissa tout émue et heureuse pendant une demi-heure, elle s’en alla. Je jouis d’habitude d’un sommeil excellent et qui vient à moi dès que je pose ma tête sur l’oreiller. Mais ce soir-là, lorsque après m’être attardée à rêver devant les bûches à demi consumées, je m’allongeai sous les rideaux de ce lit de parade, je m’aperçus que j’étais éveillée comme jamais je ne l’avais été à pareille heure.

« Toute la nuit, je demeurai dans cet état. En vain, je me tournais et retournais. Les regards fixes d’un portrait que je distinguais sur le mur opposé ajoutaient à mon malaise. C’était un dessin sans aucune valeur artistique ; mais aperçu à la clarté des rayons de la lune qui pénétraient dans la chambre par les volets à demi ouverte, ce visage exerçait sur moi un attrait maléfique tel que je ne saurais le décrire et que j’espère ne plus jamais subir. Finalement je me levai et fermai les rideaux du pied du lit. Du coup le portrait disparut ; mais ce fut bien pis de l’imaginer avec ses yeux ensorcelés, fixés sur moi à travers les plis lourds du brocart. Une seconde fois, je saute à bas de ce lit de malheur, je tire les rideaux avec impatience ; plus que jamais le portrait m’importune. Je me lève une troisième fois, je ferme encore les rideaux…

« Ce fut sans doute un visage pâle et fatigué que je présentai le lendemain à mon hôtesse. Sa main tremblait visiblement quand elle saisit la mienne, et sa voix n’était point naturelle quand elle s’enquit de quelle façon j’avais dormi. Je répondis avec plus de sincérité que de courtoisie : « Pas aussi bien que d’habitude ». Elle parut consternée, détourna les yeux, murmura : « Ah ! que j’en suis fâchée ! Vous aurez une autre chambre ce soir ! » Puis, tout bas, comme se parlant à elle-même : « Il n’y a rien à y faire !… rien !… Tous disent de même ! Aucun ne peut reposer là… » Et soudain, avec une anxiété qu’elle ne put maîtriser : « Vous n’avez rien vu qui vous ait effrayée, ma chère ? »

« — Juste ciel ! m’écriai-je épouvantée. Y aurait-il ?… Ces yeux du portrait, les yeux de ce dessin bizarre semblaient me poursuivre à travers les rideaux du lit. Est-ce… Est-ce une chambre hantée ?

« Elle protesta, bouleversée et véhémente…

« — Non ! non ! non ! Personne n’a jamais rien aperçu-là qui ressemble à un fantôme, mais il semble qu’il soit impossible de dormir dans ce lit, et même dans cette chambre. Pourquoi ? Je ne saurais le dire. Peut-être parce que mon père a é entre ces murs tant d’affreuses années d’incessante insomnie.

« — Est-ce dans ce lit qu’il est mort ? demandai-je.

« Elle eut un frisson apeuré et m’entraîna en toute hâte. Quand nous parvînmes au bas de l’escalier, elle pressa ma main et murmura :

« — Oui ; il mourut la nuit, avec la clarté de la lune en plein sur son lit.

« Je répondis à son regard par un regard qu’elle ne comprit probablement pas plus que je ne comprenais le sien. J’avais entendu parler de ce père. C’était un homme dont la vie fut mouvementée et qui laissa après lui de redoutables souvenirs.

« On me donna un autre appartement comme elle l’avait promis ; et je retrouvai mon bon sommeil accoutumé. Mais après tout ce que j’entendis plus tard au sujet de cette famille et de cette chambre même, je ne regrette pas d’avoir é une nuit au moins dans une pièce qui, si elle n’était pas réellement hantée, produisait en tout cas sur ceux qui l’occupaient une impression fort extraordinaire. »

Autre age marqué au crayon rouge :

« Il y avait dans la maison Moore une seconde salle tout aussi intéressante et incomparablement plus somptueuse que la chambre dite « du colonel » : c’était la bibliothèque. Cependant, la famille ne s’y tenait jamais et je n’eus la bonne fortune de voir ses portes ouvertes que le jour de la grande réception donnée en mon honneur par miss Callista. Comme je m’étonnais de cet abandon, j’appris d’une tierce personne qu’il s’attachait à cette pièce une sorte d’horreur superstitieuse depuis qu’un ami de la maison y était mort subitement.

« L’explication me parut insuffisante pour justifier l’abandon permanent d’une salle unique quant à la beauté des proportions et l’abondance de livres rares, et comme tous ceux qui consentaient à aborder ce sujet avec moi donnaient invariablement l’impression d’en dire moins qu’ils ne savaient, la curiosité vainquit la discrétion et je me risquai à interroger mon hôtesse en personne. Elle me répondit par un sourire fugitif, car elle était toujours aimable, mais elle secoua la tête et détourna la conversation.

« Cependant l’intimité marchait grand train entre elle et moi ; et un certain soir, comme nous nous tenions ensemble dans ma chambre devant les bûches incandescentes qui formaient un contraste agréable avec l’aigre bise du dehors, Callista devint plus communicative.

« Un chagrin profond lui ulcérait le cœur depuis des années, me dit-elle. Peut-être obtiendrait-elle quelque soulagement si elle se confiait à une amie. Dieu sait si elle avait besoin d’être réconfortée et consolée, surtout par des soirées comme celle-ci, quand le vent éveillait tous les échos sinistres de la maison, laissant après leur age un silence plus redoutable encore !…

« Elle tremblait en prononçait ces mots ; elle rapprocha son fauteuil, se serra instinctivement contre moi, si bien que nos têtes se touchaient presque. Je pris sa main, je lui murmurai des paroles de sympathie fervente. Elle en parut heureuse ; et soudain, renonçant à tout scrupule, elle commença la relation des événements qui répondait plus ou moins à mes questions indiscrètes.

« Le décès dont elle avait gardé cet angoissant souvenir s’était produit dans la bibliothèque, alors qu’elle n’était qu’une enfant et à l’époque où son père, le colonel Moore, occupait dans l’État cette haute position qui a jeté un tel lustre sur la famille. Son père et l’homme qui périt ainsi avaient été amis intimes. Ils avaient combattu côte à côte pendant la guerre de 1872 et reçu par la suite de l’approbation présidentielle les mêmes marques de distinction. Tous deux avaient été nommés membres d’une importante commission qui les mit en relations diplomatiques avec l’Angleterre. Or, pendant qu’ils faisaient partie de cette commission, une rupture soudaine se produisit, qui mit fin à toutes relations intimes entre eux, et détermina chez son père un changement remarqué de tous, même des étrangers. Personne ne sut jamais la cause de cette rupture. Certains pensèrent que les ambitions du colonel avaient subi quelque échec du fait de la jalousie de ce soi-disant ami, supposition bien invraisemblable puisque Moore ne cessa pas un moment de jouir de la faveur gouvernementale ; diverses autres raisons furent imaginées tout aussi gratuitement. La seule chose certaine, c’est qu’il ne fut jamais plus le même homme à partir de cette période. Ses enfants qui naguère se précipitaient à sa rencontre, confiants et joyeux, sa cachaient à présent dans les coins en entendant ses pas ; ils l’épiaient avec une curiosité apeurée, tandis qu’il traversait, en un silence morose, les salles et les ages de sa vaste demeure, où qu’il méditait, les sourcils froncés, devant l’énorme foyer de la bibliothèque.

« Leur mère, qui était valétudinaire, ne partagea pas leur effroi. Le colonel se montra toujours tendre envers elle et les seuls sourires qu’on voyait maintenant sur son visage étaient ceux qu’il avait en entrant dans la chambre assombrie de sa femme.

« Tels étaient les premiers souvenirs de Callista Moore. Ceux qui suivaient étaient beaucoup plus précis et impressionnants. Le président Jackson, qui avait une haute idée des capacités du colonel, le fit avancer rapidement. Finalement, il fut nommé à un poste élevé, but de toutes ses ambitions. Son front rébarbatif s’éclaircit un peu, perdit cette expression continuellement menaçante, qui glaçait de terreur l’âme de ses enfants.

« Pourquoi ce nuage se reforma-t-il plus noir que jamais après une visite inattendue du compagnon d’armes autrefois si cher ? La fille du colonel, même après de longues années de méditation sur ce sujet, n’ose conclure.

« Le général était un homme à l’abord simple et cordial, qui tout de suite captiva le cœur des enfants. Mais leur père en parut moins charmé. Dès l’instant où les deux hommes se rencontrèrent dans le grand vestibule, l’attitude du colonel Moore trahit le peu de plaisir que lui causait l’arrivée de son ci-devant ami. Il ne manqua certes pas de courtoisie, les Moore furent toujours gentilshommes, mais c’était une courtoisie forcée qui blessait tout en flattant. Les deux enfants, repris de peur, se tapirent instinctivement dans la première cachette venue : les deux colonnes qui marquent l’entrée de la bibliothèque ; et de là, les espions innocents entendirent quelques-unes des paroles échangées entre les prétendus amis ; paroles incompréhensibles alors, mais jamais oubliées :

« — Vous avez ce qui manque à la plupart des hommes disait le général, comme ils s’arrêtaient pour irer quelques bibelots d’art italien reçus depuis peu. Vous avez de l’argent, trop d’argent, Moore ; et je pourrais indiquer exactement la somme que vous avez de trop. Une demeure qui est un palace, une femme adorable, deux beaux enfants, et tous les honneurs qu’un homme peut recevoir dans une république comme la nôtre… C’est assez, croyez-moi !… Renoncez à la politique !

« — La politique est ma vie, répondit le colonel d’un ton glacial. Me conseiller d’y renoncer, c’est me conseiller le suicide.

« Puis, en manière de commentaire que soulignait un intervalle de silence, il ajouta :

» — Et si vous m’obligiez à abandonner la politique, ce serait un meurtre.

« — Un acte de justice imposé à un traître n’est pas un meurtre ! fut l’énergique et sévère réplique. Par un forfait connu de moi seul ici, vous avez trahi la confiance du gouvernement, vous avez traîtreusement livré nos secrets pour de l’argent. Si je vous permettais, sachant ce que je sais, d’occuper dans l’État le poste de confiance qui vous est offert, je serais moi-même traître à la République. C’est ce que je ne ferai jamais. Renoncez donc à ce poste, ou bien je…

« Les deux enfants n’entendirent pas la menace qui suivit ces derniers mots, mais ils se rendirent compte de la force qu’elle avait d’après le visage du leur père. Mais bientôt, domptant cette expression de rage, il répondit avec un calme parfait :

« — Vous bien sûr d’être le seul membre de la commission qui ait connaissance des faits qu’il vous plaît de dénommer trahison !

« — Ne vous l’ai-je pas dit ? répliqua le général en retroussant dédaigneusement la lèvre.

« Quelque chose dans cette austère intégrité parut affecter le père de Callista. Il détourna la tête, et ce fut le général qui reprit la parole. Sa voix était toute changée et elle devint presque chaleureuse en prononçant ces mots :

« — Alphée, nous avons été de bons amis. Je vous laisse deux semaines pour réfléchir et prendre une décision. Si au bout de ce temps, vous ne vous êtes pas retiré de la vie publique, vous pouvez vous attendre de ma part à une autre visite qui sera grosse de conséquences. Vous savez ce dont je suis capable, s’il le faut. Ne m’obligez pas à prendre une attitude qui nous caait de douloureux regrets.

« Le colonel Moore répondit-il ou non ? Les enfants n’en entendirent pas davantage. Mais le lendemain, ils remarquèrent l’air sombre de leur père quand il s’éloigna à cheval, en route pour la Maison-Blanche. Se rappelant la menace du général, ils s’imaginèrent, dans leur naïveté, que leur père allait donner sa démission et renoncer à tous ses honneurs. Mais il revint le soir sans l’avoir fait, et de ce jour, il porta plus haut la tête et se montra plus arrogant chez lui et au dehors.

« Cependant, il était inquiet, tourmenté, malheureux ; et pour se distraire sans doute de son malaise, il entreprit de faire certaines réparations dans la maison, des transformations qui lui prenaient beaucoup de temps et dont il ne semblait jamais satisfait. Les ouvriers qu’il employait un jour ne revenaient pas le lendemain ; ils se remplaçaient constamment. Ces travaux furent interrompus par le retour du visiteur non désiré, mais exact au rendez-vous.

« À ce point du récit, la voix de miss Callista s’étrangla dans sa gorge : les flammes qui nous éclairaient s’étaient peu à peu éteintes, et je ne discernais que vaguement son visage pâle et délicat.

« — Nous avions couru, Reuben et moi, selon ce qui devenait une habitude, nous réfugier dans un retrait obscur de l’escalier, attendant un échange de phrases agressives, de reproches et de récriminations ; aussi fûmes-nous grandement surpris de voir notre père accueillir son hôte avec le cérémonial respectueux qu’il réservait d’habitude pour le seul président. On nous appela pour dîner. Notre mère assistait au repas, ce qui était un événement en ce temps-là ; plusieurs toasts furent portés et notre père proposa même de boire à la santé du général. Reuben pensa que c’était là le signe que la paix était conclue et il tourna vers moi de grands yeux contents. Mais je remarquai que le général ne répondait pas à ce toast, qu’il ne portait même pas le verre à ses lèvres ; qu’il se contentait de le lever en s’inclinant dans la direction de ma mère, et je compris qu’il y avait là quelque chose d’insolite et d’effrayant.

« L’attitude et l’expression de mon père en face de cet étrange convive se sont implantées avec une telle force dans ma mémoire qu’il ne se e guère d’année sans que toute la scène ne se représente à moi en rêve avec des sentiments de perplexité et de terreur qui l’accompagnèrent et la suivirent. Car, peut-être le savez-vous, le général vivait à ce moment sa dernière heure. Il mourut avant de quitter notre maison ; il mourut dans cette bibliothèque à propos de laquelle vous m’avez interrogée…

« Avec quelle netteté je me rappelle les circonstances, jusqu’au plus petit détail ! Notre mère avait regagné son boudoir, et le général et mon père, sans s’attarder à déguster leur vin puisque l’invité se refusait à boire, se rendirent dans la bibliothèque. Les derniers mots du malheureux homme résonnent encore à mes oreilles.

« — Le moment est venu, dit-il, de notre petit entretien. Votre réception me fait augurer…

« — Vous n’avez pas bonne mine, interrompit mon père d’une voix qui me parut trop élevée. Venez ici vous reposer.

« La porte se referma sur eux.

« Très intéressés par les récents travaux, nous étions restés, mon frère et moi, dans le voisinage de cette porte, espérant pouvoir jeter un coup d’œil sur le siège bizarre qu’on avait mis en place le matin même. Nous étions en train de jouer dans le vestibule quand la porte de la bibliothèque se rouvrit et mon père sortit.

« — Où est Sambo ? cria-t-il. Dites-lui d’apporter bien vite un verre de vin au général qui se trouve très mal à l’aise. Je cours là-haut chercher un cordial, bredouilla-t-il d’une voix étouffée.

« Et il se mit à gravir quatre à quatre les degrés de l’escalier, tandis que Reuben, s’étant glissé près de la porte ouverte et ayant aperçu le général assis près de la cheminée, me faisait part tout bas de sa bonne fortune.

« Reuben est un homme aujourd’hui et je lui ai demandé plus d’une fois depuis lorsque l’air avait le général à cet instant critique. Il m’importerait, je donnerais tout au monde pour être assurée qu’il avait la figure d’un malade. Mais il n’a jamais rien voulu me dire ; il n’a jamais voulu enlever ce poids de mon esprit : et je me force à croire qu’il y avait sur le visage du général de réels symptômes de malaise, que cette mort fut naturelle… Mais je le répète, il a toujours repoussé avec horreur ce sujet d’entretien. Et de fait, il devait y avoir sans doute quelque chose de singulièrement tragique pour un enfant de cet âge à se remémorer ce coup d’œil jeté sur un homme dans la force de l’âge, qui era quelques secondes plus tard dans l’éternité… Je ne m’étonne pas qu’il lui répugne d’en parler… et pourtant…

« Après être restée un moment pensive, elle reprit :

« — Ce fut Sambo, le serviteur nègre, qui arriva le premier auprès du général. Notre père n’avait pas encore reparu. Bientôt il descendit en poussant de grands cris et en balbutiant des exclamations de pitié. On avait couru le prévenir, en haut, dans la chambre de ma mère où il était entré. Je me souviens que dans mon enfantine simplicité, je me demandais pourquoi il se désolait si fort de la mort d’un homme qu’il haïssait et redoutait. De longues années plus tard, quand nous eûmes mené notre mère à sa dernière demeure, quand Reuben eut quitté la maison pour toujours, seulement alors je reconnus chez mon père les signes d’un remords tous les jours plus pesant !… Remords peut-être d’avoir été sauvé de ce qu’il considérait comme son anéantissement politique par la fin soudaine et opportune de son meilleur ami. Le choc qu’il ressentit alors l’ébranla pour le reste de ses jours. Ne pensez-vous pas que ce soit là la véritable explication de sa perpétuelle maussaderie et de l’extrême aversion qu’il manifesta toujours, par la suite, à l’endroit de cette bibliothèque ? Bien qu’il se refusât à aller vivre ailleurs, il ne voulait à aucun prix entrer dans cette pièce ni jeter un coup d’œil sur l’étrange siège d’où le général était tombé pour mourir. La vaste salle fut en quelque sorte condamnée, bien qu’on l’ouvrit de temps à autre aux jours de grande réception, elle ne perdit jamais sa sinistre réputation, et mon père, jusqu’à sa mort, n’en put voir la porte sans frissonner. N’est-il pas naturel que sa fille éprouve la même aversion ?

« C’était naturel, et j’en convins. Mais je n’en sus dire davantage malgré les regards suppliants dont l’étrange appel était accentué par la pression des doigts frêles de Callista sur mon bras et les gémissements du vent, qui souffle à ce moment par la cheminée, en une rafale soudaine, éparpillant les cendres et emplissant la maison de sanglots fantastiques. J’attirai son front vers moi et l’embrassai, lui conseillant de m’accompagner en Angleterre pour mieux oublier celle vieille demeure et ses malheureux souvenirs. Ce furent les seules consolations que je trouvai pour la réconforter. Et le lendemain, quand, irrésistiblement attirée, je me glissai au point du jour dans la salle à la sombre histoire, j’avoue que je m’attendais presque à voir le spectre de l’infortuné générai surgir entre les coussins du siège baroque qui continuait de présider mystérieusement au foyer abandonné. »

Après les ages du journal de l’Anglaise, marqués au crayon rouge, venaient des extraits de journaux :

« Une étrange coïncidence marque la mort d’Albert Moore, survenue hier dans la maison de son frère. On le découvrit gisant à l’endroit même où tomba le général Lloyd, il y a quarante ans. On prétend que ce décès soudain d’un homme considéré jusqu’ici comme un modèle de force et d’endurance physiques, fut précédé par une violente altercation avec son frère aîné. Si le fait est exact, le trouble que lui causa ce changement dans des relations jusque-là très amicales peut expliquer sa mort subite. Edward Moore, qui malheureusement ne se trouvait pas dans la pièce quand son frère succomba – on croit qu’il était monté chercher quelque objet dans la chambre du colonel – fut profondément affecté par cette conclusion inattendue d’un différend qui n’était vraisemblablement qu’accidentel ; il est alité à cette heure, et dans un état qui inquiète ses amis.

« La cause de la querelle aurait été, dit-on, une rivalité amoureuse. »

te à cette coupure, s’en trouvait une autre, datant de quelques jours plus tard.

