676e3r

Jacques Decour

(Daniel Decourdemanche)

PHILISTERBURG

suivi de Goethe et la jeunesse allemande

2025 (1932)

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Table des matières

Prélude. 3

[Journal]. 5

Goethe et la jeunesse allemande. 46

Ce livre numérique. 49

 

 

 

 

Au docteur A.

 

Ces notes sur un séjour en Prusse sont déjà un peu anciennes. Mais leur conclusion n’a malheureusement pas perdu son actualité. Elle se résume ainsi : le « rapprochement franco-allemand » est actuellement impossible, mais des concessions à l’Allemagne sont nécessaires.

Ces notes, rédigées sans le moindre souci des conséquences, n’ont rien d’un reportage. Elles ne recherchent pas l’objectivité, mais l’impartialité.

Philisterburg n’est pas l’Allemagne, pas plus que Lyon n’est la . Tous ceux qui céderont, à propos de mes remarques, au démon de la généralisation, ne s’en prendront qu’à eux-mêmes.

Juillet 1932

Prélude 37494e

Dans le train de Paris à Philisterburg.
Octobre 1930.

Nous avons quitté Paris de bonne heure. Le train semble plein de messieurs importants et graves, qui vont « brasser des affaires » à Berlin. Ils ont conscience de leur importance : ils plissent le front, ils échangent à voix basse des renseignements confidentiels, ils feuillettent des bilans de sociétés, ils ont un soupir amer au mot de désarmement.

J’ai deux de ces messieurs dans mon compartiment, ou plutôt, c’est moi qui suis dans le leur. L’un porte une belle paire de lunettes d’écaille et l’autre une belle paire de moustaches en bataille. Au début, ils m’ont toisé. Mais je les intéresse moins qu’eux-mêmes ; et ils se sont remis à jongler en paroles avec les millions des deux hémisphères.

Après les usines crasseuses, on découvre des campagnes molles et fraîches. Je tire un petit livre allemand et je commence à le lire. Cette brochure fascine immédiatement mes deux voisins. Je sens qu’ils brûlent d’envie de lier conversation. L’homme aux moustaches me lance un bon coup de pied dans la jambe et s’empresse de s’exc ; l’autre ouvre un étui à cigarettes et m’en offre avec un sourire paternel. Lui-même allume un cigare et me demande, en se renversant en arrière et en me soufflant au nez sa fumée âcre, si je vais en Allemagne. Je dis que j’y vais. Et… à quel titre, si l’on n’est pas indiscret ? À titre d’assistant dans un lycée. Assistant ? Oui, on donne des leçons de français. Ah ! Très curieux ! Très intéressant ! Tout à fait intéressant ! L’échange intellectuel des peuples ! Le rapprochement franco-allemand ! Mais avons-nous aussi de jeunes Boches dans nos lycées ? – Oui, il y a des assistants allemands.

L’homme aux moustaches secoue de ses vêtements la cendre de cigare qu’il y a fait tomber dans son excitation. L’autre médite. On dirait, si peu vraisemblable que ce soit, qu’il a une pensée dans la tête ; et soudain il prononce à voix presque basse :

— Jeune homme, vous partez en Allemagne ; vous avez une mission à remplir. Une mission sacrée ! Sitôt la frontière franchie, vous serez un des ambassadeurs de notre pays. Montrez-vous digne de ce rôle ! Partez là-bas comme nos Pères Blancs partent chez les sauvages, allez y porter la bonne parole !

— N’exagérez pas mon importance. C’est une chose infime que le travail de propagande dont un pion est capable, c’est une goutte d’eau.

— C’est avec des gouttes d’eau que nous formerons la mer qui noiera l’ignorance des choses françaises en Allemagne !

Mon vibrant interlocuteur n’est pas député, mais banquier. Aussi a-t-il le sens des réalités :

— Il y a un fait patent : les Allemands ont perdu la guerre. C’est eux qui l’avaient déclarée : qu’ils en ent les conséquences. Il y a, en ce moment, une bande d’agitateurs qui réclament à haute voix la révision des traités, des colonies, de nouvelles frontières, que sais-je ? Il ne faut rien leur donner ! Ils n’auront rien ! On connaît le système : ils en réclameraient toujours davantage. Quant aux paiements, il n’est pas question de les diminuer : que deviendrait la finance internationale ? Et ne sait-on pas que c’est grâce à elle que le monde marche ? Si les Allemands manquent d’argent, eh bien ! nous leur en prêterons.

— Avec intérêts ! ajoute l’autre.

Il part d’un rire gras, avale la fumée de son cigare, s’étrangle, est saisi d’une longue quinte de toux, et doit enfin essuyer ses yeux pleins de larmes. Son voisin s’est contenté de ricaner ; moi, je regarde le paysage.

La conversation reprend sur le même thème, avec des variations. J’écoute et j’acquiesce, l’air attentif et intéressé. Je voudrais pouvoir photographier mes interlocuteurs.

Ces messieurs ne vont pas à Berlin, mais à Liège. Avant de me quitter, ils me font bien des amabilités et des recommandations :

— Ne vous faites pas avaler par les Casques d’Acier !

— Faites-leur la leçon !

— Pas de révision !

— La sécurité avant le désarmement !

Ils ont fait leur devoir, leur devoir de banquiers et de Français. Ils me serrent énergiquement la main et s’en vont, sûrs et contents d’eux-mêmes.

Je n’ai pas été longtemps seul. Un homme d’une trentaine d’années, cheveux collés, grosses lunettes, col très bas, cravate énorme, est venu s’asseoir en face de moi. Au bout de deux minutes, il tire de sa poche des feuillets imprimés sur lesquels il inscrit des corrections au crayon bleu. Décidément mes compagnons de voyage semblent attacher du prix à mon opinion ! J’en suis tout fier ; je me rengorge. Celui-ci pourtant, moins familier que les précédents, ne désire pas entrer en conversation. Il préfère m’écraser de la supériorité qu’il se donne, me dominer de son arrogance de journailleur. Mais, comme il importe tout de même que je sois mis au courant de ses talents, il quitte le compartiment sous prétexte d’aller au wagon-restaurant et abandonne sur la tablette ses précieuses épreuves.

D’abord, je me promets de ne pas les regarder. Que me veut la prose de ce niais efféminé ? Je fixe résolument les usines essoufflées, les églises vermoulues, les cimetières effeuillés que nous frôlons. Mais les papiers sont toujours là ; je m’aperçois que je n’ai pensé qu’à eux ; et soudain, sans chercher d’excuse pour ma faiblesse, j’y jette les yeux. Cela s’intitule : Lettre aux Allemands, et ressemble à une profession de foi. Il y est aussi, en un sens, question de rapprochement franco-allemand. Voici à peu près ce que j’ai pu lire :

« L’Humanité est sous le signe de la paix. L’esprit international remplace l’esprit national. Plus de frontières, elles offusquent l’esprit souverain. Plus de nations ! Je ne suis pas Français, je me moque de la , je me suis naturalisé Européen.

« Allemands ! Nous sommes partis en guerre contre la guerre. Ne souffrons pas plus longtemps des fautes de nos aînés.

« Franchissons le Rhin, frontière détrônée, en cohortes pacifiques. Unissons nos deux forces en une force plus grande. Créons, par la fusion de la culture latine et de la culture germanique, la plus sublime race d’esprits, créons la culture européenne. »

Je n’en ai pas lu davantage – mais peut-être était-ce la fin du morceau ? Il m’a semblé que cela suffisait. Quand l’auteur est revenu du wagon-restaurant, il a scruté l’expression de mon visage, mais, j’ai pris l’air encore plus bête que d’habitude. Alors il a enfermé ses épreuves dans son portefeuille, mais il a ouvert un livre dont il m’a d’abord caché le titre pour exciter ma curiosité et qu’il m’a laissé lire ensuite.