« La querelle qui éclata entre Edward et Albert Moore, quelques moment avant la mort d’Albert, paraît avoir été plus sérieuse qu’on ne le supposait tout d’abord. Il a transpiré depuis que les deux frères se livrèrent un véritable duel dans la vieille bibliothèque, au cours duquel l’aîné fut blessé. Certaines personnes vont même jusqu’à affirmer que la main de la dame devait être la récompense de celui qui blesserait l’autre le premier. On ne cherche plus à cacher que la pièce était dans le plus grand désordre quand les domestiques s’y précipitèrent au bruit que fit le corps en tombant. Tous les meubles avaient été repoussés contre les murs pour laisser un espace libre au contre duquel on put voir une tache de sang. En tout cas, il est certain que M. Moore est retenu à la chambre pour une raison plus sérieuse que son profond chagrin et que la personne qui fut l’objet de ce combat a quitté notre ville. »

La courte annonce suivante était collée en marge de cette coupure :

« On annonce comme ayant eu lieu le 21 janvier dernier, au consulat américain de Rome, le mariage d’Edward Moore, de Washington (États-Unis d’Amérique), avec Antoinette Sloan, fille de Joseph Dewitt Sloan, également de cette ville. »

Il ne restait plus rien d’intéressant pour moi dans le volume, et je me préparais à descendre de la chaise sur laquelle j’étais resté juché pendant que je lisais ces ages.

À ce moment, j’aperçus à mes pieds sur le parquet une feuille de papier. Comme elle ne s’y trouvait assurément pas dix minutes auparavant, il était évident qu’elle avait dû glisser d’entre les pages du livre que je tenais. Je me hâtai de la ramasser. C’était une fouille de papier à lettre ordinaire couverte d’une écriture nette et distincte. La trouvaille avait son prix, car le papier était frais encore et l’écriture pouvait être facilement identifiée. C’était un de ces memoranda comme j’en avais moi-même plusieurs fois tracé aux périodes les plus déconcertantes de mes recherches pour mettre un peu d’ordre et de méthode dans mes pensées confuses.

Voici ce document :

« Nous avons ici deux récits différents de la façon dont la mort surprend ceux qui rendent le dernier soupir sur le foyer ancestral de la bibliothèque, dans la maison Moore.

« Certains faits cependant sont communs à l’un et l’autre cas :

« La victime est seule quand elle tombe ?

« Le décès est précédé d’une altercation ou d’une discussion violente entre la victime et le maître de céans ;

« Dans les deux cas, celui-ci recueille, par la mort de l’autre, un profit réel ou imaginaire. »

Je m’arrêtai un peu frappé de surprise et vaguement horrifié. Quelqu’un était donc sur la piste de l’explication que je cherchais moi-même à ce moment ? Un instant le fantôme détesté de Durbin a devant mes yeux. Mais en reprenant ma lecture je me calmai. Aucun autre qu’un membre de la famille Moore ne pouvait avoir écrit les phrases surprenantes qui suivaient. La seule raison imaginable pour expliquer qu’elles eussent été écrites fut la difficulté qu’éprouvent certains individus à formuler leur pensée autrement que la plume en main ; de toute évidence, en effet, ces lignes étaient tracées pour être lues et méditées par celui qui les écrivait, comme on peut aisément s’en rendre compte :

« Il faut que je me rappelle maintenant ce que me disait mon père quand mon frère l’interrompit brusquement pour lui apporter la preuve de mes méfaits, d’où il résulta pour moi un changement total d’existence. J’avais, ce jour-là, mes vingt et un ans révolus et le vieillard m’informait qu’en ma qualité d’aîné je pouvais espérer que la maison dans laquelle nous étions alors me reviendrait un jour. Cette même qualité me donnait le droit de connaître un secret qui s’était transmis de père un fils depuis que la famille Moore avait acquis sa prééminence en la personne du colonel Alphée, et qu’on révélait d’habitude à l’héritier quand arrivait l’époque de sa majorité.

« — Je dois donc maintenant vous instruire de certains faits, reprit-il, sans la connaissance desquels vous ne seriez pas un véritable Moore. Ces faits, vous devrez à votre tour les transmettre à votre fils ou quiconque aura le privilège d’être votre héritier. C’est un legs qui est inséparable de nos biens et qu’aucun de ceux qui en ont hérité n’a jusqu’ici refusé de recevoir ou de transmettre. Écoutez-moi attentivement. Vous avez vu maintes fois, n’est-ce pas, ce médaillon de filigrane que je porte en breloque à ma chaîne de montre ? Cet objet est le talisman de notre maison… si au cours de votre vie vous vous trouvez dans une difficulté inextricable, dans une extrémité d’où nulle issue ne vous paraisse possible, (et notez combien stricte est cette injonction), d’où nulle issue ne vous paraisse possible – je ne me suis jamais trouvé moi-même en pareil cas et jamais je n’ai ouvert le médaillon – vous détacherez de la chaîne cette breloque, vous presserez ainsi sur le ressort, et vous ferez de ce qu’elle contient l’usage que je vais vous dire…

« Hélas ! c’est à ce moment que John Judson, mon cadet, entra et qu’il fit contre moi ces révélations qui attirèrent sur moi le courroux de mon père et lui valurent, à lui, l’héritage qui me revenait par droit de naissance, avec la révélation du secret dont je ne possédais qu’une partie. Mais cette partie m’aidera maintenant à reconstituer le tout. J’ai vu maintes fois ce talisman. Véronique le possède aujourd’hui… Ah ! puissé-je le tenir un jour en mes mains !… Puissé-je savoir pourquoi le maître de ce secret quitte la bibliothèque chaque f… »

Ici prenait fin le mémorandum. La dernière lettre se terminait par un long trait de plume comme si celui qui traçait ces lignes avait éprouvé une violente surprise.

Cette remarquable série de découvertes ravivait ma curiosité, ravivait toutes mes espérances, me permettait de prétendre au succès.

Donc, un autre que moi suivait la seule piste qui promettait la réussite, et cet autre, disposant de certaines traditions de famille, me mettait à son insu en possession du plus précieux secret. Un autre ! Mais qui ? Il était facile de répondre à cette question. Un seul homme avait pu écrire ces lignes, l’homme qui au début de sa vie avait été dépossédé en faveur de son frère cadet, et qui maintenant, par la mort imprévue de la fille unique de ce frère, reprenait possession de son héritage légitime. L’oncle David, et lui seul, était le chercheur perplexe dont je venais de lire les imprudentes confidences. Ce fait soulevait pour moi un problème nouveau à résoudre ; je ne pouvais que me demander à quel moment elles furent écrites : avant ou après la mort de M. Pfeiffer, et s’il avait enfin découvert le mot de l’énigme. L’idée que suggérait la phrase inachevée me troubla à ce point que je perdis bientôt de vue toute autre considération, pour ne m’attacher qu’à celle-ci. Car je l’avais vu, moi aussi, ce médaillon de filigrane ! Je vois et je retiens les détails, c’est mon métier ; je me rappelais tous les bibelots jetés pêle-mêle sur la coiffeuse ; et j’aurais pu jurer que le médaillon était de ce nombre. Ah ! pourquoi n’avais-je eu aucun pressentiment de ce qui était là, à portée de ma main ? Il était trop tard maintenant. Tous les menus objets qui encombraient la toilette avaient été ramassés, examinés, classés, rendus à qui de droit. Mes investigations, de ce côté, se trouvaient pour l’instant coupées à la base. Ce fut pourtant avec un véritable sentiment de triomphe que je refermai derrière moi la porte d’entrée de la vieille demeure. À coup sûr, depuis la première fois que j’en franchis le seuil, j’avais fait un grand pas en avant. Il ne me restait plus maintenant qu’un dernier nœud à défaire : le plus difficile, à vrai dire ; mais les résultats acquis étaient de nature à m’encourager. Allons ! un bon coup de collier, et une fois le but atteint, je gagnerais définitivement l’estime de mes chefs : je monterais en grade, l’époais Jenny, et… Durbin serait maté !

XIX AU CŒUR DU MYSTÈRE 1k4q4q

Le lendemain matin, imposant silence à mon amour-propre, je m’arrangeai de façon à avoir un brin de causette avec ce même Durbin. C’est lui qui avait été chargé de recueillir les bijoux de Mme Jeffrey, et il devait savoir mieux que personne où se trouvait à présent le médaillon. Sans doute avec le reste ; et cependant qui sait ? Durbin est fort rusé, et il se peut fort bien qu’il ait relevé quelque indice concernant la valeur particulière de cet objet. Dans ce cas, il serait partout ailleurs qu’en possession de M. Jeffrey ou de miss Turner.

Pour m’en assurer, j’eus recours à un assez pardonnable subterfuge. L’abordant d’un air dégagé, je lui contai sans trop altérer la vérité que j’avais été amené à penser pour diverses raisons que le secret de l’énigme qui nous occupait tous tenait dans un certain médaillon de filigrane que portait habituellement Mme Jeffrey. Ce bijou ne lui avait pas été donné par son mari, et j’étais convaincu, sans en avoir la preuve, qu’il contenait le portrait en miniature de quelque autre personne qu’il pourrait être avantageux de connaître.

Je m’attendais à ce qu’il fît sa grimace dédaigneuse ; mais à mon grand étonnement, il garda une expression impénétrable, encore que je visse à n’en pouvoir douter une légère, très légère lueur de curiosité er dans ses calmes yeux gris.

— Vous êtes sur une fausse piste ! finit-il par ricaner, et ce fut tout.

Mais je n’en attendais pas davantage. J’avais simplement voulu me rendre compte de l’importance que pouvait avoir à ses yeux le médaillon, et s’il n’en avait aucune pour lui, surprendre sa curiosité de façon qu’il me laissât voir s’il savait où il se trouvait à présent.

Que malgré son insignifiance apparente, l’objet occupât une certaine place dans ses préoccupations, le fait était évident pour qui connaissait Durbin ; mais qu’il fût aisé de se le faire prêter, ce n’était pas aussi sûr. À vrai dire, je fus bientôt convaincu que pour sa part, Durbin n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait ; sans quoi, après l’indice suggestif que je lui avais fourni, il n’aurait pas perdu une demi-heure avec moi. Qu’allais-je donc faire ? Raconter mon histoire au major et m’en remettre à lui pour pousser l’affaire jusqu’à son dénouement ?

« Pas encore ! disait mon amour-propre. Pas encore. Durbin te prend pour un imbécile. Attends de pouvoir ouvrir la main tout entière avant d’attirer l’attention sur tes cartes. »

Il me fut cependant difficile de ne pas trahir mon agitation, de ne pas agir comme l’imbécile qu’ils me croyaient, quand les camarades se mirent à me taquiner à propos du fameux talisman, à me demander narquoisement à quoi avait abouti la nuit ée dans la maison Moore. En m’exhortant, à la patience, en me répétant que celui qui rit le mieux est celui qui rit le dernier, et que toutes les occasions de rire n’étaient pas perdues entre Durbin et moi, je parvins à conserver un extérieur imible pour présenter mon rapport au major.

Je m’en jugeai amplement récompensé quand l’un de mes collègues, qui avait soigneusement évité de me narguer, me fit la communication suivante :

— J’ignore quel intérêt vous attachez au médaillon dont vous me parlez, mais comme vous avez déjà pas mal contribué à élucider cette affaire, je ne vois aucun inconvénient à vous dire ce que j’en sais pour ma part. Cette breloque a donné bien des tourments à la police. Elle est portée sur la liste des objets trouvés dans la chambre où l’on a vu brûler la bougie. Mais quand tout ce qui appartenait à Mme Jeffrey fut rassemblé et rendu à son mari, le bibelot ne se trouva plus avec les autres. Il a été perdu dans le transport et l’on n’en a plus rien vu depuis. Et qui, croyez-vous, a appelé l’attention là-dessus ? Qui a réclamé à corps et à cris cet objet ? Ce n’est pas M. Jeffrey, qui paraît n’y attacher que peu d’importance ; c’est ce vieillard qu’on désigne sous le sobriquet d’oncle David. Lui qui témoignait de la plus parfaite indifférence pour tous les bijoux et objets de prix laissés par sa nièce, il commença à jeter feu et flammes quand il vit que le cœur de filigrane y manquait, déclarant que c’était là un héritage très précieux et qu’on le lui rendrait ou qu’on lui dirait pourquoi. Comme la police seule était à blâmer en cet incident, on étouffa l’affaire ; on l’aurait même considérée comme tout à fait insignifiante, la valeur intrinsèque du bibelot étant des plus minimes, si M. Moore n’avait persisté à nous assourdir du ses plaintes. Ce médaillon, à l’en croire, a pour Moore autant de valeur que tout le reste des biens ensemble… Comme si nous étions assez naïfs pour croire de pareilles balivernes ! L’extravagance de ses assertions, la persistance de son courroux et quelques autres circonstances suspectes ont amené certains d’entre nous à se demander s’il est bien l’innocent héritier pour lequel il essaye de se faire er. En tout cas, je sais de façon certaine que le juge d’instruction le tient en réserve pour le cas où le jury acquitterait miss Turner.

— Le juge d’instruction est sage, prononçai-je en me plongeant dans de nouvelles réflexions.

Cette suspicion latente en laquelle on tenait M. Moore avait-elle des bases solides ? Était-ce lui le coupable ? Le mémorandum que j’avais découvert dans le volume tout récemment manié et soigneusement dissimulé sur les rayons de la bibliothèque, dans la maison déserte, démontrait, en dépit de l’affirmation contraire, qu’il avait séjourné dans la vieille demeure fort peu de temps avant le soir fatal, sinon ce soir-là même. Il démontrait aussi l’intérêt extrême que le vieillard attachait aux traditions de la famille. Mais ne démontrait-il rien de plus ? L’oncle s’arrêta-t-il d’écrire pour commettre une œuvre sanglante. Et, l’un des motifs de ce crime mystérieux fut-il le désir de s’approprier le médaillon ? Mais alors pourquoi ne pas se l’approprier tout de suite ? Une bougie avait brûlé dans la chambre du sud-ouest : était-ce pour l’éclairer, pendant l’examen du talisman ? J’aurais voulu le croire et exonérer du coup miss Turner. Pour quelle raison mon esprit refusait-il si énergiquement d’envisager cette possibilité : de considérer M. Moore comme le meurtrier de Mme Jeffrey ? Je ne saurais le dire. Je détestais ce bonhomme, et j’entretenais à son égard une extrême méfiance. Cependant, même après cette révélation de duplicité, je ne parvenais pas à lui imputer le crime sans que toute ma logique, se révoltât. Quels que fussent d’ailleurs mes scrupules mes collègues ne les partageaient pas. Le vieux était surveillé et filé certainement.

À cet instant, je me sentis touché à l’épaule par le camarade qui m’avait fait ses confidences. Il me plaçait entre les mains un journal.

— Regardez à la colonne des objets perdus, me dit-il : la troisième annonce que vous voyez a été insérée sur l’ordre du juge d’instruction ; la suivante sur l’ordre de M. Moore lui-même.

Suivant l’indication qu’il me donnait, je lus deux fois la description du bibelot suivie d’une promesse de récompense à qui le rapporterait. Celle qu’offrait l’oncle David était hors de toute proportion avec la valeur du brimborion égaré ; et certes, s’il se trouvait que quelqu’un l’eût ramassé, il ne pouvait manquer de venir réclamer une pareille prime.

— Il fait la pige à la police, cette fois, dis-je en riant. Mais à quel moment ont paru ces annonces ?

— Pendant votre absence, quand on vous a envoyé à Tampa.

— Mais qui vous assure qu’on ne lui a pas rapporté ce médaillon ?

— La chose est hors de doute. Son anxiété persistante et ses recherches toujours actives le prouveraient, au cas où notre surveillance aurait été en défaut.

— Et la police n’a pas été plus heureuse ?

— Pas davantage.

— A-t-on fait tous les efforts possibles ?

— Tous.

— Qui est l’agent qui a rassemblé les bibelots et les a emportés hors de la chambre ?

Mon camarade eut un sourire.

— Il n’est pas loin, dit-il.

— C’est vous !

— Moi-même.

— Et vous êtes sûr que le médaillon était avec le reste ?

— Non. Je crois bien l’avoir vu, mais ce n’était pas certainement parmi les bibelots que j’ai remis à M. Jeffrey.

— Dans quoi les avez-vous emportés ?

— Dans un petit sac à main que j’ai fermé moi-même à clef.

— Avant de sortir de la chambre ?

— Oui.

— Alors cet objet doit être resté dans cette chambre !

— Trouvez-le ! fut sa laconique réponse.

À ce point, plus d’un se serait arrêté ; mais quand je m’accroche à quelque chose, c’est avec la ténacité d’un bouledogue. Ce soir-là même, je retournai à la maison Moore ; et prenant toutes les précautions possibles pour ne pas être surpris par le sarcastique Durbin, ou l’un de ses nombreux flatteurs, je me mis en devoir d’explorer une fois de plus la chambre du colonel, résolu à lui arracher son secret.

Je procédai avec méthode, m’imposant d’agir comme si personne n’avait encore opéré ici de recherches. Déplaçant chaque meuble, j’en examinai soigneusement le dessous, le dedans ; je sondai les parois, je scrutai le parquet, je fouillai partout : dans les encoignures ni ailleurs le médaillon ne se trouvait. Fallait-il s’avouer battu ? Une dernière fois, je promenai autour de moi des yeux découragés. Ils s’arrêtèrent sur les grands rideaux de brocart que j’avais tirés devant les fenêtres pour qu’on ne vit pas de la rue ma lumière. Quoiqu’ils fussent bien tendus ainsi et sans aucun pli capable de recéler un objet quelconque, je les secouai consciencieusement, surtout celui qui était proche de la table ; naturellement, il n’en tomba rien.

— Folie ! murmurai-je avec rage, mais sans lâcher les rideaux. Il me restait à secouer et visiter les lourdes embrasses, et je n’entendais pas en laisser un fil sans l’avoir retourné.

Avec une ardeur que renforçait mon désappointement, je me mis à la tâche et… Protestez si vous voulez ! Criez à l’invraisemblance ! Dites que si la breloque s’était trouvée en cet endroit au moment des premières recherches les autres auraient su l’y dénicher tout aussi bien que moi… Je ne puis que narrer fidèlement ce qui m’arriva. Quand je pris les glands de l’embrasure, il me sembla entrevoir quelque chose de brillant parmi leurs soies emmêlées. Un grand coup au cœur ! Haletant, trépidant d’espérance et de crainte, j’écarte les fils soyeux, j’en arrache un bon nombre, et bientôt je ramène triomphant une chaîne d’or portant à son extrémité un médaillon de filigrane !

Par quel hasard se trouvait-il en cette place ? Quelqu’un l’y avait-il caché de propos délibéré ? Était-ce qu’on essaya, comme pour la bague, de le jeter par la fenêtre parmi les hautes herbes qui croissaient en bas, et qu’il demeura accroché aux franges du rideau ? Ou bien ces franges, en venant balayer la table encombrée, avaient-elles ramassé l’objet silencieusement sans qu’aucun s’en aperçût ?… Autant de questions que je ne m’inquiétai pas de résoudre ; j’avais mieux à faire : courant à la bougie avec ma proie, je me mis à chercher l’agrafe, le fermoir du médaillon. Souvent je m’étais exercé à découvrir le secret des fermetures les plus ingénieuses ; il ne me fut pas malaisé de trouver le ressort qui commandait celle-ci. Je l’ouvre d’une main tremblante de joie… et que trouvé-je à l’intérieur ? Quelque chose de si différent de ce que j’attendais, quelque chose de si innocent ou de si banal, que j’en restai un bon moment interdit et déconcerté c’était une loupe minuscule, rien de plus.

Que faire de cette trouvaille ? Quel rapport pouvait-il exister entre un pauvre petit morceau de verre et les sombres secrets qu’il s’agissait d’élucider ? Que voulait dire tout ceci ? Était-ce une mystification ?… Non, non… L’oncle David ne plaisantait pas : son journal, ses recherches inquiètes, sa colère, la récompense énorme offerte à qui rapporterait ce médaillon, tout cela en témoignait surabondamment. Mais lui-même, quel usage ferait-il de cette loupe ? Serait-il plus que moi capable de résoudre l’énigme à l’aide de cette énigmatique clef ? Je ne le croyais pas. J’avais espéré – et certainement il espérait de même – trouver ici des instructions écrites. Je m’attendais bien à les voir tracées en hiéroglyphes qu’il ne serait pas aisé de lire tout d’un coup, et j’étais tout prêt à me casser la tête de bon cœur à les déchiffrer. Mais quel parti tirer de ce verre grossissant ?… Attention !… Me voici justement sur la voie : à quoi sert un verre grossissant, sinon à apercevoir ce qui n’est pas apparent à l’œil nu ?… J’y suis ! Les instructions que je cherche doivent être tracées en caractères minuscules que ce verre est chargé de grossir. J’y suis ! Victoire !… Oui, mais ces instructions, où les chercher ?…

De nouveau je me trouve déconcerté, sinon découragé. Je m’enfonce dans une longue et inutile méditation. Puis je me relève, plus résolu, plus tenace ; je promène mes regards par la vaste chambre :

— Elle me livrera son secret ! Je ne me laisserai pas battre ?… Je lui ai arraché le médaillon ; je lui arracherai le reste !… À l’aide de cette loupe, j’examinerai de nouveau chaque pli des draperies, chaque pouce carré des murs, du parquet, chaque meuble, chaque tableau… Ici je m’arrête, la respiration coupée : un trait de lumière m’avait traversé ; une conviction irrésistible s’était emparée de moi :

Le portrait ! Ce dessin décoloré et sans valeur accroché au-dessus de la cheminée ! Cette œuvre si banale dont la présence dans une pièce si somptueusement meublée avait toujours été un mystère, c’était là qu’il fallait chercher !

Pourquoi cette certitude s’était imposée à moi si promptement, je ne saurais le dire. Peut-être que de l’endroit où j’étais, auprès du lit, la vue de ce vieux dessin me fit penser aux nuits d’insomnie que èrent tous ceux qui avaient vu de face son fade sourire. Peut-être le souvenir me revint-il de cette loi mystérieuse interdisant aux Moore de déplacer aucun des anciens tableaux qui garnissaient les murs décrépits de la maison. Peut-être me remémorai-je l’étrange curiosité que ce portrait éveillait chez tous ceux qui le regardaient ; Francis Jeffrey était du nombre…

Quoi qu’il en soit la réponse que j’ai donnée surgit instantanément dans mon esprit, et s’y cramponna avec force.

Agité, fiévreux, surexcité au-delà de toute expression, j’amène une chaise devant la cheminée, je décroche le cadre, je promène ma loupe sur chaque trait de l’insipide visage : je n’y découvre rien de particulier. Mais arrive aux longues boucles qui l’entourent, j’ai soudain un violent sursaut. Sous le verre, une, deux, trois, quatre lettres nettement tracées venaient d’apparaître. Les cercles capricieux que décrivaient ces boucles étaient en réalité des mots, des phrases, des lignes d’écriture, composant un tout cohérent !

Je retins à grand-peine un cri de triomphe, et il me fallut un puissant effort de volonté pour me contraindre à étudier posément et à transcrire dans mon carnet l’effroyable communication que voici :

« Lâche, misérable que je suis ! Je me dispose à projeter sur mes descendants l’ombre d’un crime dont je n’ose encourir le châtiment public, et que pourtant je ne puis taire. Un pouvoir plus fort que ma volonté m’oblige à confesser mon forfait. J’ai longtemps cherché comment je pourrais faire cette confession, de telle sorte que seuls mes héritiers directs en puissent prendre connaissance, et cela uniquement aux heures de crise ou de difficulté suprême ; je crois avoir trouvé. Je l’écrirai de façon qu’elle demeure invisible aux profanes, laissant aux initiés le soin de transmettre de père en fils les indications verbales et les moyens matériels pour la déchiffrer.

« Personne plus que moi n’a désiré la mort de son ennemi ; et nul n’a jamais employé plus de ruse et d’astuce pour satisfaire ce criminel désir. Maître absolu dans ma maison, j’imaginai un stratagème compliqué et ténébreux à l’aide duquel l’homme qui tenait en ses mains le pouvoir de me déshonorer ou de ruiner ma carrière, tomba sur le foyer de la bibliothèque, sans que personne fut auprès de lui, et sans qu’aucun signe permît de m’imputer sa mort.

« Pensez-vous que ce soit ici l’affirmation d’un fou ? Allez-donc dans cette chambre où j’ai é, où je erai encore tant d’heures de mortelle expiation. Approchez du grand placard que j’y fis installer ; retirez ces tiroirs qui jamais ne servirent à enfermer aucun vêtement ; entrez dans ce réduit, cherchez vers le fond une sorte de guichet, un « judas », et appliquez-y votre œil. Vous découvrirez immédiatement au-dessous de votre place le foyer de la bibliothèque avec son grand fauteuil – et fasse le ciel, si le ciel pouvait m’écouter, que celui qui y sera assis ne vous ait jamais donné le nom d’ami !… Glissez la main le long du mur vers la droite ; vous rencontrerez d’abord un obstacle ; ez-le. C’est la poignée qui vous servira tout à l’heure à remonter l’appareil, et qu’il faudra alors tourner de droite à gauche jusqu’à fond de course. Mais aussitôt que vous sentirez un creux, pressez, et pressez fort sur le bouton qui est dissimulé à l’intérieur de cette cavité.

« … Je dis : pressez fort, si votre salut l’exige, mais je dis aussi : prenez garde ! Évitez, s’il se peut, d’attacher à vos pieds le boulet que je traîne, moi maudit ! Depuis l’heure où je me débarrassai par le crime de l’obstacle qui entravait mon chemin, depuis que j’ai mis sur mon front la marque du meurtrier, je porte l’enfer dans le cœur. Jamais, à partir de ce moment, je n’ai goûté le bienfait du repos ; après trente ans de résistance, de lutte surhumaine, je demeure comme au premier jour esclave du démon que j’ai déchaîné ; asservi à une mante affreuse qui me prive de sommeil, me chasse de mon lit, me force à recommencer sans cesse le geste criminel !… À cette torture, il n’est point de remède. Démolir le mortel mécanisme ? Démonter le poids et le ressort ? Débarrasser la maison de l’appareil du crime ? Ce serait s’exposer à crier à haute voix mon infamie, à jouer devant tous la scène que je mime éternellement dans le silence terrifiant de la chambre ! Non, il n’est point de recours pour moi. Jusqu’à la fin, une main inexorable me poussera dans le fatal réduit, me contraindra à recommencer la lugubre comédie. Quand viendra l’heure où je ne pourrai plus quitter mon lit, je la répéterai en rêve, je la balbutierai dans le délire, appelant la mort et redoutant de mourir ; redoutant de me voir com-damné dans l’éternité, comme dans le temps, à tuer encore, à tuer sans cesse, à tuer toujours !… »

XX PAROLES DANS LA NUIT 6a5659

Tout homme a connu dans son existence des moments d’émotion intense. Je vécus un de ces moments-là après la lecture de ces lignes, qui voulaient être un avertissement, et qui trop souvent n’avaient été qu’une incitation à de nouveaux forfaits. J’éprouvais une singulière fascination, je désirais faire jouer le mécanisme, suivre, à la minute même, les instructions données avec une précision si minutieuse, d’en observer le résultat. Mais un certain sentiment de réserve prévalut. Mon devoir m’imposait nettement l’obligation de communiquer au major une découverte aussi importante et de me mettre à ses ordres avant de tenter l’expérience. Il eût été d’ailleurs assez téméraire de se livrer seul à cet exercice, sans autre clarté que le peu de lumière que projetait ma lanterne. Il vaudrait mieux évidemment y voir clair, et être au moins deux.

Influencé par ces considérations, je remis le portrait à sa place et quittai la maison au moment où les premières lueurs de l’aube se montraient. Il m’avait fallu trois heures pour extraire de ces lignes enchevêtrées l’effrayante confession.

Je fus de bonne heure aux bureaux ce matin-là, mais pas assez tôt cependant pour trouver le chef seul. Plusieurs personnes étaient déjà enfermées avec lui, et lorsque, ayant été introduit, j’aperçus là le major, le juge d’instruction, Durbin et un autre détective renommé, je devinai immédiatement de quel sujet on discutait.

Le chef m’invita à rester, peut-être parce qu’à mon expression il reconnut que j’apportais des nouvelles, ou peut-être parce qu’il avait pour moi plus de sympathie et plus de bienveillance que je ne le supposais. Pourtant Durbin, qui parlait quand j’entrai, avait aussitôt fermé la bouche comme une trappe, et s’était même laissé aller jusqu’à tambouriner une protestation impatiente sur la table, mais ni le chef ni le juge ne me manifestèrent de déplaisir et mon aimable camarade fut obligé d’accepter ma présence avec la meilleure grâce dont il était capable.

Il y avait là un quatrième personnage qui se tenait à part des autres, et sur qui l’attention générale semblait axée à mon entrée ; elle y revint bientôt. Pour quiconque connaissait bien les diverses classes d’habitants de Washington, c’était à ne pas s’y tromper un de ces employés de l’istration gouvernementale dont les maigres appointements subviennent à grand peine aux besoins d’une nombreuse famille. Un individu d’aspect modeste et doux qui avait pour trait caractéristique de cligner de l’œil sans cesse en parlant et de bégayer péniblement dès qu’il s’animait. Néanmoins, malgré ces défauts, il produisait une bonne impression et commandait la confiance. Comme je le constatai bientôt, la chose n’était pas sans importance, car l’histoire qu’il se mit alors à raconter était de force à me faire oublier mes propres découvertes, et douter même du témoignage de mes yeux.

Le premier indice que j’eus de la curieuse nature de sa déposition me fut fourni par la question suivante que lui posa le chef :

— Vous êtes parfaitement sûr que ce monsieur est le même que celui que nous vous avons montré hier soir ?

— Absolument sûr, monsieur. J’en ferais le serment, affirma-t-il, bégayant solennellement.

— Vous n’avez pas le plus léger doute à cet égard ?

— Aucun. Je l’aurais reconnu avec la même assurance, même si je l’avais vu dans une autre ville et dans une cohue d’aussi beaux messieurs que lui. Ses traits, la haute distinction de toute sa personne m’avaient frappé au premier abord et j’eus amplement le temps de l’étudier pendant les quelques minutes que nous âmes côte à côte.

— C’est ce que tous nous avez déjà dit. Voulez-vous avoir l’obligeance de recommencer votre récit ? Je désire que l’agent qui vient d’entrer l’entende de votre bouche. Retracez-nous la scène en détail, sans rien omettre.

Après m’avoir jeté un regard inquisiteur, l’homme commença :

— Le soir du 11 mai, jour de la mort de Véronique Moore, je regagnais mon logis, à Georgetown. Ma femme était malade. J’avais été en ville voir un médecin et j’aurais dû rentrer directement chez moi. Mais j’eus la curiosité de voir jusqu’où montait la crue du fleuve. Vous vous rappelez qu’il avait envahi ses rives ce soir-là. Je m’attardai donc à flâner sur le pont, et c’est alors que je me trouvai auprès de ce monsieur, au sujet de qui vous m’interrogez maintenant. Il était seul et appuyé comme cela sur le parapet.

Ici l’homme attira une chaise vers lui, et croisant ses bras sur le dossier, pencha la tête en avant.

— Tout de suite j’eus l’impression que sa manière de regarder l’eau jaunâtre qui bouillonnait au-dessous n’était pas celle d’un simple curieux comme moi, mais de quelqu’un qui médite un acte de désespoir. Il était fort beau et fort bien mis, mais il avait l’air complètement désemparé et si absorbé dans ses pensées qu’il ne me remarqua même pas, bien que je me fusse mis peu à peu tout près de lui. Je m’attendais à le voir sauter dans l’eau, et je me préparais à donner l’alarme ; mais au lieu de cela, il leva soudain la tête, et les yeux fixés droit devant lui sur quelque vision de son esprit, il proféra des mots, comme jamais je n’en avais entendu pro… pro… pro…

Le bégayement du narrateur l’interrompit irrésistiblement, et le magistrat eut tout le temps de dire :

— Quels étaient ces mots ? Prononcez-les lentement. Nous avons tout le temps de vous entendre ; rien ne nous presse.

Presque aussitôt l’homme surmonta son tic, et nous contemplant tour à tour, il articula d’une voix profonde :

— Ces mots ? Les voici : « Il faut qu’elle meure ! Il faut qu’elle meure ! » Aucun nom, mais cette simple phrase répétée : « Il faut qu’elle meure !

« Je demeurais là effaré, ne sachant s’il fallait fuir le voisinage de ce désespéré ou lui mettre la main au collet ; quand tout à coup il se redressa, ôta ses bras du parapet, et les yeux toujours vagues et de la même voix dure et résolue, il ajouta : « Ce soir ! »

« Puis, pivotant sur lui-même, il a auprès de moi, les yeux absolument vides et hagards, et prit la direction la ville. Au moment où il me déait, ses lèvres s’ouvrirent pour la troisième fois : « Ce qui veut dire, ajouta-t-il entre un gémissement et un sanglot, une balle pour moi et… »

« Je donnerais beaucoup pour avoir entendu le reste, mais il allait trop vite ; je ne saisis pas la fin de la phrase.

— À quelle heure cela se ait-il ?

— Aux environs de cinq heures et demie, car il était six heures quand je rentrai chez moi.

— C’est donc après cela qu’il a dû se rendre au cimetière.

— La chose est à peu près certaine.

— Pourquoi diable ne l’avez-vous pas suivi ? grommela Durbin.

— Cela ne rentrait pas dans mes attributions. Je ne le connaissais aucunement ; ce pouvait être un fou…

— Qu’avez-vous fait ensuite ?

— Je suis rentré chez moi, comme je vous l’ai dit. L’état de ma femme empira gravement cette nuit-là et j’avais trop de mes propres inquiétudes pour penser à cet incident.

— Mais cependant vous avez lu les journaux le lendemain ?

— Non, monsieur. Ma femme alla de plus en plus mal ; et pendant plus d’une semaine, je ne quittai pas son chevet, craignant à chaque instant de lui voir rendre l’âme. J’étais absolument indifférent à tout ce qui ne se ait pas dans la chambre de la malade, et quand une lente amélioration se produisit, il me fallut l’emmener à la campagne. Si bien que je ne donnai qu’une attention distraite à tout ce qu’on racontait du drame de la maison Moore. C’est hier seulement qu’en lisant un article de journal déjà vieux relatif à cette affaire, je me souvins subitement de ma rencontre sur le pont. Je m’en ouvris à un voisin, qui fut de opinion que l’homme que j’avais vu là était M. Jeffrey. Nous feuilletâmes ensemble des collections de journaux illustrés ; nous trouvâmes son portrait : il n’y avait plus de doute possible. C’est alors que j’ai prévenu la po… po… po…

— Cela suffit, mister Galston, interrompit le major. Quand nous aurons besoin de vous, nous vous le ferons savoir. Durbin, accompagnez M. Galston.

Je restai seul avec le major et le magistrat.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel mon cœur battit si fort que j’eus peur qu’ils ne l’entendissent. Depuis que j’avais pris le parti de miss Turner, je doutais de l’innocence de M. Jeffrey, en dépit de son triomphant alibi, et j’attendais avec impatience ce que diraient ces messieurs. Le major, s’adressant au juge, rompit le premier le silence.

— Voilà un fait qui renforce singulièrement votre hypothèse. Nous tenons la preuve que la mort de Mme Jeffrey était résolue irrévocablement… Et c’était Jeffrey qui se chargeait de frapper dans le cas où miss Turner faiblirait…

Ici, les sentiments d’iration exaltée que j’avais voués à cette belle et malheureuse personne m’emportèrent au-delà des égards dus à mes supérieurs.

— Miss Turner ! m’écriai-je impétueusement. Miss Turner n’a pu comploter une chose si abominable ! Miss Turner est la plus noble des femmes !… Une victime ; non point une criminelle !…

Le major me jeta un regard pénétrant.

— Je croyais que vous la considériez comme coupable, ou tout au moins comme complice ?

— J’ai pu le faire ; mais j’ai erré ; je le regrette ; depuis bien des jours une erreur me pèse, me tourmente… Toute mon ambition est de démontrer que je me suis trompé ! J’y travaille sans répit, et voici enfin que…

Je m’arrêtai, très ému.

— Allons ! dit le major, de bonne humeur, vous avez du nouveau à nous annoncer. J’ai vu cela dès l’entrée, à votre mine. Parlez vite. Même quand vous faites fausse route, nous savons que vos travaux sont toujours ceux d’un détective intelligent et dévoué.

Ainsi encouragé, je commençai méthodiquement mon rapport. Je dis par quelle suite de méditations, d’inductions et de déductions je fus amené à faire mes trois grandes trouvailles : 1° le mémoire et les notes de l’oncle David insérés dans un vieux livre de la bibliothèque ; 2° le médaillon ; 3° le testament du colonel. Et lorsque enfin, tirant mon carnet de ma poche, je lus l’extraordinaire communication du meurtrier ; quand j’eus expliqué, non sans un secret orgueil, comment j’étais parvenu à déchiffrer les caractères si ingénieusement dissimulés, je vis sur le virage de ces messieurs un tel contentement – disons le mot – une telle iration, que je crus, ma foi, qu’ils allaient me sauter au cou.

— Vous avez montré des talents rares, dit le magistrat au bout d’un instant. Il faudrait beaucoup d’hommes comme vous.

— Et vous avancerez ! appuya le major.

Ce fut un des beaux moments de ma vie, pourquoi Durbin n’était-il pas là ?

Mon chef proposa alors de nous rendre immédiatement à la maison Moore.

— Un secret de famille comme celui-là ne se découvre pas tous les jours, même dans une ville à surprises comme Washington. Nous allons tâcher de trouver ce fameux ressort, derrière les tiroirs du placard, et voir ce qui en résulte quand il fonctionne, n’est-ce pas ? Il me tarde, en vérité, d’examiner de mes yeux ce mystérieux portrait ! À ce propos, l’intérêt qu’y prenait M. Jeffrey s’explique maintenant ! Il connaissait le diabolique secret.

Cela était parfaitement évident, et mon cœur se serra en songeant à miss Turner, qui paraissait être si avant dans la confiance de son beau-frère. Il se serra davantage quand Durbin, nous rejoignant, ajouta ses airs soupçonneux au doute prudent des deux autres. Tandis que je fournissais les renseignements qui m’étaient demandés, je ne cessais de me répéter tout bas avec obstination : « Sous aucun prétexte, je ne veux la croire coupable. Elle porte sur son front la preuve qu’elle est innocente, et je saurai démontrer cette innocence et le monde la proclamera, ou il dira pourquoi !… »

Si M. David Moore avait été déjà installé à son poste d’observation, il aurait été fort surpris de voir, à une heure si matinale, un groupe important de ses ennemis naturels faire irruption dans son domaine. Mais heureusement, il n’était pas encore levé ; et sans être épiés ni interrompus par lui, nous pûmes procéder à nos investigations.

Notre premier soin fut de nous rendre à la chambre du sud-ouest, de décrocher le dessin, de l’examiner avec une forte loupe et vérifier que les mots que j’avais déchiffrés s’y trouvaient en réalité.

Cela fait, et les félicitations de ces messieurs ayant été brièvement répétées (devant Durbin, cette fois), nous pénétrâmes dans le grand placard, où, selon les instructions du dessin, devait se trouver le ressort secret qui mettait en mouvement quelque diabolique et meurtrière machinerie communiquant avec la bibliothèque.

À ma grande satisfaction, le rôle actif dans cette expérience me fut confié, Durbin continuant à n’être qu’un simple spectateur. J’enlevai tour à tour les deux vastes tiroirs qui masquaient le fond de ce réduit. Puis, à tâtons, je cherchai le judas par lequel on devait voir ce qui se ait devant le foyer fatal. L’ayant trouvé et n’apercevant rien, car la vaste salle était encore à cette heure plongée dans l’obscurité, je demandai que quelqu’un se chargeât de l’éclairer.