J’ai d’ailleurs oublié ce que c’était.

Il ne s’est rien é d’autre pendant le reste du voyage. Nous n’avons pas échangé une parole. Je suis descendu, dans la nuit noire, à Philisterburg, en laissant le jeune Européen occupé à se curer les ongles.

[Journal] 623o66

Philisterburg, 14 octobre 1930.

Philisterburg est une ville de trois cent mille habitants, située au nord-ouest de la Prusse, du côté de la Silésie. Cathédrale gothique, betteraves, statue de Luther, étalons, poux de sacristie. Spécialités : coton, matraques, chocolat, casques d’acier, etc. Ancienne citadelle démantelée par le traité de Versailles et remplacée par des jardins publics. Grands hommes nés à Philisterburg : néant.

Je copie ces notes à la hâte et sans ordre dans le Bœdeker. Je n’ai encore rien vu de Philisterburg : j’écris dans ma chambre d’hôtel sur la place de la gare. Sur la fiche de police, je me suis inscrit comme « professeur d’échange », car, moi aussi, j’ai mes petites satisfactions de vanité.

Maintenant, il pleut doucement. Les tramways tournent le coin en grinçant, et les autos, de lourdes guimbardes disgracieuses, lancent leur cri sourd et nostalgique. Sous le porche de la gare, les porteurs graves et casquettés sont transis de froid. Au milieu de la place, un agent se tient raide et obtus, avec son casque monumental de cuir bouilli et ses bottes courtes destinées aux fesses communistes. Il e une auto toutes les minutes : le policier pivote sur ses talons, étend les bras comme un sémaphore, et l’auto e devant lui. Je vois cela de ma fenêtre d’hôtel mouillée de pluie, installé devant un café au lait, ou plutôt devant une chicorée au lait.

Je suis encore tout épuisé à cause de ma nuit, qui a été dramatique. Je me suis senti résolument Français en présence d’un drap qui ne bordait pas, installation qui ravit les Prussiens. Le lit, au surplus, ne valait pas mieux qu’une table d’opération, et l’on n’y dormait pas aussi bien. Je e le billard quand il s’agit d’y jouer un quart d’heure, je trouve déplaisant d’y coucher toute une nuit. J’ai dû, en outre, organiser de constantes poursuites à la recherche de cette sorte de sac bourré de plumes que les gens d’ici voudraient faire er pour un drap, ou peut-être une couverture : cet objet, qui n’est pas plus large que le lit et s’envole au moindre geste, joue le plus souvent le rôle de carpette.

Il est dix heures. Je vais aller voir le directeur du lycée et chercher un logis.

 

14 octobre (10 h du soir).

J’ai vu le directeur. C’est un homme d’une soixantaine d’années, qui a une tête de moins que moi, pas de cheveux, une figure osseuse couverte d’une barbe grise de trois jours. Un costume à carreaux gris crasse, avec des pantalons trop longs qui tombent sur des bottines à élastiques. C’est l’homme le plus agité que j’ai vu. Je l’ai attendu trois quarts d’heure sur un sofa défoncé, dans son bureau ; sur le mur, les portraits à l’huile des anciens directeurs de l’établissement : mines de cuistres habitués à manier le fouet et la gaule ; sur sa table gigantesque, un monceau de lettres, de cahiers, de livres, dans un désordre complet.

Le docteur Bär est entré brusquement, s’est rué sur moi la main tendue, en disant : « Comment ça va, à Paris ? »

C’est un homme très fatigant. Il a la maladie de se donner de l’importance et d’en donner par voie de conséquence à tout ce dont il s’occupe. Il a une mâchoire extrêmement souple à la Grock ; dès qu’il a une question à résoudre, il saisit son menton à poils gris dans sa main droite et fait les cent pas dans la pièce, le coude en avant. Ses dents sont ce qu’il a de plus pénible à montrer : il a deux incisives fausses qui se sont détachées des gencives et ne doivent tenir que par un élastique ; quand il parle, on les voit monter et descendre. À cause de ses dents mobiles, il n’est pas maître de sa salive ; et, souvent, au milieu d’une belle période, elle tombe en un long filament sur le revers de sa veste.

Le Dr Bär m’a gardé pendant deux heures. Au bout de cinq minutes, j’ai vu qu’il ne savait guère d’autres mots français que ceux par lesquels il m’a salué en entrant : « Comment ça va, à Paris ? »

Il a été bienveillant, paternel, mais très bavard. Il dirige deux lycées à la fois, et donne, par surcroît, environ douze heures de cours par semaine ; il enseigne l’allemand, le latin, le grec, le français, les mathématiques et surtout la religion. C’est un homme universel : il peut bavarder sur tout. Il m’a aussi beaucoup questionné sur moi-même. Il voulait savoir quelles études j’ai faites et quelle est mon idée du professorat. Il a été stupéfait d’apprendre que je ne suis pas spécialisé à la fois dans l’histoire naturelle, le latin et la gymnastique ; en Allemagne, chaque professeur est obligé d’enseigner trois matières différentes. Quant au métier, c’est pour lui un sacerdoce, c’est une des plus belles professions qui soient : élever la jeunesse, former des hommes, montrer aux adolescents les voies du vrai et du bien, pour qu’ils sachent se diriger dans la vie et accomplissent notre mission sur terre, qui est d’être des individualités morales.

Ainsi, je sais tout de suite à qui j’ai affaire et de quelle corde il faut jouer pour toucher le Dr Bär.

Il a été intarissable sur ce sujet. Pendant qu’il parlait, à onze heures, une longue sonnerie a fonctionné dans tout le lycée : c’était le signal de la récréation.

Les écoliers d’ici ont cinq heures de classe par jour, de huit à treize, et pas de jeudi. Je les ai vus par la fenêtre du directeur. Les petits m’ont paru comme chez nous, ils ont les mêmes jeux, la même vivacité, la même joie. Mais les plus âgés ne jouent pas ; ils se promènent lentement, la mine grave, en de sévères entretiens. Ils ressemblent à des juges qui délibèrent, ou à des pingouins. Ce qui est certain, c’est qu’ils se donnent de l’importance.

Le directeur me les a montrés d’un geste de semeur :

— Tenez, voilà ma vie ! Voilà notre vie ! Voilà notre apostolat. Il n’y a rien au monde de plus beau que d’élever la jeunesse. Une tâche sacrée, une tâche noble, grave, et nécessaire. Je le dis souvent : dans l’État, les éducateurs ne sont pas moins responsables que les représentants de la nation. Ils sont, eux aussi, les représentants de la nation, qui les délègue pour aider ses forces à venir à l’ascension vers l’idéal moral… Mais tout le monde ne peut pas élever la jeunesse. Il ne suffit pas de talent ni de savoir, il faut de l’amour !

« L’amour de la jeunesse, première qualité du pédagogue. Qu’on n’entende plus de ces expressions méprisantes qui déchirent les oreilles d’un homme digne de ce nom : « Schülermaterial[1] ».

« Non, je le dis souvent : la jeunesse vaut mieux que sa réputation… Et les règles du directeur d’âmes qu’est un professeur sont aimer, aider, connaître et comprendre. »

J’ai écouté sans un mouvement cette instructive harangue. Tout mouvement eût, d’ailleurs, été inutile. Quand le Dr Bär est parti, on ne l’arrête plus.

Il m’a enfin rendu aux rues de Philisterburg. Il ne m’a donné aucun renseignement sur mes occupations futures.

Je suis seulement convoqué pour après-demain lundi, à huit heures.