Tout de suite Durbin descendit suivi du major et du juge. Rien à présent n’aurait pu réfréner leur curiosité, pas même la menace d’un danger possible, qui demeurait encore mystérieux et troublant. Cependant, quand la lumière fut allumée au-dessous, et que par le judas je pus embrasser de l’œil dans son ensemble tout le devant de la cheminée, il ne me fut pas nécessaire de les avertir de se reculer, car ils s’étaient groupés tout près de la porte, précaution qui n’avait rien d’excessif à une minute si hasardeuse.

— Êtes-vous prêts appelai-je.

— Oui, répondirent-ils tous les trois en même temps.

— Alors, attention !

Étendant la main vers le ressort que je venais de trouver au fond d’une cavité située à ma droite, j’appuyai dessus vigoureusement.

Le résultat fut instantané. Sans bruit, mais avec une précision absolue, une sorte de boule pesante se détacha du plafond, juste au-dessus de la place où était d’ordinaire fixé le fauteuil. Ne rencontrant que le vide, l’objet se balança lourdement au bout de ce qui paraissait être un fil de fer ou une corde à fouet, puis il s’arrêta à un doigt ou deux du plancher.

Au cri simultané des trois hommes, je m’échappai de l’étroit réduit pour aller les redre, et devant cet appareil diaboliquement imaginé pour assurer l’impunité du meurtrier, je demeurai comme eux saisi d’horreur.

Lorsque nous eûmes à peu près repris possession de nos esprits, nous nous avançâmes pour examiner de plus près l’engin de mort. C’était une boule de métal fort lourde, peinte à sa partie inférieure de façon à se confondra avec les peintures du plafond. Quand elle était remontée à sa place, c’est-à-dire quand elle occupait le trou au-dessous duquel elle pendait maintenant, la seule partie visible ressemblait à s’y méprendre au reste de l’ornementation.

— Elle est tombée juste à l’endroit où se trouvait le siège, remarqua Durbin d’un ton significatif.

— Oui !… À la place même où plus d’un ami fut traîtreusement invité à s’asseoir ! murmura le magistrat avec un frisson de dégoût.

— Remettez le fauteuil en place, ordonna le major, et assurons-nous du fait.

L’ayant empoigné aussitôt, nous parvînmes sans efforts à l’installer dans sa position première.

— Vous voyez, fit Durbin.

En effet, nous voyions.

— C’est infernal grommela le major.

Puis, regardant la boule qui pendait de côté le long du dossier, et le poids retombé de toute la longueur de la corde :

— Si on la remontait un peu…

— Je vais essayer ! dis-je vivement.

Et escaladant l’escalier quatre à quatre, je me glissai à nouveau dans le cabinet.

Avec un coup d’œil pour m’assurer qu’ils étaient bien tous aux aguets, je saisis la poignée, et selon les indications du colonel, je tournai de gauche à droite. Aussitôt, si parfait était le fonctionnement, que la longue corde se raidit, la boule de métal revint se placer au-dessus des coussins, puis elle remonta rapidement.

— Bon ! commanda le major. Pressez de nouveau la ressort.

J’obéis ; et bien que le dos du fauteuil me gênât pour bien voir, je jugeai, à l’attitude et à l’expression de ceux qui étaient restés en bas que la manœuvre avait réussi de façon à les stupéfier tous. La situation du siège, la disposition des coussins, la rigidité du dossier, l’inclinaison des bras, qui avait été calculé mathématiquement pour que le malheureux, invité à prendre place, y fût aussi sûrement voué à la mort que si vingt boulets au lieu d’un l’eussent menacé. Ce boulet meurtrier, machiné avec la même science infernale, grâce à la force combinée de sa chute et de son poids, devait infliger un choc cérébral capable d’amener la mort sans qu’aucune blessure vint éveiller le soupçon. Ou bien si l’on découvrait quelque meurtrissures, elle serait infailliblement attribuée à la chute de la victime, allant donner contre les moulures du foyer, ainsi que la récente enquête à propos de M. Pfeiffer le prouva une fois de plus.

À la stupéfaction que me causaient ces réflexions, s’ajoutait le saisissement d’une trouvaille que je venais du faire à la seconde même où l’ordre m’était donné de tourner la manivelle jusqu’à fond de course.

Je la tournai en effet, mais d’une main qui tremblait, et bien que je ne pusse voir le résultat, les exclamations qui me parvinrent d’en bas témoignaient de la rapidité et de la précision avec laquelle le poids était remonté se caser à sa place dans le plafond.

Quand, quelques minutes plus tard, je rejoignis Durbin et mes chefs, je les trouvai tous trois cherchant des yeux dans la corniche le judas par lequel je venais de les épier. Il était presque imperceptible à distinguer, tant il correspondait exactement à l’ombre d’une des volutes du plafond.

Lorsque enfin nous ramenâmes tous les yeux à terre, le magistrat, eut une exclamation qui exprimait bien le sentiment de chacun de nous :

— Je suis heureux de ne pas m’appeler Moore.

Le major ne répondit rien ; il réfléchissait.

— Nous avons fait un grand pas, un pas énorme, dit-il pensif : mais après tout l’énigme demeure, et même elle se double ! Tout est à recommencer évidemment, en ce qui touche la mort de ce Pfeiffer. Nous savons maintenant que sa mort ne fut point naturelle. Mais qui la lui donna ? Voilà la question !

— Hélas ! m’écriai-je, pouvant à peine articuler, cette question ne sera que trop facilement résolue !

Et tendant le bras que jusqu’à ce moment j’avais tenu obstinément derrière mon dos, j’ouvris lentement ma main devant leurs yeux étonnés.

Ils y virent un lambeau de dentelle blanche ; dentelle d’une valeur inestimable, comme je le sus depuis, arrachée à cette garniture de manches qu’on appelle des « engageantes ».

— Où avez-vous trouvé cela ? demanda le major, avec des signes d’émotion profonde comme jamais il n’en avait manifesté devant moi.

— Contre la plinthe grossière qui revêt le mur derrière les tiroirs ! répondis-je avec une agitation plus grande encore. Un bras de femme a précédé le mien dans la recherche du ressort fatal, et la dentelle que voici ornait sans doute la blanche robe d’une mariée !

De toutes les bouches un cri de stupéfaction sortit : Véronique Moore ?

XXI L’EXPLICATION u4572

Avais-je entrevu, au cours des semaines employées à élucider les causes et les circonstances de la mort de Mme Jeffrey une lueur de l’incroyable vérité ? Je ne le crois pas. Rien dans ses traits, tels que je me les rappelais, rien dans ce que je pouvais savoir d’elle ne m’avait préparé à une pareille révélation. Le major, le magistrat n’étaient pas moins confondus que moi. Seul, Durbin affectait un air subtil et dégagé, mais inutilement : il ne trompait personne. Le rôle indiscutable qu’avait joué Véronique Moore dans la mort de M. Pfeiffer était une surprise accablante pour chacun de nous.

— On s’explique maintenant les étranges paroles de M. Jeffrey : « Il faut qu’elle meure ! » dit enfin le juge d’une voix oppressée. Elle était venue à lui avec du sang sur les mains !

N’importe ! Le fait paraissait incroyable, bien plus, irréel. Je me rappelais ce beau et fin visage tourné vers moi, sur les lames nues de ce même parquet, les récits que j’avais lus de sa vivacité d’esprit, du charme irrésistible de ses manières, et je n’arrivais pas à me représenter une femme délicate, raffinée, mettant la main à cette œuvre de ténèbres…

— Ainsi donc, nous avons trois criminels au lieu de deux ! ricana Durbin après un temps. Jolie famille !

Mais cette saillie ne trouva aucun écho.

— La première chose à faire, dit le juge d’un ton préoccupé, serait de pousser vivement l’enquête commencée au sujet de cet infortuné Pfeiffer. Nous n’avons jamais obtenu sur sa personne que des renseignements vagues, incolores, pouvant s’adapter à s’importe qui. Il serait de première importance de savoir exactement quelles relations ont pu exister entre les personnes soupçonnées et la dernière victime du mécanisme meurtrier !

Le major se hâta d’affirmer qu’il n’avait rien négligé à cet égard. Plusieurs émissaires étaient en campagne.

— J’attends à chaque instant une réponse, dit-il. Qu’elle arrive de jour ou de nuit, que je sois chez moi ou ailleurs, ordre est donné de me la remettre dans le plus court délai possible…

Comme si ces paroles eussent eu un pouvoir évocateur, à peine avait-il fini de parler qu’un agent parut, un télégramme à la main. Le major le prit vivement ; et constatant qu’il était chiffré, il se servit pour le lire du code qu’il portait toujours sur lui. Voici la teneur de la démarche.

« Résultat de l’enquête ouverte à Denver :

« Trois frères Pfeiffer ; tous de bonne réputation, de condition moyenne et de caractère aventureux. L’un était dans les affaires à Denver ; mort juin 1897. Un second périt au Klondyke, octobre même année, et l’autre, nommé Wallace, mourut subitement il y a trois mois à Washington.

« L’enquête secrète n’a rien révélé de plus au sujet des trois frères.

« Résultat de l’enquête ouverte à Owosso :

« Un individu nommé Pfeiffer était commerçant à Owosso, à l’époque où V… M… y vint en pension. C’était Wallace, un des trois frères de Denver. V… M… et une de ses compagnes allaient souvent s’approvisionner aux magasins de Wallace Pfeiffer. À l’époque où V… M… quitta la pension, P… vendit son fonds, et à l’instigation de son frère William partit avec lui pour les mines d’or du Klondyke.

« Résultat de l’enquête secrète à Owosso :

« V… M… de plus en plus intime avec compagne morte depuis. Faisaient souvent ensemble promenades à cheval. Une fois, partirent pour une longue excursion, très peu de temps ayant que V… M… quittât définitivement la pension. Date correspond à celle d’un mariage célébré dans petite ville voisine, entre Antoinette Moore et W. Pfeiffer, de Denver, témoin jeune fille rousse. L’amie intime avait aussi des cheveux roux. V… M… avait-elle un second prénom dont l’initiale était un A ? »

Nous nous regardâmes, ébahis. Jamais certainement la possibilité que suggérait cette question n’avait traversé la cervelle d’aucun de nous.

— Partez chez M. Jeffrey, et ramenez-le immédiatement ! ordonna le chef à Durbin. Et vous, continua-t-il en s’adressant à moi, allez chercher miss Turner. Pas un mot de ce qui s’est é, et qu’ils ne sachent point qu’ils vont se rencontrer ici !

J’étais heureux d’avoir quelques minutes pour me recueillir et ajuster mes idées aux conditions nouvelles révélées par les faits surprenants qui venaient d’être mis en lumière. Mais au-delà du fait que Mme Jeffrey était responsable de la catastrophe qui signala le jour de son mariage, que, selon les termes du juge, « elle était venue à son époux avec du sang sur les mains », mes pensées refusaient de s’aventurer. Une inextricable confusion suivait toute tentative pour résoudre cette question vitale : quelle était la part de complicité, au cas où ils seraient complices, de M. Jeffrey et de miss Turner dans le premier crime, et qu’ajouterait leur confrontation à ce qu’on savait déjà ? Dans mon désir d’obtenir la réponse, je hâtai le pas et fus bientôt à la porte de l’habitation présente de miss Turner.

Je ne l’avais pas revue depuis la clôture de l’enquête, et mon cœur battait violemment tandis que je l’attendais dans le petit salon obscur où m’avait introduit la personne qui la surveillait secrètement. Les scènes dont je venais d’être le témoin, la nature incertaine des soupçons qui planaient sur elle depuis plusieurs semaines, le mystère de son attitude à l’enquête, le prestige de son incomparable beauté, tout cela m’avait jeté dans une telle agitation que j’eus peine à commander mon maintien lorsqu’elle parut.

Mais je doute qu’elle ait remarqué mon trouble. Elle était elle-même beaucoup trop émue. S’avançant vers moi, avec la grâce souveraine qui jamais ne l’abandonnait, elle me demanda vivement :

— Vous avez un message pour moi ? Est-ce de la part du parquet ? Le juge d’instruction a-t-il encore des questions à me poser ?

— Ma mission est plus pénible, me hâtai-je de répondre, désireux de la préparer à une épreuve qui ne pouvait manquer d’être cruelle. En raison d’événements qui vous seront expliqués par de plus autorisés que moi, vous êtes attendue à la maison où… où… (Je ne pus m’empêcher de balbutier sous son beau regard triste.)… où je vous ai déjà vue une fois, terminai-je gauchement.

— La maison de Waverley avenue ? s’écria-t-elle d’un accent de détresse.

Je répondis d’un hochement de tête en détournant les yeux. Quel droit avais-je de pénétrer la conscience de cette femme ?

— Sont-ils tous là… tous ?

Puis, après un moment de silence :

— … La police et… M. Jeffrey ?

— Madame, protestai-je respectueusement mon devoir se borne à vous conduire à l’adresse que j’ai nommée. Une voiture nous attend. Puis-je vous prier de vous préparer immédiatement, et me suivre ?

Pour toute réponse, elle me soumit à un long regard scrutateur, que je ne parvins pas à éluder. Puis elle s’éloigna d’un pas mal assuré pour gagner sa chambre. Évidemment, le courage qui l’avait si longtemps soutenu commençait à lui manquer. Toute sa physionomie avait changé. Devinait-elle, comme je le désirais, que le secret de la maison Moore n’était plus seulement connu d’elle et de son malheureux beau-frère ?

Quand elle revint, prête à sortir, ce changement était moins marqué, et lorsque nous descendîmes devant la maison de Waverley avenue, elle avait suffisamment retrouvé son courage pour agir et parler avec le calme du désespoir, sinon avec celui de l’innocence.

Le major nous attendait sur le seuil, et il s’inclina gravement devant miss Turner, tout enveloppée d’épais voiles noirs.

— Miss Turner, commença-t-il sans préambule aussitôt que nous fûmes entrés dans la vestibule, puis-je vous demander ici, avant de vous imposer l’épreuve de franchir à nouveau ces portes, si votre sœur Mme Jeffrey ne portait pas d’autre nom, ne fut jamais connue par aucun autre nom que celui de Véronique ?

— Elle reçut au baptême le nom d’Antoinette, avec celui de Véronique ; mais la personne en souvenir de qui le premier nom lui avait été donné ayant… démérité, ma sœur l’abandonna, pour adopter celui de Véronique… Oh ! qu’ai-je fait ! s’écria-t-elle, effrayée par le silence qui suivit les mots qu’elle venait de prononcer.

Personne ne lui répondit. Pour la première fois, en sa présence, il fallait de force penser à une autre qu’elle.

« Quoi ? La radieuse fiancée qui s’avançait à l’autel n’était plus jeune fille ! Elle était épouse déjà ! que dis-je ! Épouse l’instant d’avant, veuve pour quelques minutes, et liée à un nouvel époux avant que le cadavre du premier fût refroidi peut-être ! Ah ! certes, on pouvait s’expliquait maintenant que la lune de miel eût été troublée, que sa raison eût sombré, et qu’elle eût choisi ce lieu pour théâtre de son expiation !… »

Avant qu’aucun de nous fût sorti de sa stupeur, un coup à la porte nous avertit que Durbin arrivait avec celui qu’il était allé quérir. Tous deux pénétrèrent dans le vestibule. À nous voir ainsi groupés, à l’expression de nos visages consternés, Francis Jeffrey comprit que la crise suprême était proche, et se tournant vers le major :

— Ne me laissez pas davantage en suspens. Pourquoi m’a-t-on fait venir ici ? demanda-t-il, presque impérieux.

La réplique eut toute la gravité que comportait la situation.

— Nous vous avons convoqué pour vous apprendre quel est le meurtrier secret de ces vieilles murailles, si vous l’ignorez. Êtes-vous disposé à entendre le détail, ou préférez-vous convenir que vous le connaissez ? Vous n’êtes aucunement obligé de nous répondre.

— Je le connais, it-il, se rendant compte sans doute qu’une dénégation serait inutile, sinon dangereuse.

— Alors, il me reste seulement à vous révéler l’identité de la personne qui la dernière a usé de ce secret fatal. Mais peut-être la connaissez-vous aussi ?…

— Je… je…

Les mots se refusaient à sortir de sa gorge, et il tourna ses regards effarés dans la direction de miss Turner.

Mais le major s’était promptement placé entre elle et lui.

Au milieu de rauques sanglots, on l’entendit balbutier avec effort :

— Dites !… s’il le faut !… Je… ne… puis…

— Peut-être ce fragile chiffon le fera-t-il moins brutalement que moi, reprit le magistrat, en ouvrant sa main pour laisser voir le bout de dentelle révélateur que j’avais recueilli une heure auparavant dans la chambre du colonel.

Il regarda et comprit. Il porta ses mains à sa figure, chancela ; miss Turner eut un mouvement involontaire comme pour le soutenir, puis elle s’arrêta, les yeux pleins d’une divine pitié.

— Dieu ! articula-t-il enfin, la Providence nous a trahis !… En vain, nous avons souffert !… En vain, nous avons nié !… Un tel crime ne pouvait demeurer caché !… Insensés, qui avons cru pouvoir frustrer la justice humaine… La justice divine veillait !…

L’œil pénétrant du major n’avait pas quitté le malheureux.

— Alors, questionna-t-il d’une voix tranchante, vous avez contraint votre femme au suicide ?

— Non, murmura-t-il.

Mais avant qu’il eût le temps d’articuler un mot de plus, miss Turner, resplendissante de beauté, rayonnante d’un courage nouveau, protestait d’un accent d’extrême ferveur :

— Vous leur faites tort, à elle et à lui, par une pareille supposition ! Ce n’est pas son mari, c’est sa conscience qui la poussa à cet acte désespéré ! Ce qu’il aurait fait si Véronique était demeurée endurcie dans le crime, je l’ignore ; mais c’est ne pas connaître M. Jeffrey que l’acc d’avoir contraint sa femme au suicide !

— M. Jeffrey, s’il vous plaît, répondra lui-même à ma question, répliqua le major d’un ton poli, mais ferme.

Avec un grand effort, mais en montrant pour la première fois toutes les apparences de la sincérité, M. Jeffrey parla d’une voix haletante.

— Je n’ai rien fait pour l’influencer. Je n’étais pas en état de le faire. J’étais anéanti. Quelques mots affreux prononcés dans son sommeil furent le premier avertissement. Je crus, je voulus croire qu’elle endurait quelque terrible cauchemar. Mais lorsque pressée de questions elle confirma ces paroles, quand j’eus découvert l’atroce vérité, je crus que j’en perdrais la raison ! Je me sens de même encore – tout ceci me sembla un rêve infernal. Elle était si jeune, si légère de cœur, si innocente en apparence. Et je l’aimais ! Vous m’avez cru coupable d’avoir donné la mort à cette adorable créature, et moi j’ai voulu, oui, j’ai voulu de toutes mes forces que ce fût votre conviction. Pour l’amour d’elle j’ai subi l’opprobre de vos soupçons ; j’en acceptais toutes les conséquences. Et sa sœur, cette noble femme, était prête au même sacrifice, pour que le crime de celle qui nous était chère demeurât ignoré, que son nom ne fût pas livré à l’exécration ! Nous pensions pouvoir garder le secret – nous sentions qu’il nous fallait à toute force le garder. – Nous en avons fait le serment, en français, devant les détectives. – Elle l’a gardé, elle, que Dieu l’en récompense, et je l’ai gardé – tant qu’il a été possible. Mais les choses ont parlé. Tous nos efforts, tous nos espoirs, l’agonie de ces dernières semaines, rien n’a servi ! Ma pauvre Véronique ! Je n’ai pas su te défendre !… Ton nom va être traîné sur la claie !…

Il s’arrêta, la voix brisé. Tous nous étions remués jusqu’au fond de l’âme.

— Si je vous comprends bien, dit le major, maîtrisant le premier son émotion, tout en condamnant l’acte criminel commis par cette infortunée, vous lui trouvez ou vous lui connaissez des excuses ? Vous ne croyez pas, notamment, que le crime fut prémédité, et vous estimez peut-être qu’elle a expié ?…

— Oh ! oui, elle a expié ! et elle agit sans préméditation, je l’affirme ! dit M. Jeffrey avec force. Si vous voulez savoir quel fut l’état de son âme, vous aurez son propre témoignage. Cette déposition, elle a é les dernières misérables heures de sa vie à l’écrire ! Les quelques lignes que j’ai montrées furent tracées par elle expressément pour être livrées à la publicité. La terrible vérité est dans cette lettre, que seuls sa sœur si moi nous avons lue.

Aujourd’hui, il disait la vérité, et rien que la vérité, nous le sentions tous, tous, à moins que je n’en excepté Durbin, qui ne saurait plus ajouter foi aux dires de quiconque a été mêlé de près ou de loin à une affaire judiciaire.

— Mais ce Pfeiffer avait contracté mariage avec elle, n’est-ce pas ? reprit le juge. Elle l’avait épousé secrètement peu avant de quitter la pension et c’est lui qui, à un instant aussi critique, vient se présenter à la maison où…

— Vous lirez sa lettre ! interrompit M. Jeffrey. Je ne puis parler d’elle… ni de cet homme !

Puis, avec une inconséquence qui marquait bien l’état de son esprit et de son cœur torturés, il se mit soudain à narrer ces détails qui lui répugnaient.

— Toujours les paroles affreuses résonnent à mon oreille. Agitée d’un rêve pénible, couchée près de moi, elle murmura : « Je suis votre femme, votre épouse légitime !… Croyez-moi, croyez-moi ! J’ai tué le premier avant d’aller avec vous à l’autel. Je l’ai tué comme mes ancêtres m’ont appris à le faire, comme ils ont fait quand un ennemi leur barrait le chemin !… Il était mort avant que nous fussions unis, je le jure !… je suis votre femme légitime… »

« Longtemps, elle protesta, ainsi qu’elle était ma femme, qu’elle n’était ni adultère, ni bigame, donnant avec volubilité tous les détails, toutes les preuves capables de confirmer son assertion.

« Enfin, elle parut se calmer, et moi je demeurai là comme changé en pierre. Jusqu’à l’aube, je fus ainsi : paralysé physiquement tandis que ma tête se trouvait en proie à un tumulte voisin de la démence… Quelque chose, un écho discordant dans nos deux semaines de vie conjugale, me revenait avec persistance, affirmant que tout ceci n’était pas une illusion, un rêve affreux…

« Le jour parut lentement ; je distinguai son doux visage encadré sur l’oreiller de ses boucles blondes, les objets connus et chers qui nous entouraient ; mais une ombre terrifiante, vague, obstinée, planait au-dessus de nous, dans la demi-obscurité, traçant une ligne d’éternelle séparation entre ma femme et moi… Encore à moitié endormie, elle murmura un bonjour confiant, me tendit les lèvres pour le baiser accoutumé. Terrifié à l’idée de lui montrer mon visage hagard, je balbutiai quelques paroles confuses, je m’enfuis… Je ne la revis qu’au premier déjeuner, et ayant rassemblé tout mon courage, je lui dis que j’avais à lui parler ; nous âmes dans le petit salon.

« — Savez-vous que vous avez eu un rêve horrible ? commençai-je en tremblant.

« Elle poussa un cri aigu et je vis sur ses traits que ce qu’elle avait dit en dormant était vrai…

« Est-il des paroles pour redire le cruel interrogatoire, l’affreuse confession ? Elle se jeta à mes pieds, embrassant frénétiquement mes genoux, protestant de ses remords affirmant mille et mille fois qu’elle avait agi dans un moment de folie, poussée par le démon qui perdit toute sa famille… Plus elle protestait de son repentir et plus grandissait ma consternation. C’était donc vrai ? Elle ne divaguait pas ?…

« Voulant espérer encore, je courus comme un fou chez miss Turner, je lui dis tout ! Elle fut d’abord atterrée. Mais bientôt reprenant sa vaillance, cette incomparable amie ne songea qu’aux moyens de vous venir en aide.

« — Il faut pardonner, et il faut sauver Véronique… à tout prix ! articula-t-elle, le premier moment de stupeur é.

« Elle ne s’est jamais démentie !…

« Mais moi, je ne pouvais encore me résigner à accepter les faits que je venais de lui révéler. Il me fallait des preuves matérielles ; il me fallait lire de mes yeux le hideux testament du colonel, toucher de mes mains l’infernal mécanisme avant de croire que tout ce qu’avait dit ma malheureuse femme n’était pas le cauchemar d’un cerveau désemparé. Comme un fou je revins dans le salon où Véronique était affalée à la place où je l’avais laissée. Elle me vit ou elle ne me vit pas courir au bureau de la chambre à coucher, fouiller dans un tiroir, y saisir une clef, et m’élancer dehors en jetant quelques paroles confuses d’explication.

« Je voulus courir à la Waverley avenue, mais il était trop tôt. Il ne fallait pas qu’on me vît entrer là… Dieu ! si quelqu’un pouvait soupçonner !… J’errai longtemps, attendant la nuit. J’entrai dans une épicerie pour me fournir de luminaire, et au milieu de mon désarroi, je l’oubliai sur le comptoir. À la brune, je pénétrai enfin dans la maison Moore…

« Tout était plongé dans les ténèbres ; en brûlant des allumettes, je trouvai le chemin de la chambre, et là, ainsi que je vous l’ai dit à l’audience, je trouvai de quoi m’éclairer. Je n’avais pas songé à emporter une loupe ; mais j’ai la vue bonne ; je savais ce qu’il fallait chercher dans le portrait ; il ne me fallut que peu de minutes pour y démêler quelques-unes des phrases maudites… Mais je voulais espérer encore ; je m’obstinais à douter : qui m’assurait qu’il restât le moindre vestige de l’invention du colonel – à supposer que cette diabolique machine eut jamais existé ?

Francis Jeffrey s’arrêta, la bouche sèche, l’œil fiévreux.

— Vous êtes entrés vous-mêmes dans ce cabinet, messieurs, reprit-il ; vous en connaissez la disposition ; vous avez frémi en trouvant la poignée meurtrière, en la faisant fonctionner. Pouvez-vous imaginer quelle sensation ce fut pour moi, cramponné à une folle confiance en la femme que j’aimais, de tâtonner dans ce vestibule d’enfer pour trouver le ressort dont elle avait parlé, d’appuyer dessus, et d’entendre alors, au-dessous, dans l’obscurité impénétrable de la bibliothèque, le bruit que fit une masse pesante en tombant sur les coussins du vieux fauteuil.

Nous crûmes qu’il ne pouvait continuer, tant fut violent le spasme qui lui serra la gorge et lui contracta les mâchoires, mais il surmonta aussitôt son trouble.

— Je crois que j’ai dû perdre connaissance, car lorsque je me sentis capable de sortir de ce placard, la bougie était plus courte d’un pouce. En replaçant les tiroirs, je heurtai du pied le candélabre. Il culbuta, roula sur le parquet. Quand je vis la flamme lécher le plancher vermoulu, une soudaine impulsion me saisit de fuir et de laisser brûler la maison. Mais je ne cédai pas à cette tentation. Assez de crimes avaient été commis dans ces murs !… Écrasant la flamme sous mon talon, je me précipitai hors de la chambre, descendis l’escalier à tâtons, gagnai la rue je ne sais comment…

— Sans entrer dans la bibliothèque ? demanda le major.

— Je ne saurais dire. J’étais absolument hors de moi.

— C’est fâcheux. Il nous importerait essentiellement de le savoir.

— Je n’ai aucun souvenir d’y être entré.

— Alors vous ne pouvez pas nous dire si la petite table s’y trouvait, avec le candélabre posé dessus, ou si…

— Je ne puis vous fournir aucun renseignement à ce propos.

Le major, après avoir laissé peser un long regard sur cet homme dont la souf faisait peine, se tourna vers miss Turner.

— Pour sauver de l’infamie le nom de votre sœur, vous avez risqué votre honneur et même votre vie, dit-il. Il faut que vous ayez eu pour elle une singulière affection ?

À cette interpellation inattendue, la jeune fille se troubla, détourna les yeux.

— Je désirais, comme vous dites, sauver son nom de l’opprobre, murmura-t-elle ; et je… je…

Elle s’arrêta rougissante.

Tous ceux d’entre nous qui étaient doués de quelque sensibilité achevèrent en pensée la phrase qui se formulait dans son cœur : « Et j’aime celui qui me demandait ce sacrifice ! »

Cependant, tout n’était pas clair encore dans sa conduite.

— Et pour sauver cette réputation, vous avez attaché un revolver au poignet de votre sœur, insinua le major.

— Non ? répliqua-t-elle avec véhémence. J’ignorais quel objet je lui attachais au poignet. Ma déposition à cet égard a été absolument sincère. Elle tenait sans doute le revolver dissimulé dans les plis de sa jupe ou dans sa poche. Je n’eus pas le plus lointain soupçon de ce qu’elle préméditait. S’il faut vous dire toute ma pensée, je fus péniblement impressionnée de la trouver si gaie, si folâtre après ce que j’avais entendu de M. Jeffrey. Je ne l’ai compris qu’après, c’était une attitude voulue, destinée à prévenir toute question ou observation.

« — Voulez-vous nouer ces bouts de ruban ? me demanda-t-elle en propres termes. Nouez-les serré avec un nœud double dessous et deux boucles dessus. Je sors… Allons, ne commencez pas… Ce que vous avez envie de dire attendra bien jusqu’à demain… Pour ce soir encore, j’ai l’intention de prendre du plaisir… de… m’am !

« Et elle riait !… Je demeurai bouleversée, consternée. « Est-il possible qu’elle soit en possession de son bon sens ? » me demandais-je. Je tremblais au point qu’il me fut difficile d’achever le nœud. Articuler un seul mot m’eût été impossible et je n’osais pas lever les yeux, la regarder en face. Je touchais la main qui… et elle ne cessait de rire, d’un rire forcé qui cachait une résolution terrible ! Quand elle se retourna sur le seuil, pour me donner ses dernières instructions au sujet de cette note laissée dans un livre, je vis ses yeux briller d’un éclat bizarre.

— Et vous n’avez eu aucun soupçon de son état d’esprit ?

— Aucun. Je n’ai su deviner ni la profondeur de ses remords, ni l’expiation qu’elle méditait. Mon excuse, c’est que je ne la connaissais guère. Je la croyais frivole, uniquement préoccupée de son plaisir. Je ne savais pas que c’était un masque destiné à cacher un secret trop lourd pour son jeune cœur.

— Alors vous ne saviez absolument rien des liens qu’elle avait contractés pendant les derniers temps de son séjour à la pension ?

— Je n’en avait pas la moindre idée. C’est une autre, et non pas moi, qu’elle prit pour confidente, et cette autre est morte. Jamais le moindre indice concernant ce malencontreux mariage ne m’était parvenu jusqu’à ce mardi matin où M. Jeffrey entra affolé dans ma chambre, et me répéta la confession qu’il venait d’entendre.

Le juge, désireux sans doute d’éclaircir un point sur lequel le major n’avait pas insisté, saisit alors l’occasion de demander :

— Vous nous affirmez n’avoir pas eu la moindre idée que votre sœur méditait un suicide quand elle vous quitta ?

— Et je le répète, monsieur.

— Pourquoi alors avez-vous immédiatement été ouvrir le tiroir de M. Jeffrey, et vous assurer si le revolver y était encore ?

Miss Turner baissa la tête, et de nouveau sa joue délicate se colora.

— J’y suis allée parce que j’avais peur pour lui, dit-elle d’une voix contenue et vibrante. Il était parti depuis de longues heures dans un état de surexcitation indescriptible, et il ne rentrait pas !… J’ignorais ce qu’un homme pareillement outragé dans les sentiments les plus sacrés d’amour et d’honneur pouvait être tenté de faire. Je pensais à un suicide. Je me rappelais de quel accent il avait dit : « Je ne le crois pas ! Je ne le crois pas ! Mais il faut que j’aille dans ce lieu maudit, il faut que je voie !… Et si par malheur elle a dit vrai !… » Ces mots résonnaient sans répit à mon oreille ; et quand j’allai dans l’appartement de ma sœur pour changer de place, comme elle m’en avait priée, ses prétendues explications au sujet de la fin d’un roman, je ne pus résister au désir de m’assurer si les clefs de la maison Moore étaient encore dans le tiroir où Véronique m’avait dit qu’on les tenait. Elles n’y étaient plus, et le revolver pas davantage. Pas un instant, je ne pensai qu’elle avait pu prendre l’un et l’autre. Je ne vis que lui seul, mort ou dément, dans la vieille demeure, et j’accourus…

— Mais vous n’aviez pas de clef ?

— Non, puisque M. Jeffrey en avait pris une et ma sœur l’autre. Mais ni le manque de clef ni le manque de lumière même, car ce n’est pas moi qui ai emporté le paquet de bougies disparu[2] ne purent me retenir. S’il m’était impossible de pénétrer dans la maison, je pourrais au moins heurter à la porte, ameuter les voisins. Il fallait intervenir, faire quelque chose, je ne savais quoi, mais comme je vous le disais, j’accourus !…

— Saviez-vous que la porte d’entrée avait deux clefs ?

— Non, pas alors.

— Mais votre sœur le savait ?

— Probablement.

— Et ne trouvant plus de clef, l’unique clef que vous connaissiez, vous êtes immédiatement accourue ici ?

— Immédiatement.

— Et ensuite ?

— Je trouvai la porte fermée seulement au loquet.

— C’est Mme Jeffrey qui l’avait laissée ainsi ?

— Oui, sans doute ; mais je ne pensais pas à elle en ce moment-là.

— Et vous êtes entrée ?

— Oui, il n’y avait pas la moindre clarté, mais j’avançai en tâtonnant jusqu’aux piliers doré.

— Pourquoi alliez-vous de ce côté ?

— Parce que je savais, j’étais convaincue que s’il était quelque part dans cette maison, ce serait dans cette pièce-là.

— Pourquoi n’êtes-vous pas allée plus loin ?

Sa voix se fit étrangement douloureuse :

— Vous le savez ! vous le savez !… J’entendis à ce moment une détonation à l’intérieur, puis la chute d’un corps… Je ne me rappelle rien d’autre. On dit que je suis partie errer par la ville. C’est bien possible ! Il y a une lacune dans ma mémoire depuis cette minute-là jusqu’à l’instant où l’agent m’informa que ma sœur était morte et où j’appris que le coup de feu entendu n’était pas pour lui !…

— Cora !

Ce cri était parti des lèvres de M. Jeffrey, et il paraissait avoir été tout à fait involontaire.

— Au cours des semaines où nous avons été privés de toute communication, dit-il alors, j’ai tourné et retourné mille fois toutes ces choses dans mon esprit torturé, et jamais je n’attribuai à son vrai motif votre visite ici. Voulez-vous me le pardonner ?

Il y avait dans sa voix un accent nouveau, cet accent, qu’aucune femme ne saurait entendre sans être émue.

Elle ne répondit que par un regard ; mais jamais je ne vis sur un visage humain pareille expression de divine tendresse ; et M. Jeffrey – ou je me trompe fort – en fut encore plus touché que moi.

Le major n’avait pas de temps à perdre en vaines sentimentalités.

— Une question encore avant d’envoyer quérir la lettre qui, dites-vous, nous expliquera pleinement l’état d’esprit de Mme Jeffrey, vous rappelez-vous ce qui s’est é sur le pont de Georgetown, un peu avant que vous ne rentriez en ville, ce soir-là ?

Le jeune homme secoua la tête négativement.

— N’avez-vous rencontré personne dans ces parages !

— Je ne m’en souviens pas.

— Vous souvenez-vous au moins de ce qu’était l’objet de vos pensées ?

— Ah ! si je m’en souviens !

— Quel était-ce ?

— La mort ! la mort !… La mort pour elle et pour moi ! Elle avait souillé sa pauvre âme, commis un crime qui ne se rachète que par la mort ; mais si elle devait mourir, je devais mourir, moi aussi. Je ne voyais pas d’autre issue. Je ne pouvais appeler la police, dénoncer ma femme, l’acc d’un meurtre et la livrer à la justice. Je ne pouvais pas non plus continuer de vivre à ses côtés, non plus que poursuivre en un coin quelconque de l’univers ma misérable existence. Je résolus d’en finir avant qu’un nouveau jour se fut levé. Mais elle était plus profondément touchée que je ne le supposais du sentiment de sa culpabilité ; et quand je revins chez moi pour y prendre la revolver qui devait mettre un terme à notre commune misère, j’appris qu’elle s’était chargée elle-même de son châtiment. En ce moment encore, l’indignation subsistait, plus forte que la pitié ; mais quand je vis qu’elle avait songé en son désarroi à tracer ces quelques lignes que vous connaissez, surtout quand je lus sa confession, mon cœur se fondit, et je pardonnai. Certes, elle fut coupable ! Mais elle a racheté…

Il se tut, cédant à son accablement. Et nous étions, nous aussi, accablés comme lui. Mais bientôt la voix du juge nous rappelait aux aspects pratiques de l’affaire.

— Vous avez expliqué bien des faits jusqu’ici restés obscurs. Mais il en est encore un très important que ni miss Tuner ni vous n’avez éclairci. Il y avait une bougie sur la scène du crime. Elle était éteinte quand l’agent entra. Dans une chambre, au-dessus, il y en avait une qui brûlait, outre celle dont vous dites vous être servi pour vos recherches. D’où provenaient ces bougies ? Votre femme aurait-elle elle-même soufflé celle de la bibliothèque avant de tourner son arme contre elle-même. Cela paraît inissible.

— Ce sont là des questions auxquelles je n’ai aucun moyen de répondre, répéta M. Jeffrey. Le courage qu’il lui fallut pour venir ici lui permit peut-être de se munir de lumière ; et si malaisément imaginable que cela paraisse, elle peut même avoir eu la force d’éteindre la lumière avant de lever le revolver.

Le major et le juge s’entre-regardèrent d’un air peu convaincu ; et le premier, se tournant vers miss Turner, lui demanda si elle n’avait rien à dire à ce sujet.

Mais elle ne put que répéter ses précédentes assertions.

— Je vous ai déclaré que je m’étais arrêtée à la porte de la bibliothèque, ce qui signifie que je n’ai rien vu de ce qui se ait à l’intérieur.

Ici le major s’enquit de l’endroit où l’on trouverait la lettre.

— Vous verrez dans ma chambre, probablement sur la table, un livre qui a encore une couverture de papier. La reliure intérieure est rouge. Rapportez-le ; vous y trouverez ce que vous désirez savoir.

Durbin partit chercher ce livre ; et moi je demeurai légèrement penaud, me rappelant très distinctement l’avoir vu posé sur la table, lors de ma seconde visite dans la chambre de M. Jeffrey en compagnie du coroner. La pensée que le mot de l’énigme s’était trouvé à portée de ma main dès le début de l’affaire était suffisamment humiliante pour que je ne fisse part à personne de ce détail.

XXII SUPPLICE DE TANTALE 5z6635

Mais je ne tardai pas à me reprendre, et entraînant le major à l’écart, je lui exposai à voix basse une requête, à la suite de quoi un certain petit objet me fut remis et j’arrivai sur le perron juste pour me trouver nez à nez avec la personne irritée de M. Moore, qui traversait la rue.

— Tiens ! fis-je. Bonjour, mister Moore.