La ville n’est pas belle, du moins à mon goût. Les maisons sont peintes en vert, brun ou rose, et le plus souvent en lie-de-vin. Pas de contrevents aux fenêtres, mais des cactées et des géraniums poussiéreux. Je n’ai pas vu une seule maison du Moyen Âge, comme je m’y attendais. Il y en avait autrefois, mais on les a brûlées, paraît-il. On les a remplacées par des bâtisses plus récentes. Les gens du métier disent qu’elles sont du style baroque, mais, j’ai eu peine à comprendre, en les voyant, qu’on puisse appeler ça un style. Sur la place du marché, j’ai surtout iré une vieille fontaine « de l’époque », un bar automatique dernier modèle et quelques « maisons de patriciens ». Patriciens de la betterave, du coton à repriser et des rince-bouteilles ! L’une de ces maisons a d’ailleurs été transformée en banque, ce qui est normal. Mais une autre abrite une pharmacie, ce qui en dit long sur la situation sociale des pharmaciens dans cette ville. J’ai voulu voir cet homme riche. Il m’a vendu une minuscule fiole de teinture d’iode pour six francs. Il est d’une suprême distinction d’allures et de langage, et beaucoup mieux habillé que le Dr Bär.

En face, il y a l’hôtel de ville, d’un beau style philisterbourgeois. Les couleurs en font toute l’originalité : haricot rouge et sang coagulé.

Il était midi et demi et j’ai cherché un restaurant. La brasserie où je suis entré était vide. On m’y a servi de la mauvaise bière très coûteuse et un repas médiocre très bon marché. Un bouillon graisseux, de la viande nerveuse, des pommes de terre à l’eau à la place de pain, un petit cône de gélatine élastique en guise de dessert.

L’Oberkellner (tout le monde l’appelle avec respect Herr Ober, même dans le plus minuscule caboulot) a daigné converser avec moi. Nous avons parlé de la crise, du temps qu’il ferait, de la crise, du nageur Rademacher, de la crise, du lycée où je vais travailler, et qui est le meilleur de la ville, de l’avarice des consommateurs, et aussi de la crise.

Pas un instant je n’ai pensé que ce gros homme solennel qui suait lugubrement pouvait, en me parlant si gracieusement, n’avoir en vue que le pourboire. Et, en effet, le pourboire était porté d’avance sur la note. Voilà qui préserve sagement la dignité prussienne. Les gens d’ici sont, au moins sur ce point, plus fidèles que les Français aux principes de la déclaration des droits de l’homme[2]. J’en parlerai au Dr Bär pour qu’il me fasse un sermon.

 

Le lendemain.

Je me suis arrêté hier, parce que je ne pouvais plus résister au sommeil. Maintenant que, de nouveau, une journée s’est écoulée, je me sens de plus en plus sous l’influence prussienne. Je viens de relire ce que j’ai noté hier soir et cela m’a inspiré beaucoup de mépris. Lu par un Prussien, cela représenterait un document typique de ce que, je le sens, on appelle ici le caractère français. Je ne veux pas faire la comparaison des deux « caractères » (s’il n’est pas absurde de faire de pareilles abstractions) ; mais la figure que je me suis donnée hier est déjà très loin de moi. C’est le Français qui, dans tous ses voyages, reste Français. Il ne comprend pas grand-chose, parce qu’il ne veut pas chercher à comprendre, il juge de tout au nom d’un idéal, d’un canon (ainsi les Allemands reprochent à nos classiques leur « dogmatisme »), il rit de tout parce qu’il en juge trop vite. La plus grande intelligence, dit Larbaud, est de ne rien trouver ridicule. Mea culpa.

Ce personnage, je me le suis joué sciemment. Car il y a Goethe, l’homme qui veut embrasser d’un seul regard tous les éléments opposés de l’univers, l’homme qui ne rit pas, qui défend de rire[3] – mais de l’autre côté il y a Heine, qui fait des plaisanteries, des cabrioles, des farces et que nul conseiller aulique ne prendrait au sérieux. Ce sont deux attitudes. Puissent-elles ne pas s’exclure ! Il existe de chacune d’elles une caricature. Goethe est inimitable. Mais le bourgeois prussien (ou si l’on veut le Philisterbourgeois) a bien du mal à le comprendre, et le singe. Ce sérieux devant la vie, cette noblesse d’attitudes morales, ce goût de la sentence, cette iration panthéiste de la nature, ce sont des grotesques chez vous autres. L’image que vous vous faites de lui, c’est celle qu’en donne le misérable Eckermann, c’est la plate caricature d’un grand homme.

La caricature du type « Heine », je viens de la faire : c’est l’image du Français hâbleur et superficiel.

ons sur ces déformations : les deux types restent en présence. Ils sont irréductibles. Ce qui me fait rougir de mes pages d’hier, c’est que j’ai pris, je ne sais comment, conscience de ma responsabilité ! Ce point d’exclamation, c’est Heine qui le met, car il trouve, et je suis de son avis, que rien n’est ridicule et parfois odieux comme les gens qui se donnent de l’importance. Le sentiment de la responsabilité, ou plutôt le goût d’en parler, est spécifiquement prussien. Rien n’est ridicule et pitoyable comme de tout prendre au tragique. Mais je trouve odieux ceux qui prennent tout à la légère, comme la caricature du Français.

Si sceptique, si supérieur au réel que l’on soit, il faut croire à certaines choses sacrées. Stendhal, Heine ne me plairaient pas sans ce coin de ferveur.

Concilier les deux attitudes, le sourire de Heine et la gravité de Goethe, ce serait peut-être atteindre la note juste. J’aurais peu d’entrain à noter d’un ton significatif d’infimes détails observés et à en tirer des conclusions prétentieuses et prématurées : je ne suis pas un reporter et j’ai horreur de parler de ce que j’ignore. Je ne suis pas venu ici pour faire trois mille kilomètres en huit jours et arroser les dociles lecteurs d’un quotidien d’idées sottes et dangereuses[4].

La plupart des idées fausses qui circulent viennent de généralisations absurdes, qui ont pour origine une vanité sans bornes. (Tout le monde se moque de l’Anglais aux femmes rousses, mais tout le monde l’imite.) Les généralisations impertinentes viennent de la croyance au progrès et à la quasi-divinité de l’homme dans la nature. Ici Goethe s’écrie : de la modestie dans l’observation du réel ! Mais voilà justement le difficile.

Se soumettre à l’objet, tâcher de ne pas ratiociner, c’est ce que ne peuvent pas les êtres à qui des professeurs de rhétorique ont appris à prendre le plus petit fait réel pour matière de développement.

Pour barrer la route aux raisonnements dans le vide, j’essayerai de ne noter ici que de petits faits vrais. Parfois la conclusion viendra d’elle-même ; mais je ne veux pas être tendancieux dans le récit et laisser une conclusion évidente non formulée par lâcheté. Rien que de petits faits vrais. Ils vaudront par eux-mêmes ; pour qui voudra se faire une idée générale de l’Allemagne, ils ne vaudront rien. Pour décourager les généralisateurs, j’insiste sur ceci : je suis à Philisterburg et je n’en bouge pas. Ce n’est pas l’Allemagne, mais la Prusse, et, bien entendu, ce n’est pas la Prusse tout entière. Dans quelle mesure cette ville industrielle de 300 000 habitants est représentative, voilà ce que j’invite les journalistes à déterminer.

Une fois pour toutes, je me fais à moi-même la sommation de considérer tous les faits que je noterai comme particuliers.