Et j’accompagnai ce salut d’une révérence cérémonieuse.

Il me regardait avec des yeux furibonds, et Rudge, demeuré sur la bordure du trottoir opposé, en faisait autant. Décidément, la police n’était pas en faveur auprès des hôtes du pavillon.

— Quand cesseront toutes ces tracasseries ? s’enquit sèchement l’oncle David. Quand prendront fin ces intempestives descentes dans la demeure d’un honnête citoyen ? Je m’éveille le cœur léger, espérant qu’on va enfin me laisser la jouissance de ma maison, et que vois-je ? Un agent qui en sort et un autre qui se prélasse dans le vestibule, sans compter ceux qui sont à l’intérieur probablement. Une demi-douzaine, au moins ! Y en aura-t-il un assez malin pour trouver le fin mot de cette affaire et en finir une bonne fois !

— Hé hé ! nous n’en sommes peut-être pas loin ! articulai-je d’un ton traînant, en prenant un air entendu.

Du coup, sa curiosité fut en éveil.

— Du nouveau ? Interrogea-t-il laconiquement.

— Peut-être bien ! répondis-je de façon à l’exaspérer.

Il vint se camper tout près de moi sur les marches. J’affectai de ne pas le remarquer et d’être occupé à observer son chien.

Après l’avoir laissé en suspens assez longtemps, je dis d’un ton détaché :

— Savez-vous que j’éprouve un respect plus grand que jamais pour cet animal depuis que je connais la forte excellente raison qu’il a pour ref de traverser la rue ?

— Ah ! et quelle raison ? fit-il en lançant un rapide coup d’œil par-dessus son épaule, à la bête qui était restée couchée à plat ventre sur le trottoir opposé, le museau sur ses pattes du devant et ne quittant pas des yeux son maître.

— Il voit mieux et plus loin que nous, ses yeux pénètrent les murs et les cloisons, répondis-je.

Puis, sans la moindre hâte, avec un geste placide, j’exhibai un papier plié en quatre que je lui tendis, en ajoutant :

— Ah ! à propos, voici quelque chose qui vous appartient.

Il leva instinctivement la main, mais la laissa presque aussitôt retomber.

— Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous n’avez rien qui m’appartienne, proféra-t-il sèchement.

— Vraiment ? Dans ce cas, John Judson Moore avait un autre frère que vous.

Avec le même calme, je remis le papier dans ma poche. Il le suivit des yeux. C’était le mémorandum que j’avais trouvé dans le vieux bouquin. Il le reconnaissait certainement, mais n’en laissa rien paraître.

— À défaut d’autre talent, vous avez au moins celui de fourrer votre nez partout. Il est fâcheux que vous n’obteniez pas de meilleurs résultats.

Je souris, préparant une nouvelle attaque ; et sans sortir ma main de ma poche :

— Je crois que vous ne rendez pas à la police toute la justice qui lui est due. Nous ne sommes pas si incapables que vous le supposez, lui dis-je.

Tirant alors ma main de ma poche, je me mis à faire tourner autour de mon doigt, par sa chaînette, le fameux médaillon.

Tout en gardant l’air le plus innocent du monde, je saisis fort bien son regard avide quand il l’aperçut. À part cela, je dois l’avouer, il soutint le choc sans broncher, et ce regard me convainquit que l’oncle David n’en savait pas plus à cette heure que le soir où il avait griffonné le mémorandum.

— Par exemple, continuai-je, sans cesser de l’épier à la dérobée, un petit objet comme celui-ci, une petite chose pas plus grosse que ça, insistai-je en accélérant la vitesse de mon mouvement, peut amener à faire des découvertes auxquelles on ne parviendrait pas après des années de recherches ordinaires. Je ne dis pas que ces découvertes sont faites, mais elles sont possibles, et personne mieux que vous ne le sait.

Mon indifférence nonchalante eut raison de lui.

— Vous avez eu des facilités qui m’ont manqué, dit-il d’un ton de ressentiment. Vous vous êtes permis de toucher à mon bien ! Ce bibelot que vous vous amusez à faire tourner là sous mon nez, c’est moi seul qui devrais le détenir. Il me revient de droit, avec le reste des objets qui appartenaient à ma nièce. C’est une sorte de talisman familial, et j’ai à vous dire, monsieur, que je trouve impertinent que vous ayez osé mettre la main dessus !

— Ah ! repris-je sans me troubler, vous ettez donc que le mémorandum relatif audit talisman était de vous ?

— Je n’ets rien du tout ! riposta le vieillard.

Mais comprenant sans doute que ses dénégations pourraient lui être dommageables, il ajouta avec un peu moins d’aigreur :

— Que voulez-vous dire avec ce mémorandum ? S’il s’agit de la récapitulation des circonstances mystérieuses qui entourèrent certains événements de jadis, certes, oui, j’ets l’avoir écrite, pour occuper quelques heures de loisir. Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? Cela prouve simplement que ces accidents mystérieux provoquent encore une curiosité bien naturelle chez tous les membres de la famille. Vous me paraissez partager à un degré surprenant cette curiosité ! Y aurait-il indiscrétion de la part d’un Moore à vous demander si vous avez découvert quel emploi doit être fait de ce médaillon qui n’appartient qu’à nous ?

— Lisez les journaux, répondis-je. Lisez les journaux de demain, mister Moore, ou mieux encore ceux de ce soir. Peut-être vous renseigneront-ils !

Il me jeta un regard furibond ; mais comme cette colère venait indiscutablement d’une curiosité non satisfaite, pas du tout de la crainte d’un coupable, je le quittai avec des soupçons notablement diminués.

Le major était debout dans le vestibule. Les autres s’étaient retirés dans le salon.

— L’homme d’en face sait bien des choses, dis-je. Mais il ignore certainement tout ce qui concerne le dessin d’en haut et l’infernal mécanisme.

— Vous en êtes sûr ?

— Autant que mon expérience me le permet. Mais je suis également certain qu’il en sait plus long qu’il ne devrait sur la mort de Mme Jeffrey. Je suis même prêt à avancer qu’il était dans la maison au moment du suicide.

— L’a-t-il confessé en quelque manière ?

— Pas du tout.

— Quelles raisons avez-vous donc de croire une chose semblable ?

— Elles pourront peut-être vous paraître peu conclusives… Mais j’ai vu ce vieillard plus souvent que ne le comportait le strict devoir officiel ; je l’ai interrogé sans y paraître ; j’ai observé sa physionomie, et ma conviction est qu’il en sait sur ce qui s’est é dans cette maison beaucoup plus qu’il n’en veut dire. Je suis sûr qu’il l’a souvent visitée en secret, et qu’une certaine fenêtre qui ne ferme plus lui doit bien quelque chose de son délabrement. Il marqua trop peu de surprise quand je l’informai de la mort de Mme Jeffrey pour n’avoir pas déjà connaissance de l’événement ; même si nous n’avions pas le témoignage de la bougie allumée et du livre si précipitamment remis en place, je demeurerais persuadé qu’il était là. Il n’est pas homme à se risquer dehors la nuit pour une raison aussi futile que celle qu’il a voulu nous faire avaler. Il savait parfaitement ce que nous allions trouver dans la bibliothèque.

— Tout cela est assez plausible ; mais comme nous n’avons aucune preuve du fait que vous croyez vrai, et que d’autre part M. Moore le nie catégoriquement, je ne vois pas trop quel parti on peut tirer de votre supposition.

— Attendons un peu encore, répondis-je. Je crois avoir trouvé un moyen d’obliger le vieillard à reconnaître qu’il était à l’intérieur ou autour de la maison pendant cette soirée fatale.

— Vous croyez ?

— Je ne voudrais pas paraître présomptueux, mais je vous serais particulièrement reconnaissant si vous ne m’obligez pas à vous confier par quel moyen j’espère y réussir. Donnez-moi seulement la permission d’insérer une annonce sous le couvert de la police et dans quarante-huit heures je vous rendrai compte de l’échec ou du succès de mon plan.

Le major me lorgna avec un intérêt bienveillant qui me remplit d’orgueil et de plaisir. Puis il ajouta brièvement :

— Vous avez bien gagné ce privilège ; je vous l’accorde.

À ce moment Durbin revint. En l’entendant frapper et avant de lui ouvrir, j’adressai au major un regard expressif, sinon éloquent. Il sourit et me rassura d’un geste. Il connaissait fort bien, évidemment, les petites rivalités de ses subordonnés.

Durbin se présenta d’un air arrogant qui s’altéra quelque peu quand il me vit seul avec le chef.

Il rapportait le livre dans sa poche, et il le tendit au major en disant :

— Vous ne trouverez rien là-dedans. C’est une plaisanterie !

Le chef ouvrit le livre, le feuilleta, le secoua, regarda sous la couverture, ne découvrit rien, et se dirigea rapidement vers le salon où nous entrâmes à sa suite. Le juge s’entretenait avec miss Turner. M. Jeffrey arpentait nerveusement la pièce ; il s’arrêta brusquement en nous voyant, et ses yeux se portèrent aussitôt sur le volume.

— Donnez-le-moi, fit-elle.

— Il est absolument vide, dit le major. La lettre en a été soustraite, probablement à votre insu.

— Je ne le pense pas, répliqua M. Jeffrey. Croyez-vous que j’aurais confié aux pages ouvertes d’un livre un secret pour lequel j’étais prêt à sacrifier ma vie et mon honneur ? Quand je me suis vu menacé des visites et des perquisitions de la police, j’ai cherché, pour cette lettre, une cachette où nul ne pouvait la découvrir. Voyez !

Arrachant la couverture extérieure, il glissa la lame de son canif sous la feuille de papier qui recouvrait la reliure intérieure, et il la déchira.

— Je l’avais collée moi-même, dit-il.

Il nous montra alors dans le cartonnage creusé à cet effet quelques pages de papier à lettre plié en deux, les prit avec un profond soupir et les tendit au major.

— J’aurais affronté la mort, reprit-il, pour que le crime de ma malheureuse femme demeurât secret. Mais puisque tout est dévoilé, cette confession contribuera peut-être à lui rendre moins sévère le jugement de ceux qui la liront, à lui gagner leur pitié !…

Il se remit à marcher de long en large, pendant que le major parcourait la lettre.

XXIII LEQUEL DES DEUX ? 19u2g

Cette lettre, que j’eus plus tard entre les mains, était en effet navrante. Écrite par à-coups, selon que la main de la malheureuse en avait la force, ou que sa misère trouvait les mots, elle marquait la tempête morale, la frénésie de douleur qui fit rage pendant trente-six heures dans la solitude de sa chambre, et dont la jeune Loretta avait témoigné avec émotion.

Je transcris cette lettre sans y rien changer, avec ses paragraphes écourtés, décousus et haletante :

« Je l’ai tué. Je suis tout ce que j’ai dit que j’étais ; n’espérez pas que je divaguais… Vous ne penserez à moi désormais que pour me maudire et déplorer le jour où je suis entrée dans votre vie. Mais vous ne me haïrez jamais plus que je ne le fais moi-même !… Comment ai-je pu commettre une action si horrible ?… J’en suis encore à me le demander ?…

« Ce fut si facile ! Ah ! si la chose avait été malaisée ! S’il avait fallu saisir un couteau, une arme quelconque, j’aurais eu le temps de comprendre ce que je faisais et de ne pas aller plus loin. Mais toucher un ressort, et du coup faire disparaître l’obstacle au bonheur ! Qui, le sentant sous ses doigts, aurait résisté à la tentation de le presser, ne fût-ce que pour voir ?…

« J’ai été trop gâtée ; je suis née volontaire, capricieuse, ne songeant qu’au plaisir du moment, sans aucun souci des conséquences. Un jour, je m’ennuyais à la pension, je ramassai tous mes livres et cahiers, j’invitai mes compagnes à en faire autant, et nous allumâmes un grand feu de joie sur la pelouse avec accompagnement de discours séditieux à l’adresse de l’établissement et des professeurs. J’avais douze ans. Alors pour plus d’une cause j’étais grandement cajolée et flagornée, et afin de me soustraire à ces influences démoralisatrices, mon tuteur profitant du petit scandale causé par mon indiscipline, m’envoya très loin dans l’Ouest, en un coin où nul ne connaissait les Moore et leur fortune. C’était tomber d’un écueil dans un autre. Je grandis loin de Cora ; je ne reçus aucune éducation véritable ; je n’appris rien des obligations et des exigences de mon futur état dans le monde et je formai des amitiés peu en rapport avec le rang social que le sort me destinait à occuper. Enfin, je crus aimer !… Insensée, je ne connaissais pas plus alors la différence d’un amour fort avec la puérile « toquade » d’une pensionnaire que je ne soupçonnais l’abîme qui sépare un vrai gentleman d’un bellâtre de comptoir… Je vous vis, Francis, et j’appris l’un et l’autre, trop tard ! car déjà j’étais liée irrévocablement…

« C’était le frère d’un commerçant venu de Denver, fournisseur attitré de la pension, il nous plut. En véritables écervelées, nous cherchions, mon amie et moi, toutes les occasions de le rencontrer sans attirer l’attention des surveillantes… Nous crûmes très piquant d’organiser un mariage secret…

« Je ne peux pas parler de tout cela… C’est une torture… et vous ne tenez sans doute pas à en apprendre davantage. Il me semble que je fais un rêve affreux, que c’est d’une autre que je parle ; cet homme serait sorti de mon souvenir, si je n’étais forcée de le maudire. Et cependant, il n’était pas méchant… Il avait de la noblesse d’âme. Ayant appris la fortune qui m’attendait, il voulut tout de suite partir pour les mines d’or du Klondyke, afin d’y gagner rapidement de quoi devenir mon égal sur ce point.

« Je ne sais pas qui de nous deux fut le plus à blâmer pour ce mariage. Il le désirait pour me lier à lui avant de s’en aller si loin. Je l’acceptai parce que c’était une aventure romanesque et qu’il me plaisait d’agir à ma guise en dépit de mon vieux et sévère tuteur et des surveillances de la pension ; et aussi pour l’emporter sur mes compagnes qui étaient toutes folles de lui et qui se figuraient être aimées de lui, alors qu’il n’aimait que moi.

« J’oubliai Cora, ou plutôt je ne permis pas que le souvenir de ma sœur vint contrarier ma fantaisie. Je ne l’avais pas revue depuis plusieurs années et ses lettres m’importunaient, car j’y sentais la condamnation latente de tous mes actes. Je négligeais d’y répondre et même de les lire. Je lui en demandai pardon à genoux maintenant… Je me laissai mener par mon seul caprice, et il m’a poussée à l’entrée de l’enfer… Je roule dans le gouffre ! Francis, sauvez-moi ! Je suis indigne de vous, Francis, mais je vous aime !

« Il fut entendu que jusqu’à son retour personne ne connaitrait notre mariage. Seule mon amie fut mise dans la confidence, et elle est morte. Vous comprendrez peut-être quelle tentation m’assaillit, lorsque de retour à Washington je mesurai l’étendue de ma folie ; ce qui aurait pu être ; ce qui était !… Pourquoi ne pas oublier ce misérable épisode que si peu de gens connaissaient ? Pourquoi ne pas jouir librement des avantages que le sort m’avait donnés ? Pourquoi ne pas espérer ?…

« Espérer quoi ? Espérer que le Klondyke où tant de gens déjà avaient trouvé la mort, engloutirait un homme de plus… Pourquoi pas ? Oh : je sais que c’était un désir abominable… Mais j’étais affolée : je vous avais vu !

« Je reçus de lui une lettre qu’il m’adressa en arrivant à Akassa. Mais je n’avais pas encore quitté Owosso. Je n’en ai jamais reçu d’autre, et je ne lui ai jamais écrit, parce qu’il m’avait recommandé de ne pas le faire tant qu’il ne m’aurait pas donné mes instructions nécessaires ; ces instructions ne m’arrivèrent jamais. D’ailleurs mon cœur avait changé ; je n’avais d’autre désir que d’oublier l’existence de cet homme. Et je l’oubliai… presque. Nous nous retrouvions sans cesse, vous et moi, nous dansions ensemble, nous faisions des promenades à cheval ; je dépensais mon argent, mon temps et mon cœur à toutes les frivolités que je trouvais sur ma route. Pour une cause tout accidentelle, j’avais adopté en arrivant le nom de Véronique, et de tout mon pouvoir, je tâchais d’anéantir la mémoire de l’époque où j’étais Antoinette. Car le Klondyke, avec ses glaces, son climat impitoyable, était bien loin ; les gens y mouraient par milliers. Aucune lettre ne venait, et je ne voulais pas songer au lendemain. Une seule chose me remémorait ma situation. C’était quand vos yeux rencontraient les miens, vos yeux francs, si brillants de confiance et d’orgueil. Je voulais soutenir votre regard, et quand je ne le pouvais pas, je savais soudain pourquoi et je souffrais.

« Vous rappelez-vous un soir, sur la terrasse, au bord de la mer ? Nous étions côte à côte ; vous avez posé votre main sur mon bras et m’avez demandé pourquoi je m’obstinais à contempler les reflets de la lune au lieu de regarder vos yeux ardents ? La musique d’un orchestre proche m’avait remis en mémoire une soirée semblable et la pression d’une autre main sur mon bras, d’une main dont j’espérais ne plus jamais sentir le , mais qui, à ce moment me parut avoir remplacé la vôtre, à ce point que je fus prête à jeter un cri et à vous confier, dans un accès d’émotion folle, mon lourd secret.

« Je n’acceptai pas sans résistance vos attentions ni votre demande en mariage, vous le savez. Vous pouvez lire mieux que personne, combien j’essayai de me dérober, exigeant continuellement de nouveaux délais, vous torturant et me déchirant le cœur en même temps…

« Vous rappelez-vous aussi ce jour où vous m’avez trouvée riant aux éclats comme une folle, au milieu d’un cercle d’amis stupéfaits ? Vous m’avez attirée à l’écart, me demandant ce que j’avais. Ce que j’avais ? J’étais libre ! Libre de vous aimer. Le journal, ce matin-là, m’avait apporté des nouvelles. Une dépêche de l’Alaska racontait comment un homme, à demi gelé, à demi nu, blessé, mourant, était arrivé au campement de Seattle. Incapable de se tenir debout, il avait rampé jusqu’à la première tente, où il eut à peine le temps de prononcer son nom avant de tomber mort. Ce nom, c’était William Pfeiffer ! Or, pour moi, il n’y avait qu’un seul William Pfeiffer au Klondyke, celui qui était mon mari… et qui était mort, à présent ! Voilà pourquoi je riais aux éclats, non pas que je fusse gaie, mais parce que je pouvais enfin respirer sans qu’une contraction de la gorge m’étranglât.

« Notre mariage se décida rapidement après cela ; et c’est moi maintenant qui ne voulais plus de délai, non pas que je redoutasse un démenti à la nouvelle qui m’avait si bien affranchie, mais parce que je craignais qu’il ne vous vînt aux oreilles quelque rumeur de ma folie ée. Je voulais me sentir tellement à vous qu’il ne vous importerait plus guère que j’eusse autrefois songé à un autre…

« À mesure qu’approchait la date fixée, je ressentais une joie extatique. Rien n’était venu assombrir mes espérances. Pas un mot, même de Wallace, qui accompagnait son frère. Bientôt, je serais à un autre, mais à un autre que j’aimais. Le é, toujours vague, ne serait plus dans quelques jours qu’un mauvais rêve oublié, un incident clos. Désormais, je pouvais envisager la vie comme toutes les autres jeunes filles, me réjouir de ma jeunesse et de l’amour dont le couronnement était si proche.

« Mais au milieu de mon bonheur et de la hâte des derniers préparatifs, le destin précipita sa vengeance. Un hasard renversa tous mes espoirs. J’étais chez la couturière, penchée sur une table où s’amoncelaient les étoffes, les rubans, les ementeries ; j’étais en train de choisir quelques chiffons quand mon œil tomba sur un fragment de journal qui traînait là, et je demeurai comme frappée de la foudre. Un nom avait frappé mon regard : William Pfeiffer, et le journal était daté de Denver ! Après un moment d’horreur, sentant la terre se dérober sous mes pieds, je saisis le papier, je lus, j’appris que celui qui était allé mourir de misère et de froid au Klondyke, c’était Wallace, le frère de mon mari, et non pas William… On contait leur tragique aventure :

« William était tombé épuisé sur la route ; Wallace, plus résistant, avait poussé de l’avant pour chercher du secours. Mais il fut pris dans une des terribles tempêtes qui désolent cette région ; et quand il parvint au campement, n’ayant à l’esprit que la pensée de son frère abandonné, il ne lui restait plus que a force de prononcer le nom de William… On crut qu’il disait le sien avec son dernier soupir ; de là l’erreur des premières nouvelles, que rectifiait le journal de Denver.

« En ai-je lu davantage ? Je ne le crois pas. Peut-être n’y avait-il rien de plus à lire, le journal était déchiré à cet endroit. Qu’importe ! J’en avais vu assez. Ce n’était donc pas mon mari qui avait succombé ! Je n’étais pas veuve ! Je n’étais pas libre !… Et le jour du mariage approchait !…

« Pourquoi ne me suis-je pas confiée à Cora ? Pourquoi ne vous ai-je pas confessé la vérité ? L’orgueil me fermait la bouche. Et puis, j’avais eu le temps de me reprendre, de réfléchir : Wallace, le plus fort des deux, était tombé mort en parvenant au camp ; comment William, abandonné sur la route, seul et sans secours, lui eût-il survécu ? En dépit de l’erreur commise, ce fait subsistait sans doute : j’étais libre ; quelque autre journal me l’apprendrait bientôt. Je n’avais qu’à me procurer les diverses gazettes du Colorado pour m’éclairer. Mais je ne le fis pas ! Au fond, je craignais de perdre le peu d’espoir auquel je me cramponnais, d’acquérir la certitude que ce malheureux avait été secouru, ramené à la vie… Vous trouvez cela odieux ?… C’est par amour pour vous que je péchai ainsi…

« Dans un caprice joyeux, à l’heure où je voyais tout en rose, j’avais décidé que la noble demeure des Moore serait le théâtre du plus heureux événement de ma vie. Maintenant qu’un rien me faisait trembler, je regrettais d’avoir pris cette résolution téméraire. Si la vieille maison allait me porter malheur ? Mais on touchait à la veille du mariage ; les invitations étaient acceptées, les préparatifs achevés ; ma toilette, mon nécessaire, mes bijoux déjà transportés à la maison Moore : il était trop tard pour reculer. Je partis de bonne heure avec ma sœur pour l’avenue Waverley ; mais déjà les curieux se massaient pour nous voir. Et je me rencoignais instinctivement dans le fond de la voiture : si parmi tous ces visages d’inconnus, j’allais soudain en rencontrer un trop familier ?…

« Au coin d’une rue, la voiture s’arrêta brusquement. Un homme venait de traverser devant les chevaux, j’entrevis ses traits ! Les terreurs d’une existence entière furent concentrées en cette seconde. Il a devant la portière : c’était William Pfeiffer !

« Mon mari vivait ! Il était à Washington ? Il avait échappé aux périls du Klondyke, retrouvé la force et la santé ! Et ayant recueilli sans doute dans sa ville natale l’écho du mariage projeté, il arrivait pour réclamer celle qui était à lui !… Déjà, je voyais en imagination l’horrible scène : je serais déshonorée devant tous, et chose bien plus terrible, je vous perdrais à tout jamais ! Dans quelques instants, ma sœur, qui était là, si confiante, saurait… Je sentais la folie s’emparer de moi. Cora restait assise à mes côtés, pâle, calme et belle, attachant sur moi le profond regard de ses yeux dont je n’ai jamais compris l’expression… Ignorant les angoisses de mon cœur, elle était heureuse de ma joie supposée et souriait sans rien dire, tandis que des larmes coulaient sur mes joues.

« Vous étiez debout sur le perron lorsque j’arrivai. Je vous vis venir à nous. Quelle expression de tendresse et de bonheur brillait sur votre visage ! Mon cœur cessa de battre. Cet homme allait-il surgir de l’endroit où il se tenait caché ? Assisterais-je à une dispute, à une abominable altercation ?…

« Affolée par la terreur que m’apporta cette image, je pressai rapidement la main que vous me tendiez, je me hâtai d’entrer dans la maison, de gagner la chambre qui, malgré ses souvenirs sinistres, n’avait jamais reçu un cœur plus accablé ou plus rebelle. Je fus sur le point de crier : « La maison de la mort ? La maison de la mort ! »

« J’avais trouvé la force de vous sourire. Ô Dieu ! si vous aviez pu voir ce qui se cachait sous ce sourire ! Car au moment où je franchis les portes fatales, une idée m’avait traversé l’esprit. Je me rappelai mon héritage. Je me rappelai ce que mon père m’avait dit, alors que je n’étais qu’une toute petite fille et qu’il sentit les approches de la mort : « Si jamais je me trouvais dans un grand embarras… un très grand embarras dont aucune délivrance ne paraissait possible, avait-il insisté… il me faudrait ouvrir le médaillon qu’il me ait au cou, y prendre ce que je trouverais à l’intérieur et le tenir au-dessus d’un dessin qui était accroché dans la chambre du colonel. » Il ne pouvait pas m’en dire plus, n’ayant jamais été tenté ni pressé de faire usage de ce talisman. Il me le remettait comme il l’avait reçu et me recommandait expressément de n’y avoir recours que dans la cas où je serais menacée de quelque grand désastre. Je me trouvais, certes, dans une crise semblable ; j’avais le médaillon sous la main, car l’héritier de ce bijou était tenu d’en avoir grand soin, et je ne m’en séparais guère ; et – coïncidence plus étrange – dans la chambre ou j’avais depuis plusieurs jours décidé de procéder à ma toilette, se trouvait le complément du secret.

« Pourquoi ne pas tenter l’épreuve ? J’avais assurément besoin du secours en la conjoncture présente ; le secours promis devait être efficace pour qu’on se le transmit ainsi de père en fils, et jamais aucun Moore n’en eut besoin autant que moi !…

« Renvoyant tout le monde, je me barricadai dans la chambre. Cependant je n’ouvris pas tout de suite le médaillon. En enlevant mon gant, j’avais aperçu un anneau, son anneau ! Une méchante petite bague sans valeur que je prétendais tenir d’une amie de pension, mais que pour quelque obscure raison je ne m’étais jamais permis d’ôter. Sa seule vue me fit frissonner. Avec cet anneau à mon doigt, je ne pouvais pas lui tenir tête et jurer que ses affirmations étaient mensongères, qu’elles étaient le rêve illusoire d’un homme dont les soufs avaient dérangé l’esprit. Il fallait l’enlever. Peut-être alors me sentirai-je délivré ? Mais je ne pus l’arracher ; tous mes efforts furent vains, et je dus employer une lime pour le couper. J’y réussis avec beaucoup de peine, non sans me blesser un peu ; je le jetai hors de ma vue, et hors de mon souvenir aussi, pensai-je. Je respirai plus à l’aise quand j’en fus débarrassée, et cependant la terreur m’étranglait à chaque fois que j’entendais un pas s’approcher de la porte. Cora et ma femme de chambre vinrent à plusieurs reprises m’offrir leur aide. Je répondis que je n’avais besoin de personne, et ayant enfilé ma robe à la hâte je me mis en devoir de découvrir le secours dont j’avais tant besoin.

« Vous savez en quoi il consistait… Il me fallut du temps pour déchiffrer les lignes d’écriture si habilement dissimulées dans le vieux dessin. Je ne les lus pas en entier d’ailleurs, mais je les compris… Étais-je assistée dans cette tâche par l’esprit de ténèbres qui inventa l’engin meurtrier ? Sans doute, car au milieu de l’épouvante de la révolte, du dégoût naturel que soulevait en moi cette communication abominable, une pensée diabolique me fut soufflée – non pas de dégoût ou d’indignation, celle-là, mais de regret qu’aucun moyen ne s’offrit d’utiliser à mon profit la sinistre invention du colonel… Vous frissonnez d’horreur… Que ce soit mon expiation !

« Je demeurais là, debout, indécise, angoissée, apeurée, craignant à chaque voiture que j’entendais rouler sous la voûte, à chaque appel dont on venait m’importuner, de recevoir le choc tant redouté, d’apprendre qu’il était en bas, qu’il me réclamait… Et soudain une voix se fait plus pressante, ou pour mieux dire plus impérieuse que les autres, et je sens qu’à cet appel je n’ai ni le droit ni le pouvoir de résister. Plus morte que vive, j’entrebâille la porte, j’ordonne qu’on parle bas, et mon oreille perçoit les paroles que depuis deux heures j’attendais dans les transes : « Il y a en bas un gentleman du nom de Pfeiffer qui demande instamment à vous voir, à vous parler toute de suite, avant la cérémonie. »

« Je me redresse galvanisée. Je n’ai pas un instant d’hésitation, et le mauvais génie de ma famille me dicte les instructions fatales : « Faites-le entrer dans la bibliothèque, et… et… »

« J’avais trop présumé de mes forces ; est-il nécessaire d’aller plus loin de répéter l’ordre affreux ?… Non ! cent fois non !… Je dis à ce garçon de revenir me parler après la cérémonie et je refermai la porte à double tour.

« Un pas dans ce cabinet vide, si proche, un effort pour enlever un tiroir… un… un…

« Ne me demandez pas de retracer ce qui se a… Je ne frissonnai pas quand vint le moment, j’étais aussi froide que le marbre. Et en y pensant maintenant je frissonne au point que mon âme et mon corps paraissent se séparer, et l’horreur qui m’accable me donne un tel avant-goût de l’enfer qu’il me faudra du courage, croyez-le, pour décharger le coup final après lequel je serai peut-être vouée pour toujours aux supplices de l’au-delà. Cependant, je vais certainement mettre fin à ma vie, et cela dans la vieille maison. Si c’est le désespoir qui m’inspire, le désespoir m’y conduira. Si c’est le repentir, c’est lui alors qui me poussa à la seule expiation possible : périr à l’endroit où j’ai fait périr un innocent, et par là, vous délivrer d’une femme qui n’a jamais été digne de vous et qu’il est de votre devoir de dénoncer si elle ose vivre un jour de plus.

« Ah ! pourquoi suis-je née d’une funeste race ? Pourquoi ai-je connu le secret maudit ? Pourquoi un hasard fatal a-t-il facilité mon crime ? Pourquoi ai-je cédé à la tentation ?… Démasquée comme je méritais de l’être, je serais aujourd’hui pitoyablement malheureuse, mais innocente, innocente ! Ah ! en quel endroit de j’univers pourrais-je me laver de ce meurtre, me rendre digne de vous regarder en face, et… mon cœur se brise… de vous aimer… de vous aimer encore ?…

« Après ces moments de silence et d’action frénétique, il me fallut tourner la poignée… Ce fut difficile ; mes nerfs s’affolèrent ; je perdis mon calme ; j’accrochai et déchirai tout un pan de ma manche… Mais je n’osai pas laisser pendre l’odieux objet. Le mécanisme craquait. Le bruit semblait remplir toute la maison. Mais personne n’entra dans la bibliothèque ni ne vint à ma porte en ces quelques minutes. J’ai désiré depuis qu’on m’eût surprise ! Je n’aurais pu alors aller jusqu’au bout, et je ne vous aurais pas entraîné dans ma ruine.

« J’ai entendu dire que j’avais un visage radieux quand je descendis pour la cérémonie. Mais ceux qui l’ont dit l’ont imaginé. Assurément, j’étais délivrée d’un grand poids ; mais de quel autre fardeau ne m’étais-je pas chargée ? Je pouvais me présenter devant l’autel sans crainte qu’une voix vint nous interrompre en criant ; « Je m’oppose à ce mariage ! La femme de William Pfeiffer ne peut épo un autre homme ! » Je n’avais plus à redouter maintenant une pareille intervention. Les lèvres qui auraient pu parler étaient muettes. Je ne savais pas que la voix des morts crie parfois plus haut que celle des vivants ; que sans cesse je l’entendrais à l’avenir clamer des accusations et des menaces. Oh ! combien j’ai été misérable ! Partout, où que je fusse, au bal, à des dîners ou des soirées, dans le sommeil et dans la veillée, cette voix m’a poursuivie ; mais elle résonnait surtout quand nous étions, vous et moi, seuls ensemble ; oui, surtout alors, oh ! surtout alors !…

« Je souffre, et c’est justice ! Mais vous ? Qui vous revaudra le tourment immérité que je vous inflige ?…

« Pour m’effacer de votre mémoire, je voudrais m’enfoncer dans l’abime de la souf, plus profondément encore que je n’y suis tombée… Mais non ! non ! ne m’oubliez pas tout à fait !… Souvenez-vous de moi telle que vous m’avez vue un soir… le soir où vous avez pris la rose de mes cheveux, où vous l’avez portée à vos lèvres, disant qu’il y avait ici bien des femmes belles et séduisantes, mais qu’aucune autre que moi ne pouvait vous prendre ainsi le cœur… Que votre voix était douce et vos yeux éloquents !… Pendant un instant, j’oubliai tout ce qui n’était pas ce pur amour… J’espérai, folle que j’étais, une longue vie de bonheur à vos côtés. J’espérai, jusque dans notre vieillesse, entendre répétées les mêmes mots caressants sur ce même ton et avec ce même regard. J’étais innocente à ce moment-là, innocente… Oh ! dites, souvenez-vous de moi telle que j’étais ce soir-là !

« Quand je pense à lui, inanimé et froid dans le tombeau que je lui ai creusé moi-même, mon cœur est comme une pierre ; mais quand je pense à vous…

« J’ai peur de mourir, mais j’ai peur encore plus de manquer de courage. Je me ferai attacher le revolver au poignet pour qu’il me paraisse inévitable de m’en servir. Oh ! si les vingt-quatre heures prochaines pouvaient être effacées !… Une telle horreur est impossible !…

« J’étais née pour la joie et la gaieté… Et cependant aucune misère, aucune honte ne m’a été épargnée, à cause de l’acte que j’ai commis. Je n’accuse ni la Providence ni les hommes ; je n’accuse que moi-même…

« Je désire que ma sœur lise ces lignes. Peut-être saura-t-elle vous consoler. Peut-être me trouvera-t-elle quelque excuse ; et puis, vous serez deux à er la honte et la douleur que je vous inflige. Cora est une noble femme. Ah ! que n’ai-je vécu toujours sous son influence ; que ne l’ai-je comprise à temps ! Mon triste secret s’est mis entre nous… Elle ne m’a jamais connue…

« Vous avez fait ce que je vous ai demandé. Vous avez fait partir dans le corps des volontaires le garçon de Rancher. Bien que surpris de l’intérêt que je témoignais à ce jeune homme, vous avez, sans rien demander, exaucé ma première requête. Auriez-vous fait preuve de la même bonne volonté si vous aviez su quelles étaient les paroles que je lui dis tout bas, à la portière de la voiture ? Surtout, surtout, celles que je lui avais dites là-haut, à la porte de ma chambre, et pourquoi je n’eus pas une minute de tranquillité avant que lui et son petit camarade eussent quitté la ville ?

« Il faut que je vous laisse quelques lignes que vous pourrez montrer si l’on s’étonne que je me sois donné la mort sitôt après mon mariage. Vous les trouverez dans le même livre où je glisserai ces feuillets. J’inventerai un prétexte…

« Je n’en puis écrire davantage…

« Et je ne voudrais pas cesser d’écrire. Il n’y a plus que cela qui me relie à la vie… et à vous… Mais je n’ai rien de plus à dire, que ceci : Pardon ! Pardon !…

« Croyez-vous que Dieu voie les coupables du même œil que nous les voyons ? Croyez-vous qu’il aura pitié d’une créature accablée, affligée ?… Qu’il trouvera place… Ma mère, mon père sont avec lui. Peut-être obtiendront-ils grâce pour moi…

« Je viens de quitter mon alliance. Le dernier anneau qui me retenait à la vie est brisé…

« Au revoir ! Au revoir… Adieu ! »

C’était tout. La confession pitoyable se terminait, comme elle avait commencé, sans nom et sans date, derniers sanglots, derniers palpitements d’une âme écrasée du poids de son crime. Aussitôt que le major en eut fini la lecture, il nous invita à er dans le vestibule, pour laisser à eux-mêmes ceux à qui elle était adressée. En ce moment où nous arrivions près de l’entrée, un garçon télégraphiste remettait au major une seconde dépêche qu’il ouvrit plus négligemment que la première : n’en savait-il pas plus long à cette heure que ce que ses limiers les plus habiles pourraient découvrir à Denver ?

— Je me demande, dit-il pensif, pourquoi le malheureux Pfeiffer, mort dans ta bibliothèque, fut inhumé sous le nom de Wallace ?

Et ouvrant la dépêche, il lut à haute voix :

« J’apprends à l’instant que le Pfeiffer, marié à Antoinette Moore, William, est mort au Klondyke. L’aîné, celui qui mourut à Washington tout dernièrement, portait le nom de Wallace. »

— Qu’est-ce que ce nouvel imbroglio ? dit le major relevant la tête.

— Je crois que je comprends, me risquai-je à dire. C’est le mari, nous dit-on, qui fut abandonné sur la route, tandis que son frère poussait jusqu’au camp pour chercher de l’aide. Il y mourut sans doute avant que Wallace fût revenu de son évanouissement ou se trouvât en état de diriger les sauveteurs. Lui, Wallace, plus vigoureux que son cadet, revint à la vie, et c’est lui qui put regagner sa ville natale comme le contait le journal incomplet que Véronique eut sous les yeux. Si elle n’avait craint de se renseigner, elle aurait sans doute trouvé la confirmation de ce fait. Mais poursuivie par la terreur qui la hantait, elle devenait incapable d’agir ou de voir sainement. À peine aperçut-elle dans la rue un homme portant quelques traits de ressemblance avec son mari, qu’elle se sentit certaine d’avoir vu William ; et lorsqu’un message de son beau-frère lui fut remis, son imagination affolée ne lui permit pas de reconnaître en lui autre chose que le justicier venant la réclamer…

— L’explication est issible, dit le major, mais ce n’est qu’une hypothèse. Si elle était juste, elle ajouterait encore à la fatalité qui semble avoir pesé sur la tête de cette infortunée ; car alors son crime était inutile autant qu’odieux.

XXIV RUDGE 11546a

Je n’ai jamais eu de raison sérieuse pour renoncer à mon hypothèse. Même après qu’une enquête plus approfondie eut jeté un peu de lumière sur l’existence et le caractère des deux frères, j’en vins à penser que non seulement l’infortunée Véronique s’était trompée sur la personne de Wallace Pfeiffer en le prenant pour William, mais encore sur la nature du message qu’il lui apportait et des motifs qui l’amenaient vars elle. L’entrevue qu’il demandait si instamment, si elle avait eu la bienheureuse inspiration de l’accorder, lui aurait peut-être apporté la libération, au lieu d’agiter dans le fond de sa nature les instincts criminels de sa race. Car Wallace devait connaître le secret du son frère. Au moment critique de leur séparation, dans les es désolées du Klondyke, William avait dû se confier à lui, lui remettre pour sa jeune femme un suprême message. Et il n’est pas impossible qu’un mobile généreux le poussât à insister pour lui parler « tout de suite » ; car l’enquête a établi à plusieurs reprises que les Pfeiffer étaient de braves gens. Peut-être, entrevoyant la situation d’esprit de Véronique, venait-il lui donner la formelle assurance qu’elle était veuve, qu’elle pouvait épo Jeffrey le front haut. Ah ! que ne le reçut-elle ?