Quelquefois, j’aurai une opinion. Je la dirai. Mais elle sera, comme toutes les opinions, insuffisamment fondée : aussi n’aura-t-elle pas le désir de persuader ; elle sera là pour donner de l’air, pour ne pas laisser rouiller la précieuse machine à raisonner dans le vide.

Je n’ai pas la niaiserie de croire à l’objectivité. J’ai une opinion préconçue. Je l’ai obtenue négativement par élimination. Je suis vacciné contre la peste du nationalisme. Si j’ai du parti pris, c’est pour l’Allemagne. Je me moque bien des discours sur le caractère germanique et le caractère latin, sur le rapprochement franco-allemand, etc. Ce sont des motifs à développements. Comme j’aime l’Allemagne que je connais, celle de quelques livres, je souhaite évidemment ce fameux rapprochement, comme je souhaite aussi, de tout mon cœur, les États-Unis d’Europe.

Je sais qu’il est facile de ricaner en parlant d’utopie. Les idéalistes appellent cette attitude « grossier matérialisme » ou « rationalisme vulgaire » ; il faut, en effet, se méfier de ce ricanement : il est stérile.

Je le crains autant que l’idéalisme de l’astrologue (qui est peut-être, en un sens, l’être le plus noble, mais qui ne vaut rien pour la terre). Entre les deux, je veux respecter les faits ; aussi ai-je pris le parti de venir y voir. Mes idées préconçues, je les connais, je tâcherai de les neutraliser.

Je me suis déjà reproché le ton des premières pages. Il avait deux défauts principaux ; on eût pu croire que c’était de la littérature (au sens péjoratif du mot), et ces plaisanteries, souvent guindées, prêtent le flanc aux interprétations de certains lecteurs de l’Écho de Paris et autres feuilles dont j’ai le nom sur les lèvres. Leurs journaux et le néfaste oncle Hansi ont dicté à ces êtres l’attitude suivante : les Allemands sont les Boches (autrefois, on disait aussi : Goths, Teutons, Prussiens, mais Boche a prévalu ; je l’ai entendu dire par des hommes dont j’avais eu la meilleure opinion jusqu’à ce moment) ; ce sont nos ennemis héréditaires, ils ne songent qu’à s’agrandir à nos dépens et rêvent d’étendre leur domination sur le monde entier (on reconnaît ici la prose des journaux : ceci étant le résultat des vers tonitruants et grotesques d’une tête chaude appelée Hoffmann von Fallersleben) ; ils ne parlent que de Kultur, ce qui est synonyme de « botte allemande » ; ils fument le cigare, boivent de la bière, ont des lunettes et des crânes chauves, etc. Ils volent les inventions des autres et s’en attribuent le mérite ; ils sont hypocrites, sournois, orgueilleux, pédants, tatillons, etc. C’est l’image traditionnelle de l’Allemand tel qu’on se le figure en sur le témoignage de gens portés à généraliser avec plus ou moins de bonne foi. Je n’éprouve pas le besoin de compléter ce portrait ; il existe très précisément, à quelques détails près, dans l’imagination de tous les Français.

Il est ridicule[5] de croire, comme certains partisans du « rapprochement », que trois toasts dans un banquet et des embrassades par lettre font quelque chose pour le rapprochement. Ce sont soûleries d’intellectuels. La dernière guerre a montré de quel côté étaient les intellectuels allemands. Et les socialistes.

Ce qui est plus grave que cet aveuglement, c’est l’injustice consciente de certains Français. Sont-ils assez bêtes, ou assez malveillants pour croire exacte l’image qu’ils se font des Allemands ?

Je ne sais pas encore ce que je verrai, mais j’aime mieux les prévenir dès maintenant que je n’apporte pas de l’eau pour leur moulin.

Je me suis promis de donner des faits vrais. Jusqu’à présent, j’ai surtout raisonné. Défaut d’unité. Mais je n’ai pas l’intention de faire une œuvre d’art.

 

18 octobre.

Je suis en retard de plusieurs jours. J’ai une grande répugnance à tenir ce journal. J’ai moins de goût que Stendhal pour l’égotisme ; et puis, tenir un journal, c’est supposer que l’on se donne de l’importance. Chaque soir, je me dis : cela n’aura aucun intérêt, même pour toi. Et je préfère dormir. (Tout cela vient de ma manie raisonnante. Je me fais l’effet de vouloir briller et je ne suis pas fier de moi. Mais impossible de renoncer à ces intrusions : je ne crois pas au spectateur pur.) Désormais, je viendrai à la brasserie – c’est l’atmosphère qui convient. Écrire au café me paraît d’ailleurs profondément contraire aux idées philisterbourgeoises.

J’ai « pris mon service » au lycée de la cathédrale. C’est un bâtiment de briques rouges, construit vers 1880. Il date de l’époque prospère où l’on avait beaucoup d’argent et très peu de goût. C’est un ancien lycée royal. Comme il n’y a plus de roi de Prusse, on l’appelle, maintenant, lycée d’État, les lettres « KGL » (königliches) ont été grattées sur la façade et caviardées sur le papier à lettres.

Le directeur m’avait dit de l’attendre dans la cour. Je m’y suis tenu tandis que les élèves arrivaient un par un. Ils ont des casquettes blanches avec un petit ruban noir, blanc et rouge. C’est le modèle réservé au lycée de la cathédrale, – le liseré tricolore indique que c’est un lycée d’État (il devrait être noir, rouge et or).

La ville est pleine de potaches casquettés de jaune, de vert, de bleu, de rouge et d’orange. Ce sont les autres établissements d’instruction publique. Il me paraît impossible de supprimer ces casquettes. Elles constituent le siège de la Dignité (sentiment qui correspond ici à l’anglaise respectabilité). Deux écoliers qui veulent se battre commencent toujours par s’en défaire. C’est plus qu’un ornement, plus qu’un insigne, c’est un emblème. Or, le lycée de la cathédrale e pour le meilleur, et le Dr Bär, qui en est fier, a coutume de dire à ses élèves – c’est lui qui me l’a répété : « Ayez le cœur aussi blanc que vos casquettes ! » (La plupart sont d’un gris qui commente la crise financière.)

Quant aux casquettes en général, elles sont ici d’un modèle à peu près unique et très particulier. J’ai vu peu de casquettes souples, on en porte surtout de rigides, vastes, imposantes, avec une visière de cuir. Cette casquette, qui est plutôt un képi, donne tout de suite aux vêtements l’aspect d’un uniforme.

On en voit non seulement aux facteurs, aux employés du chemin de fer et du tramway, mais, même le boueux qui met le crottin dans une petite voiture à deux roues s’en pare avec fierté. Quel goût du titre, de l’étiquette ! C’est dans le même esprit qu’on appelle ici l’ouvrier électricien « technicien de l’électricité », que l’homme qui vous rabote une planche s’intitule maître menuisier, le concierge intendant, etc. En les domestiques, pris d’une crise de vanité, exigent le titre d’employés de maison. En ne le leur accordant pas, on se montrerait plus sot qu’eux.

Il y a ici un goût évident pour la casquette en tant que signe corporatif. On aime les casquettes comme d’autres les boutons. L’individu le plus pauvre, celui qui se tient le plus bas dans l’échelle sociale actuelle (le boueux, par exemple) reçoit de sa casquette rigide un rang, une fonction publique, un rôle social, une personnalité. En , ce serait un pauvre type à l’aspect de clochard ; ici, c’est un employé. On peut supposer que même les ramasseurs de mégots ont cette casquette imposante.

Jannings a tourné autrefois un film qui montrait l’effet de l’uniforme sur la personnalité : Le Dernier des Hommes ; il semble qu’ici le costume soit une partie importante de l’individu. C’est un rempart contre l’extérieur.

 

Il contribue en tout cas à donner la conscience de classe (ou de groupe) et à combattre l’individualisme. La casquette blanche des Domschüler favorise évidemment les sentiments collectifs. C’est trop clair pour que l’on insiste. Mais je vois là une tricherie des éducateurs de cette jeunesse. Ils tendent à créer, par ce stratagème de l’uniforme, des groupes sociaux différenciés. Même lâché dans la rue, l’élève du Dom est encore extérieurement – et par conséquent intérieurement – élève du Dom. Cette qualité représentée visiblement par la casquette, fait équilibre à celle de jeune citoyen libre, fils de M. K…, pharmacien, et se destinant à la magistrature. Il y a une contrainte morale de la casquette. Elle a été prévue par les inventeurs du système qui voulaient peser par là sur l’âme des élèves et qui savaient trouver la docilité désirée. Cela n’est pas particulier à Philisterburg, ni à l’Allemagne. Ailleurs aussi l’on sait embrigader : casquette à velours bleu de Sainte-Croix, etc.

Les élèves de la cathédrale ont d’autres insignes. Quelques-uns les empochent au moment où ils franchissent la grille. S’agit-il de sociétés de gymnastique ? J’en parlerai au Dr Bär.

À huit heures, cet excellent homme est venu me chercher. En me voyant, il a fait un grand geste du bras, le geste du grand-père qui accueille avec joie sa nombreuse descendance.

— C’est bien d’être là ! s’est-il écrié.

— Je suis à vos ordres ! (inclination déférente).

Il était vêtu d’une façon qui lui convenait parfaitement : une longue jaquette cintrée et un antique pantalon à raies qui retombait en vastes plis sur des bottines à élastiques. Ses yeux, qui flamboyaient, son faux col et ses ongles sales, sa parole drue et recherchée, sa salive qui coulait : il ressemblait singulièrement à sa caricature.

— Venez !

Il m’a introduit, en me forçant à er devant lui (vous êtes notre hôte !) dans le lycée aux murs verts et rouges, puis dans une pièce à trois fenêtres où quarante professeurs conversaient d’un air grave. Il m’a mené de l’un à l’autre. Chacun d’eux joignait les talons, s’inclinait et se nommait. Je n’ai retenu aucun nom, j’ai seulement pu compter vingt-cinq lorgnons ou lunettes et quinze crânes. Après la représentation, comme je me tenais gauchement dans un coin, on est venu voir la bête curieuse. Ils ont été très gracieux. Ce sont tous d’anciens combattants et chacun d’eux connaît à fond quelques kilomètres carrés de la .

— Je suis resté trois ans dans votre beau pays, dit l’un, puis j’ai été fait prisonnier.

— De la chance.

— Ce n’en est pas une que de ne pouvoir faire son devoir.

Un autre :

— Je connais bien Paris, j’y vais chaque été ; j’y loge au Quartier Latin et je mange au Bouillon Chartier ; c’est magnifique !

Un autre me raconte un jeu de mots français que je ne comprends pas. Ils sont tous émerveillés que je sois de Paris.

Une longue sonnerie. Professeurs et élèves montent à la salle des fêtes, dite aula.

Tous les lundis, on s’y recueille pendant dix minutes. Ici, pas de loi Combes.

C’est une grande salle rectangulaire avec des bancs installés en fer à cheval autour d’un pupitre surélevé derrière lequel s’installe, l’air confit, le Dr Bär. Dans le fond, un orgue. Les professeurs (dont moi !) s’asseyent sur des chaises le long du mur. On me e un livre de cantiques, l’orgue prélude, et l’on chante. J’ai, me semble-t-il, encore plus d’entrain que mes voisins. Je hurle. Les élèves me regardent. Ils paraissent s’attendre que chacun de mes gestes soit représentatif. Voilà vingt ans que les Philisterbourgeois n’ont pas vu de Français, et je vais leur servir d’exemple pour un nouveau cycle d’années. Aussi tâcherai-je de me bien tenir. Il faudra me payer pour me faire dire du mal, ou même la vérité sur les Français.

En attendant, je chante un cantique luthérien avec beaucoup d’ardeur, pensant me faire bien voir. Mais que diront-ils, au fait, ces champions de la religion évangélique, d’un catholique si prompt à fraterniser avec les réformés ?

La musique cesse. Le Probst (directeur) découvre son visage qu’il tenait caché dans ses mains.

— Nous nous entretiendrons aujourd’hui, mes chers élèves, de cette parole de la Sainte Écriture… (tout le monde se lève) :

« Mon Dieu, tu es mon repos, mon soutien et ma consolation. (On se rassied.)

Puis, après un moment de recueillement, il commence ex abrupto :

— Qu’est-ce que le monde sans Dieu ? Qu’est-ce qu’un homme sans Dieu ? Le monde sans Dieu n’est pas autre chose que le néant. Un homme sans Dieu n’est pas un homme. Pouvez-vous, un instant, mes chers élèves, vous représenter ce que serait le monde où nous vivons si l’on pouvait en supprimer par un acte arbitraire, le créateur, l’âme, la raison d’être ? Le monde sans Dieu, ce serait une machine sans constructeur, de la matière sans vie, une locomotive sans conducteur. Ce serait le désordre, l’informe, l’inepte : le chaos. On frissonne en songeant à de pareilles images. Car de quoi serait-il peuplé, ce monde absurde ? D’hommes sans Dieu. D’hommes sans Dieu, c’est-à-dire sans morale, sans vie. Ce produit-là, hélas ! nous le connaissons tous, nous l’avons tous rencontré sur notre chemin, avec son sourire amer et sarcastique, sa négation perpétuelle, sa confiance immense et prétentieuse en sa petite raison. Cet être existe, pour son malheur. Il faudrait en avoir pitié s’il n’était pas si dangereux, si pernicieux pour les âmes faibles. Ce malheureux sans foi ne mérite pas le nom d’homme. Car, pourquoi sommes-nous sur la terre, sinon pour nous approcher de Dieu en devenant des hommes moraux ? Pour cet individu, il n’y a rien de sacré. Il n’a pas de foi, donc pas d’espérance. Comme il n’espère pas, il n’agit pas, il sombre dans la plus noire inaction, dans le plus bas matérialisme. Le malheureux ! Comment a-t-il le courage de vivre ? Nous le voyons, désespéré, sans énergie ni courage, recourir au moyen décevant du plaisir. Sans cesse harcelé par la peur de la mort, incapable d’entreprendre quelque chose de grand, abattu par ses insuccès, il ignore le sens de ces mots magnifiques : prière, recueillement. Il ignore la présence de l’Ami, il ignore le sens de la vie.

« Mais, nous, nous avons recueilli la Parole, et nous savons que nous possédons en Jésus un repos, un soutien et une consolation.

« Après une longue journée de travail accompli dans le respect du devoir, l’homme se sent las… »

Je n’ai pas le courage d’en écouter davantage. Les élèves semblent très attentifs. À bien les regarder, je m’aperçois qu’ils somnolent. Que peut-il y avoir dans ces têtes ? Je suis tenté de me poser cette question dénuée de sens. Je ne les connais pas. Ils ont, malgré la loi de l’identité de la nature humaine (bien trop négligée actuellement) encore bien des secrets pour moi. « La jeunesse allemande. » Je suis près de m’imaginer qu’elle est là, en face de moi, représentée par ces cinq cents lycéens qui ont déjà cessé de me regarder. Ils m’intéressent, ils m’intriguent parce qu’ils sont allemands, que je voudrais savoir ce qu’ils pensent et comment ils pensent. Les enquêtes des livres, des journaux ? Intentionnellement ou non, la vérité y est toujours plus ou moins déformée. Rien n’est plus difficile que d’arriver en Allemagne sans idées toutes faites.