Mais laissons ces spéculations oiseuses, et revenons aux faits.

Le soir de ce jour, où nous reconnûmes pour l’œuvre de Véronique Moore le crime mystérieux qui mit fin aux jours de Wallace Pfeiffer, l’annonce suivante parut dans les journaux du soir :

« Toute personne qui se rappelle indiscutablement être ée par l’avenue Waverley, le 11 mai dernier, vers sept heures du soir, est priée d’en informer la police et de se mettre en communication avec F… au bureau central. »

F… c’était moi ; et j’eus bientôt fort à faire. Toutefois, il me fut facile d’éliminer tous ceux qui étaient poussés uniquement par la curiosité ; et comme, somme toute, les personnes qui se trouvaient dans les conditions requises étaient peu nombreuses, il me suffit d’une soirée et d’une matinée pour mettre la main sur l’homme qui pouvait me dire exactement ce que je voulais savoir. Aussitôt que je l’eus trouvé, je me rendis avec lui auprès du major ; et cette visite eut pour résultat de nous amener tous un peu plus tard à la porte de M. David Moore.

Lorsqu’il eut reconnu le caractère et le nombre de ses visiteurs, l’oncle David laissa percer de l’inquiétude. Cependant, il ne renonça pas à ses grands airs, et nous invita avec majesté à entrer, tout en jetant sur moi des regards qui n’avaient rien de bienveillant.

Sans m’inquiéter de ces regards hostiles, je dirigeai immédiatement l’attention de tous sur Rudge, le grand chien danois, qui demeuré en une attitude courroucée, faisait entendre de sourds grognements.

— Voici notre témoin, messieurs. Voici le chien qui se refuse à traverser la rue même quand son maître l’appelle, qui s’accroupit sur le bord du trottoir, et demeure ainsi, l’œil en éveil et le corps immobile, jusqu’à ce que M. Moore regagne ce côté de la rue. N’est-ce pas vrai, mister ? Ne vous ai-je pas entendu plus d’une fois récriminer à ce propos ?

— Je ne puis le nier, répliqua-t-il sèchement. Mais je ne vois pas ce que…

Je ne le laissai pas achever.

— Mister Curreau, fis-je, m’adressait au témoin que nous avions amené, ce chien est-il bien l’animal que dans la soirée du 11 mai, entre sept et huit heures, vous avez remarqué en ant, accroupi devant ce pavillon, le nez sur la bordure du trottoir ?

— C’est bien lui. Je l’ai remarqué tout particulièrement, à cause de la façon anxieuse dont il semblait surveiller la maison d’en face.

Instantanément, je me tournai vers M. Moore.

— Rudge est-il capable de s’installer ainsi dehors si son maître n’était pas de l’autre côté ? Deux fois, moi-même, je l’ai observé dans une position identique, avec ce même air d’attente impatiente et les deux fois vous aviez justement traversé la rue pour entrer dans cette maison, où de votre propre aveu, il refuse de vous suivre.

— Vous me tenez, fut la réponse laconique par laquelle l’oncle David nous informa qu’il abandonnait la lutte, Rudge, à la niche ! Quand on aura besoin de toi, je te préviendrai.

Le sourire qui accompagnait cet ordre était amer et sarcastique, mais le sarcasme était surtout pour lui-même.

Enfin, sur l’injonction du major, il se décida à parler.

— Je ne pense pas qu’une certaine dose de curiosité concernant les mystères de ma demeure patrimoniale puisse m’être imputée de crime par aucune personne dans son bon sens. Je ne fais, en tout cas, nulle difficulté de convenir que je suis affecté de cette curiosité. Je désirais vivement opérer dans la maison Moore des recherches systématiques ; mais il me déplaisait de demander l’autorisation de ma nièce ; je m’arrangeai de manière à m’en er. Grâce à un volet dist au rez-de-chaussée de la vieille bâtisse, j’ai pu pénétrer mainte et mainte fois dans ses murs depuis que j’habite le pavillon. Je m’y trouvais au moment où Véronique vint y mourir, ainsi qu’un de vos agents su habilement le prouver (regard envenimé à mon adresse).

« La veille au soir, j’avais aperçu la flamme d’une bougie derrière les carreau d’une fenêtre du premier étage. Qui donc osait s’introduire chez nous ? Le nom de M. Jeffrey s’offrit à ma pensée.

« Je ne mettais pas en question son droit de se promener dans la vieille demeure, et cependant j’étais vivement contrarié. Bien qu’il eût épousé une Moore, il n’était pas lui-même de la famille et l’idée qu’il se permettait de fouiller mes secrets m’affecta désagréablement. En conséquence, j’épiai sa sortie, et quand je l’eus positivement reconnu, je me promis, dans mon indignation jalouse, de renouveler mes recherches dès le lendemain, et si par hasard il avait découvert quelque chose, de ne pas demeurer en reste avec lui… Il était encore de bonne heure quand je pénétrai dans l’immeuble, il faisait à peine nuit à vrai dire ; mais sachant dans quelle obscurité demeuraient plongées ces antiques salles, sachant quelles ténèbres impénétrables envahissaient dès le crépuscule la bibliothèque, je me munis de deux ou trois bougies, les bougies, messieurs, dont la présence dans ces pièces vous a si fort intrigués. Mon but était double. En premier lieu, je me proposais de découvrir ce que M. Jeffrey était venu faire là la veille, et ensuite je voulais feuilleter une fois de plus certain livre de vieux mémoires, qui en évoquant le é pourraient expliquer le présent. Vous vous rappelez qu’une porte de l’office donne accès dans la bibliothèque. C’est par cette porte que je suis entré, apportant avec moi la chaise de cuisine que vous avez trouvée là plus tard. Je savais à quel endroit précis trouver le volume, car je lui avais choisi avec le plus grand soin la cachette… où vous l’avez découverte, à ce que je crois comprendre. Décidé à relire les ages que j’avais soulignés comme pouvant m’aider dans mes recherches, j’allai prendre dans le salon un candélabre et le posai sur une petite table que j’avais tirée jusqu’auprès des rayons. Mais avant de me mettre à lire, il me prit envie de savoir ce que M. Jeffrey pouvait bien faire la veille au premier étage. Laissant la lumière dans la bibliothèque, je me rendis dans la chambre du sud-ouest, muni d’une seconde bougie que je fis tenir sur un gobelet retourné. La chambre présentait un certain désordre : ici un fauteuil renversé, là une mante oubliée, divers objets de toilette épars… Devant la grande armoire, un flambeau à terre avec sa bougie piétinée… témoignages – du moins je le pensai alors – de la précipitation qu’on mit à vider la place après la célébration du mariage. Mais tout cela me parut de médiocre intérêt ; j’avais mieux à faire en bas. Je retournai dans la bibliothèque. Le plus profond silence régnait. Rien ne bougeait dans la maison ou aux alentours ; j’avais trouvé le livre dans sa cachette, et assis près de la lumière, je prenais des notes, quand soudain je perçus un bruit venant de la façade donnant sur la rue, un bruit auquel, si léger fût-il, mes oreilles ne pouvaient ne méprendre. Quelqu’un ouvrait la porte d’entrée. « Voilà Jeffrey, pensai-je très contrarié, qui vient renouveler sa visite ? » Et fort désireux de n’être point surpris là, je me hâtai de remettre le livre à sa place et je soufflai vivement la bougie. Puis, dans l’intention de m’esquiver, je me dirigeai vers la porte donnant sur l’office. Mais une curiosité plus forte que ce désir de m’échapper me fit m’arrêter au moment où j’avais la main sur le bouton. Je ne pouvais rien voir dans ces épaisses ténèbres, mais je pouvais écouter. La personne qui entrait n’avait pas de lumière. J’entendais ses pas hésitants, les doigts qui tâtonnaient le long du mur, puis à ma grande surprise un froufrou de jupes ; ensuite ce fut un soupir profond. La situation devenait trop énigmatique pour que je ne voulusse pas chercher à savoir qui était la femme qui, terrifiée évidemment et comme malgré elle, se risquait au milieu des ténèbres de la maison maudite. Je ne songeai pas un instant à Véronique ; mais l’image de miss Turner me traversa, non que je fusse capable d’ailleurs d’attribuer un motif quelconque à cette visite. Je demeurais immobile, aux écoutes, lorsque la lourde porte d’acajou, à l’autre extrémité de la pièce, se mit à tourner, par à-coups, sous la poussée d’une main hésitante. Puis un silence suivit, un long silence, rompu tout à coup par un gémissement douloureux. Plus que jamais, je fus décidé à rester… Tout ce qui se ait dans cette maison me regardait jusqu’à un certain point. Je tendis l’oreille, et les bruits qui me parvenaient du coin éloigné sur lequel toute mon attention était concentrée surexcitaient mon désir de savoir… Des gémissements succédaient à des soupirs, avec de temps à autre des fragments de prière ou des plaintes rauques où je distinguai plusieurs fois le nom de Francis. Ceci ne me dissuada pas de croire que la visiteuse pouvait être miss Turner, car j’avais comme d’autres entendu les commérages. Des paroles indistinctes s’entremêlaient à des gémissements d’effroi, à une sorte d’hésitation angoissée. Un moment, ces lamentations furent interrompues. Je crois qu’elle se mit à genoux, et que le revolver lui échappa des mains, alla rouler au bout du ruban qui le retenait sur le plancher poussiéreux. C’est ainsi du moins que je me suis expliqué depuis ce que j’entendis alors ; et c’est ce qui expliquerait aussi ces marques grises qui ont, si je ne me trompe, dérouté vos investigations… Elle ramassa le revolver, se reprit à gémir : « Il le faut !… Il le faut !… Plus jamais je ne puis affronter son regard… puisque j’ai eu le courage de… de… la vie d’un autre… Lâche !… Ah ! mon Dieu !… Pardon !… » Puis, un autre silence. Je m’étais presque résolu à intervenir, quand une détonation éclata, si imprévue, si stupéfiante, que je reculai d’un bond ; en même temps, une lueur déchirait les ténèbres, et j’entrevis dans cet éclair le visage de Véronique, ses traits enfantins tirés et déformés comme ceux d’une vieille femme. Dans l’obscurité plus impénétrable que jamais, une chute lourde ébranla le plancher, sinon mon vieux cœur endurci… Alors seulement, je compris que c’était un suicide – suicide que je ne m’explique pas encore à l’heure actuelle… Je n’allai pas jusqu’à elle… Elle était bien morte, sans doute… La lueur m’avait montré la direction du canon de son arme. Pourquoi l’aurais-je troublée, maintenant ? Je ne remontai pas éteindre la bougie qui brûlait dans la chambre du premier étage, préoccupé que j’étais de m’esquiver au plus tôt d’une situation assez compromettante. Peut-on m’en blâmer ? J’étais l’héritier de Véronique, et ma présence en ce lieu n’était pas légalement justifiable. Pourquoi aurais-je été gratuitement raconter que je m’introduisais sans autorisation dans la vieille bâtisse, et que pendant que j’y rôdais, ma propre nièce venait sous mes yeux de s’y donner la mort ? Ce coup de revolver faisait de moi un millionnaire. C’était assez d’émotion pour ce jour-là… et d’ailleurs, j’ai fait le nécessaire pour qu’elle fût secourue. Je vous ai avertis un peu plus tard, quand j’eus repris mon calme et trouvé un prétexte… N’était-ce pas suffisant ? Je lis la désapprobation sur vos visages. Ah ! je vois : vous êtes tous des modèles de courage et d’abnégation. Vous vous seriez exposés à toutes les accusation plutôt que de laisser un petit mensonge nécessaire franchir vos lèvres. Vos mines vertueuses le donnent du moins à entendre. Mais moi je ne suis pas ainsi fait. Je suis un vieillard qui a trop souffert de la méchanceté des hommes pour leur garder beaucoup de tendresse. Je restais malgré tout attaché à mon chien ; j’avais tort : c’est lui qui me trahit !… Que vous faut-il de plus, à présent ?… Que signifie ?

Nous avions tous, d’un commun accord et tacitement, tourné le dos au vieillard.

— Que faites-vous donc, demanda-t-il d’un ton courroucé.

— Simplement ce que demain fera tout Washington, et le reste du monde à sa suite, répondit avec une gravité sévère le major.

Une exclamation de colère échappa au millionnaire ébahi.

— Un mensonge, reprit avec une indignation impressionnante notre chef, un mensonge dont la conséquence est de laisser pendant cinq semaines deux innocents sous l’inculpation de meurtre est un méfait que la loi a le droit de punir, et que la conscience publique condamnera infailliblement. Désormais, monsieur, vous risquez fort de vous trouver au ban de la société.

Mon récit pourrait se terminer ici. Les preuves du suicide ayant été établies, une ordonnance de non-lieu fut rendue et l’affaire en resta là.

La prophétie du major s’est trouvée confirmée. Installé dans la demeure maudite, M. Moore y vit en grand style et sort en équipages qui font sensation même ici. Mais personne n’accepte ses invitations, et avec toute sa fortune, il mène une existence plus solitaire encore qu’au temps où il végétait dans son petit pavillon.

Pour ce qui me concerne, qu’on me permette d’ajouter que je consens parfois à m’addre Durbin quand j’ai à diriger quelque affaire importante ou compliquée.

XXV PAR MANIÈRE D’ÉPILOGUE 1a4x6f

Quelques mois plus tard, au cours d’une perquisition faite au domicile d’un employé infidèle de l’istration des postes, je mis la main sur la lettre suivante ; elle semble indiquer qu’il y eut un dénouement heureux à cette sombre histoire.

« Édimbourg, le 9 mai 1900.

« Ma chère Louise,

« Vous m’accusez toujours de voir et d’entendre plus de choses que le commun des mortels. Je viens tout justement de saisir au vol un bout de roman que je veux vous conter. À vous de juger s’il y avait ici de quoi m’émouvoir ou si l’imagination m’a encore joué de ses tours…

« Vous savez que je me suis éprise radicalement des beautés de la chapelle de Rosslyn. Profitant de l’absence de mon mari, j’étais allée ce matin prendre quelques croquis encore de ce bijou de pierre qui m’enchante, lorsqu’un objet plus enchanteur peut-être vint un moment distraire mon attention. Une femme, une voyageuse comme moi, irait l’édifice ; elle aurait attiré les yeux les plus indifférents. Rarement ai-je vu autant de grâce et autant de beauté unies à autant de tristesse, une tristesse qui était une séduction de plus ajoutée à de pareils charmes. Pendant un bon moment je demeurai ravie à la considérer, et cela avec d’autant plus de plaisir que je reconnaissais, à divers signes qui ne trompant pas, une compatriote, une Américaine.

« Cependant je ne pouvais, sans impertinence, l’observer davantage ; m’arrachant à regret à la contemplation de ce chef-d’œuvre vivant, j’entrai dans la chapelle, et gagnant la crypte qui est située derrière l’autel, je repris la copie du petit chef-d’œuvre de sculpture entrepris la veille. J’étais seule, et bientôt absorbée dans cette tâche que j’aime, je me félicitais de pouvoir travailler sans être dérangée, lorsqu’un pas léger se fit entendre sur le dallage de marbre. Tout de suite, je devinai à une certaine harmonie rythmique que ce pas ne pouvait appartenir qu’à mon inconnue, et je me dis qu’elle avait trouvé un cadre digne d’elle : ce visage adorable, cette impériale silhouette glissant parmi les colonnes sculptées de l’exquise chapelle, ce devait être un spectacle rare !… J’étais prête à m’élancer. À ce moment un bruissement de jupes m’apprit qu’elle venait de s’asseoir sur un banc en haut de la crypte. Elle soupira douloureusement. Ce soupir me cloua sur place. J’hésitai à troubler intempestivement une tristesse si intense ; et tandis que je demeurais là incertaine, mon album et mes crayons en main, il se a une chose qui m’embarrassa davantage, ce qui, je dois le confesser, piqua en même temps ma curiosité…

« Quelqu’un avait franchi la porte ouverte de la chapelle. C’était un pas d’homme cette fois ; un pas décidé qui marquait autre chose que le simple intérêt du touriste. Le cri que ma belle irée ne put retenir, l’accent avec lequel il prononça son nom, me convainquirent que j’assistais à la rencontre de deux êtres qui s’aimaient et se retrouvaient après une longue et douloureuse séparation. Fallait-il, par discrétion, me montrer, er devant eux en me retirant ? Non. Plutôt surprendre leur secret que de troubler la minute divine du revoir…

« La première, elle parla :

« — Francis !… Vous êtes venu !… Vous m’avez cherchée !…

« Et lui, d’un accent où vibrait la plénitude de joie d’un cœur prêt à se rompre :

« — Oui ! je suis venu !… Je vous ai cherchée !… Je vous ai trouvée !… Pourquoi avez-vous fui ! Ne sentiez-vous pas que toute mon âme vous appelait, qu’elle allait vers vous comme jamais elle n’alla vers… elle ? Ne saviez-vous pas que ces yeux aveugles sont enfin ouverts, que ce cœur rebelle vous est entièrement soumis ?…

« Il se tut, peut-être pour la contempler, peut-être pour reprendre possession de soi.

« Elle murmura quelques paroles brisées où l’on devinait une joie sans mesure, une sorte de triomphe modeste, infiniment touchant chez une personne si belle. Mais soudain, comme si elle s’éveillait d’un rêve, elle s’interrompit avec un cri déchirant :

« — Impossible ! impossible !… Ai-je le droit d’être heureuse, alors qu’elle ?… Oh ! Francis, rappelez-vous !… Non… je ne puis… Elle vous aimait tant ! C’est cela seul qui l’a perdue !… Je dois à son souvenir…

« — Cora ! fit-il d’un ton d’impérieuse tendresse, je ne vous permettrai pas d’en dire davantage. Vous avez souffert, vous vous êtes sacrifiée plus qu’aucune sœur ne le fit jamais. Nous avons tenté, pour sauver la mémoire de notre pauvre égarée, tout ce qui était humainement possible… Paix à son âme. Mais en voilà assez. Il est temps de songer un peu à vous-même, de se rappeler que vous avez droit au bonheur ; et je connais assez votre âme généreuse pour savoir qu’il n’en sera pas de plus grand pour vous que de consoler un cœur meurtri… Cora, il n’est qu’une main qui puisse lever le nuage qui assombrit ma vie… cette main que je tiens – ah ! ne me la retirez pas ! – cette main le dissipera. Vous êtes mon espoir, le seul lien qui me rattache à l’existence. Je n’oserais plus affronter la vie sans la promesse que vous tenez dans cette main… J’irais, en détresse, à la perdition…

« L’émotion l’étranglait et il se tut. Bientôt pourtant, je l’entendis proférer, d’un accent profond et presque religieux :

« — Merci ! mon Dieu.

« Et je compris qu’elle avait tourné vers lui des yeux d’amour, ou que, comme seule une femme qui aime sait le faire, elle lui avait abandonné sa main.

« Peu après, je les entendis s’éloigner et sortir… »

Ce livre numérique 6z573s

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

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en mai 2025.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isa, Muriel, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Green, Anna Katherine. Le Médaillon in Le Temps, 18.12.1907 au 29.01.1908 (traduction : Henry Durand-Davray, édition originale : The Filigree Ball: Being a Full and True of the Solution of the Mystery Concerning the Jeffrey-Moore Affair, 1903). D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page est extraite du tableau Head of a Young Woman (1890) du peintre et graveur américain James Abbott McNeill Whistler (1834-1903), conservé au Smithsonian American Art Museum, Whashington, USA.

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[1] « Oncle » est une appellation qui était généralement réservé aux homme de couleur à cette époque. (adaptée par la BNR.)

[2] Il a été prouvé depuis, incontestablement que ces bougies ne furent jamais livrées chez M. Jeffrey. La vieille servante s’était trompée en croyant les voir ; ou bien, cédant au besoin de se tailler un rôle, elle inventa de toutes pièces l’incident. (adapté par la BNR.)