Par je ne sais quel préjugé, je m’attends à trouver ces écoliers plus sérieux, plus profonds que les nôtres. En les observant, je vois à certains, malgré la coiffure, des visages intelligents, sinon vifs.

Par la fenêtre, j’aperçois une petite maison carrée d’un étage, avec un perron et, au fronton, un bâton de trois mètres surmonté d’un aigle doré. C’est le bureau des finances ; Hindenburg y a vécu, m’a-t-on dit, lorsqu’il était gouverneur de la citadelle.

Le Dr Bär parle toujours. J’écoute sans essayer de comprendre. Ce n’est pas le ton pathétique, tour à tour larmoyant et vibrant, d’un de nos prédicateurs dressés aux effets de théâtre par un Denis d’Inès. La voix est plus uniforme, le débit moins irrégulier. L’orateur veut moins émouvoir que convaincre. Il est enthousiaste et grandiloquent, mais on sent qu’il est sincère.

Le directeur Bär est un homme irablement simple et logique. Il me semble que, pour l’avoir vu deux fois, je le connais tout entier, avec toutes ses réactions possibles. Il ne me donne pas envie de rire. J’ire qu’il existe des êtres qui sont ainsi tout d’une pièce, des êtres qui ont pris parti une fois pour toutes et qui mesurent tous leurs actes, tous leurs jugements à cette échelle unique et définitive. Il y faut un entêtement, ou un aveuglement, ou encore un héroïsme qui a, certes, du sublime.

Ce qui m’étonne, c’est que le directeur Bär existe en 1930. Qu’il existe en tant que directeur, qu’il soit parvenu, dans la jeune république allemande, à ce poste élevé, un tel type de pédagogue, dans l’Allemagne d’après-guerre, quoi de plus intempestif ?

C’est, à mes yeux, l’idéaliste au mauvais sens du terme, l’astrologue, l’homme qui se paye de mots, qui donne dans tous les panneaux pourvu qu’ils soient abstraits. Si l’on ne veut pas tenir compte du réel, que l’on vive sous cloche : sinon, c’est s’exposer à la démesure. La démesure est le fait de tous ceux qui ne vivent pas sur terre, tout en y vivant. Elle ne peut pas être tragique : ce temps-ci est trop conscient, elle est donc ridicule. Chez le Dr Bär, elle est l’une et l’autre.

Quoi qu’on dise, il faut commencer, si l’on ne veut se nier soi-même, par le respect du réel (je ne dis pas soumission[6]). Voilà dans quelle mesure je puis considérer le point de vue de l’adolescent comme déé. C’est dans le sens de la modestie. C’est aussi conforme au développement organique de l’individu.

 

Quelques jours plus tard.

Il me reste encore à noter une « prise de  » (style de journaliste) avec les élèves, et mon emménagement. Si j’avais le courage de lire ce qui précède, j’y trouverais sans doute, autour du noyau des petits faits réels, une épaisse couche de faits mentaux : peu de substance et beaucoup de bavardage.

La péroraison du sermon, l’autre jour, m’a surpris. Brusquement, le Dr Bär, en « enchaînant », a récité, en martelant les mots, le Pater Noster allemand. C’est un très beau texte, infiniment mieux rythmé et plus poétique que le nôtre. Ce n’est pas un bêlement monotone, mais une vraie prière.

À la sortie, on se pressait aux portes étroites de l’aula. Je me suis trouvé à côté du directeur et lui ai dit – quelques élèves tendaient l’oreille :

— Je vous remercie pour ce beau sermon ; je n’en ai pas encore entendu de pareil.

— Ah ! vraiment ? Il n’y a pas de religion dans vos lycées ? Ah ! oui ? Très intéressant ! Vous voyez comme ce sera curieux et instructif pour vous de comparer les institutions et les coutumes des deux pays. Voici ce que je me propose de vous faire faire. Pendant quelque temps, vous assisterez simplement aux classes en auditeur. Venez chaque jour, de huit à dix par exemple, et vous choisirez vous-même ce que vous voudrez entendre.

Avec son grand geste du bras, il hèle un professeur qui descend l’escalier près de nous : M. le Conseiller d’études Apel !

Le professeur s’approche. Je reconnais en lui l’organiste de tout à l’heure. Avec ses cheveux hirsutes, ses yeux goethéens derrière les lunettes, il a une physionomie géniale. Bien entendu, il est mal vêtu, en sorte qu’il ressemble un peu trop, lui aussi, à un type d’homme que l’on connaît, ou que l’on imagine volontiers. Il est impossible qu’un tel visage n’ait pas aussi une foi, mais, d’avance, je ne sais pourquoi, je suis disposé à ne pas en sourire.

— Quelle classe avez-vous maintenant ? demande le directeur.

— Histoire.

Le Dr Bär me laisse entre les mains du Dr Apel.

— Pouvez-vous me dire ce que signifie conseiller d’études ?

— C’est un grade. Après l’examen d’État, on est assesseur, puis référendaire, puis conseiller, et certains finissent par être directeurs.

— Il faut, pour ce poste, une personnalité tout à fait éminente ?

— Certes. Voyez le Dr Bär.

Il me regarde fixement ; ses yeux grossissent et ses lèvres se plissent. Nos littérateurs à préjugés avaient voulu me faire croire que les Allemands ignoraient l’ironie.

Nous entrons dans la classe de M. Apel. Trente garçons de quinze ans se lèvent. Le professeur leur dit de s’asseoir et d’aller chercher une chaise pour moi.

— Nous avons un hôte. Tâchez d’être moins gauches que d’habitude !

Et la classe commence. Il y a une chaire professorale dans laquelle M. Apel évite de s’installer. Il ne veut pas s’éloigner des élèves. Avec leur aide, il reconstruit l’histoire. Les élèves ont lu à l’avance un chapitre du manuel.

— Mais il vaudrait mieux se er de manuel, m’explique M. Apel. La terminologie est toujours fausse et les liens de cause à effet exprimés confusément.

Le meilleur est chargé de poser des questions, les autres essayant d’y répondre ; le professeur dirige avec vivacité. C’est déjà une grande difficulté que de poser la question intelligemment. La plupart des réponses obligent M. Apel à hausser les épaules et à éclater en reproches violents qui donnent à la classe une atmosphère de terreur et de ion. Il veut obliger ses élèves à penser clairement ; il fait la guerre à ces euphémismes que l’on trouve dans les notes diplomatiques, les journaux et les manuels : « La , jalouse de la puissance de ses voisins… » – « L’harmonie du concert européen… » – « Cette nation craignait d’être anéantie… », etc.

Le professeur insiste sur l’importance de l’argent et de l’opinion publique. Avant de juger la politique d’un homme d’État, il faut tenir compte de ces facteurs. Il y a un déterminisme sympathique, c’est celui de Stendhal et de M. Apel. Il pense que la politique ne se fait pas avec les grands principes, qui ne sont que les paravents des véritables motifs. Il montre que, dans presque tous les cas, sous politique de puissance, ou d’influence (Machtpolitik), il faut comprendre politique économique ou financière (Wirtschaftspolitik). La plupart des erreurs viennent de ce que les dirigeants (plus ou moins contraints par l’opinion) veulent aller contre le courant, faire violence aux états de fait en imposant des idées ou principes qui ont fait leur temps et ne sont plus adaptés aux circonstances. C’est ainsi que la politique d’alliances qui s’imposait à Bismarck est absolument dénuée de sens aujourd’hui. Faire de la politique, c’est, à son avis, compenser avec les circonstances. Donner un assez petit rôle à la volonté humaine ne me paraît pas si pendable que le trouvent nos nationalistes intégraux. Que peut l’homme ? Toutes les conférences internationales montrent son impuissance. On est unanime à vouloir la paix, et, cependant, l’on ne pourra rien pour empêcher la guerre. Cet affreux déterminisme – qui limite, mais n’exclut pas la volonté humaine – est déjà chez Goethe, qui trouvait très ridicule l’homme contre l’histoire. Napoléon n’est qu’une preuve de plus : comparer l’état de l’Europe avant et après son age.

Il y a bien des choses à dire sur les opinions de M. Apel. Je sais que certaines gens à préjugés y reconnaîtraient quelques-unes de leurs bêtes noires : ils parleraient de matérialisme, d’évolutionnisme, d’économisme, du « prétendu dynamisme allemand destiné à soutenir des visées révisionnistes », etc.

Je me borne à noter ce dont je me souviens ; j’attends de revoir M. Apel et de l’entendre à nouveau.

Je ne suis pas historien et je n’entends rien aux questions de méthode. Je sais pourtant que je n’ai jamais entendu une classe d’histoire comme celle-ci. En , l’histoire et la géographie sont, pour la plupart des élèves, l’étude la plus ennuyeuse et la moins utile. Ceux qui sont le plus favorables à l’histoire déclarent qu’elle n’exerce que la mémoire. L’enseignement a lieu sous forme d’un récit ininterrompu du professeur généralement muni de notes ; on attache la plus grande importance aux dates, et le manuel le plus employé est l’inexistant Valet.

À quoi sert l’enseignement de l’histoire ? À fixer dans la mémoire des jeunes bourgeois quelques noms, quelques dates, quelques anecdotes qu’ils devront ensuite répéter dans les salons pour mériter une réputation de « culture » ? Ça, c’est l’histoire extérieure, l’histoire des sots. « Je hais tout ce qui m’instruit sans augmenter ou exciter directement mon activité. » Nietzsche a mis ces paroles de Goethe en tête de son étude sur l’histoire. Elles résument tout le débat. La mémoire n’est qu’une auxiliaire, et nous apprenons l’histoire pour comprendre les événements auxquels nous assistons, pour y conformer logiquement notre attitude et notre activité.

La manière de M. Apel me paraît propre à rompre la cloison qui sépare, dans beaucoup d’esprits, l’histoire du é de celle qui se crée sous nos yeux. En quoi il communique à ses élèves une connaissance utilisable, ce dont M. Valet ne semble guère se soucier. Les Allemands se sont trouvés soudain en république ; à la place du licol, on leur a donné un bulletin de vote ; beaucoup regrettent le premier, et beaucoup ne savent pas se servir du second.

Il leur faudrait des leçons de politique.

J’ai trouvé une chambre à proximité du lycée. Elle est dans une rue sans soleil où s’alignent à l’infini les maisons lie-de-vin, de style vaguement florentin, avec leurs colonnettes aux fenêtres, et leurs toits plats. C’est un quartier intermédiaire entre le centre et les faubourgs. Il doit avoir été construit au cordeau il y a une cinquantaine d’années. Les boutiques sont presque toutes semblables : nulle part on n’a recouvert de bois la pierre pâle, sur laquelle : Fruits méridionaux, Boulangerie gros et fin ou Denrées coloniales sont inscrits en peinture noire. La rue Bismarck n’est pas une grande artère ; c’est la province de la grande ville ; on se sent moins de responsabilité que dans le centre, on marcherait volontiers au milieu de la rue ; les gamins à casquettes rouges se battent sur la chaussée et les livreurs bavardent avec les laitières sous les portes sombres.

Je suis plus à mon aise dans ce quartier. J’y trouve un peu plus d’individus que là-bas dans la grande rue, où l’agent à gants blancs filtre les masses.

C’est par le Dr Bär que j’ai trouvé mon logis. Comme je le quittais, le directeur m’a mis la main sur l’épaule :

— Êtes-vous déjà logé ? Non ? Venez avec moi.

Puis il est entré en conversation avec un grand homme barbu et calme qui l’attendait dans le couloir. Au bout de dix minutes d’entretien, il s’est souvenu que je l’attendais, a pris congé de son interlocuteur (un père d’élève) et m’a entraîné dans son bureau du premier étage. Nous allons trouver ce qu’il vous faut… Ah ! ah ! où est donc le journal ?

Il commence une chasse dramatique. Il soulève d’abord chacune des innombrables paperasses qui couvrent sa table, puis il tâte ses poches, regarde sous le téléphone, vide la corbeille à papier, déplace les livres épars sur les meubles, se gratte la tête, se prend le menton, c’est moi qui étais assis sur le journal.

Le Dr Bär l’ouvre à la page des annonces.

— Voyons… Logements… « Chambre grand confort, canapé, eau courante : préférence jeune ménage » (ce n’est pas le cas). « Appartement moderne avec cuisine. » Vous ne voulez pas de cuisine ?… « Jolie chambre soleil pour monsieur société sortant peu soir… » Ah ! Malheureusement, c’est à l’autre bout de la ville.

Je saurai, à l’avenir, que le directeur est de ces obligeants maladroits qui assassinent plus qu’ils n’obligent. À la fin, il découvre la chambre idéale. Elle est située rue Bismarck, tout près du lycée, et appartient à une veuve qui recommande sa cuisine bourgeoise.

— J’y vais, dis-je au Dr Bär.

— Je vous accompagne.

Nous sortons. Il ne porte ni chapeau, ni manteau, et apparaît dans son unique costume à grands carreaux gris.

— Je vous étonne, n’est-ce pas ? Je n’ai jamais froid. Cela vient du feu que j’ai là. (Il se frappe la poitrine.)

— Je le crois volontiers.

La maison est d’angle. C’est une de ces maisons presque toutes semblables de la rue Bismarck, avec des cactées poussiéreuses derrière les fenêtres toujours fermées. Autrefois, l’extérieur d’une maison m’intriguait. J’essayais d’imaginer les ions, les drames des habitants énigmatiques. Je rêvais de connaître l’essence de leurs pensées, le secret de leurs espoirs cachés, et ce secret me semblait par-dessus tout précieux. J’aurais presque fouillé les boîtes à ordures, déchet de la vie matérielle et morale, pour reconstituer des lettres, j’aurais installé des microphones pour saisir une conversation vraie. Ce désir n’est pas nouveau. L’inconvénient, c’est qu’il est difficile de découvrir un secret, puisque le plus souvent il n’y en a pas, et qu’à force de vouloir participer à la vie d’autrui, on manque de vivre la sienne. À vrai dire, pour peu que nous ayons la patience d’écouter, la plupart des gens nous conteront avec beaucoup de plaisir leurs affaires les plus importantes ; c’est un besoin qu’ils ont de se débonder ; je connais un individu qui a le malheur d’attirer ainsi les confidences : rien n’est si plat que ces secrets.

La maison, comme toutes celles d’ici, n’a pas de concierge. Tant mieux.

Il y a, dans l’escalier usé, une odeur mêlée de chou-fleur et de lessive. Sur les murs, des inscriptions avec des flèches :

« Restaurant privé, bonne cuisine bourgeoise ; au deuxième, à gauche. »

« Restaurant privé Bügler ; deuxième, à droite. » C’est là que nous allons. Mme Bügler marque dans son inscription plus de dignité que sa concurrente.

Nous sonnons, et la porte ouverte par une belle blonde nous envoie au visage de nouvelles vagues de chou-fleur. On va chercher la patronne, et, au bout d’un instant, nous voyons arriver dans les ténèbres du couloir, d’un pas modéré, une boule de graisse ficelée dans un grand tablier blanc et surmontée d’un visage souriant et blême. C’est la veuve Bügler. Je diagnostique : ancienne fruitière ayant fait fortune, puis faillite. D’où la bouche pincée et l’indéfrisable.

Le Dr Bär se nomme, elle s’incline et s’exclame (il est connu). Elle nous montre son salon qu’elle aménagera en chambre.

— Ces messieurs m’excont, le ménage n’est pas encore fait.

Le directeur s’extasie sur l’ameublement, qui est 1900. Mme Bügler propose un prix de pension.

— Cela vous va-t-il ? dit le Dr Bär. Il me croit riche.

— Si l’on diminue du tiers, cela me va.

— Eh bien, voilà, l’affaire est réglée ! s’écrie Mme Bügler en résistant à l’envie de se frotter les mains, ce qui n’est pas très bon signe.

Ce qu’il y a de mieux dans ma chambre, c’est le bureau. Pour me le donner, on en a frustré un jeune homme qui est mon voisin et qui paye moins que moi. Il a un dessus de drap vert, un petit balcon pour poser des bibelots, et, sur les côtés, d’innombrables tiroirs derrière deux portes à colonnettes. Il est en acajou, ou plutôt, ce qui est mieux, en faux acajou.

Dans un coin, un immense poêle de porcelaine brune. Pas d’eau courante (c’est ainsi dans presque toute la ville, paraît-il). Aux murs, une espèce de nymphe en biscuit, un paquet de fleurs, reproduction d’une peinture à l’eau, et les têtes de Frédéric II, Bismarck, Hindenburg.

Mon lit ne vaut pas mieux qu’à l’hôtel ; le matelas est aussi en trois morceaux, et le drap n’est pas plus large. Je m’y habituerai peut-être.

Mme Bügler a un fils de trente-trois ans et une fille de vingt-neuf, très bien conservée. J’ai fait leur connaissance à dîner, dans la salle à manger, voisine de ma chambre. Depuis mon arrivée, la famille se tient dans ce réduit, que remplissent une immense table, un canapé défoncé et un poêle qu’on allume le moins possible. Comme on n’ouvre jamais la fenêtre, même après le repas de midi, l’atmosphère est épaisse et chaude ; elle devient pénible lorsque le fils arrive pour dîner. Cet aimable jeune homme est un électricien sans travail. Comme il vit aux crochets de la veuve, il boit son allocation de chômeur.

Mon arrivée a produit un grand effet dans ce petit cercle. On m’a servi le dîner auquel je suis déjà accoutumé : de la charcuterie sur du pain, du fromage et de la resucée de thé. Pendant que je mangeais sans lever les yeux, la mère et la fille qui cousaient à l’autre bout de la table, ne cessaient de m’observer comme un animal rare. Elles allaient évidemment s’abandonner à mon sujet à une crise de généralisation. J’étais néanmoins flatté de me sentir si intéressant. La bonne posait les assiettes en tremblant, s’en retournait en étouffant un fou rire, et je l’entendais ensuite jacasser éperdument avec la fille de cuisine.

À la fin, la mère :

— Vous êtes de Paris même ?

— Oui, madame.

— On dit que c’est très beau.

— On le dit.

— Si vous êtes de Paris, vous ne vous plairez guère à Philisterburg.

— Oh ! Je suis ici pour travailler.

— Pour apprendre l’allemand ?

— C’est cela.

— Vous êtes employé au lycée ? Est-ce par le gouvernement de Prusse ?

— Oui, mais comme on emploie exactement le même nombre d’assistants en et en Allemagne, le gouvernement de Prusse ne débourse pas un pfenning.

La fille, une blondasse au nez retroussé qui serait avenante, sans deux incisives pourries, court chercher dans le buffet une photographie qu’elle me montre ; c’est une croix de bois : Walter Niemann, téléphoniste, et une date que je ne peux pas lire.

— C’est mon premier amour, dit-elle.

Elle ne devait pas être bien vieille alors : une petite fille. Elle avait peut-être encore ses dents blanches, et déjà son sourire câlin. Un obus est venu, l’abri a dû s’effondrer sur lui ; et on l’a retrouvé l’écouteur au poing, le casque enfoncé, le menton sur les genoux.

— Il est enterré en terre française, à Laurent, connaissez-vous ?… Oui, c’est là qu’est mon premier amour.

Elle regarde l’image quelques instants d’un air piteux, part soudain d’un rire faux, et retourne au buffet en me proposant de me faire entendre un disque irable, un air de Lehar chanté par Tauber.

La mère lève le nez de son ouvrage. Les lunettes et le costume tailleur gris qu’elle a le soir lui donnent un air fort distingué. Ses yeux très bleus rêvent derrière les verres.

— Voyez-vous monsieur, dit-elle enfin, nous pensons tous ainsi : plus jamais de guerre ! (Et, croyant me faire plaisir) : Après tout, les Français sont aussi des hommes !

À ce moment, deux convives entrent dans la salle à manger. Ce sont des jeunes gens, un visage ouvert et grave, couvert de taches de rousseur, et une face de potache épanouie et rougissante : MM. Adler, commerçant (c’est-à-dire commis), ex-étudiant, et Mütterchen, également commerçant. Le premier semble préoccupé, le second est aux anges.

Nous échangeons quelques paroles. Adler m’interroge d’un air méfiant et attentif. Ai-je appris l’allemand à l’école ? Suis-je ici pour longtemps ? Y a-t-il beaucoup d’or en  ? Pourrais-je lui prêter des livres français ? etc.

À la fin, il déploie le Journal de Philisterburg et le lit en fronçant les sourcils. Dans le but évident de me sonder, il me montre une caricature : Hitler, debout sur une table, prononce un discours contre le capitalisme ; autour de la table, vautrés parmi les cigares et le champagne, les banquiers applaudissent ; le dessin a pour titre « le frétillant Adolf ». Je me tourne vers Adler, dont le visage est imible.

— Que pensez-vous de cet homme ?

— Hum ! Croyez-vous pouvoir me poser une telle question ?

— Pourquoi non ? Les opinions politiques ne sont pas secrètes.

Il me regarde en face :

— Je suis son partisan.

Nous n’avons rien dit d’autre. On se taisait autour de la table, sous le lustre bas tendu de soie orange. Mütterchen, les yeux bleu ciel noyés dans son visage rouge, mastiquait avec bruit. J’ai pris un journal : une page entière est consacrée aux fiançailles, aux mariages, aux naissances et aux deuils, et ceux-ci, imprimés en gros caractères, sont entourés d’une bande noire. Chacun des groupes sociaux auxquels appartenait le défunt est tenu de faire part de sa mort, et l’on voit la même mort annoncée trois fois, par la famille, par les employés de la boutique et par les amis de brasserie, naturellement constitués en association ; ce qui frappe dans ces annonces, c’est la naïveté ou le défaut de pudeur ; j’en ai découpé une :

« Après une vie industrieuse et de longues soufs, la mort nous a arraché aujourd’hui mon cher mari, notre cher père, grand-père et arrière-grand-père, le maître cordonnier Rudolf Ramis, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Nous lui garderons un bon souvenir. »

Ailleurs, des veuves analysent leur douleur et font l’éloge détaillé de leur mari :

« C’était un si bon père, un époux exemplaire. Hélas ! qu’allons-nous faire maintenant ? » (On croit lire entre les lignes : « Hélas ! avec qui vais-je coucher maintenant ? ») Tout cet étalage est évidemment dans les règles philisterbourgeoises ; les dignes familles qui s’y livrent et croient faire par là preuve d’un haut degré de civilisation seraient bien étonnées et scandalisées si je leur disais que cela m’écœure. Je sais ce qu’elles répondraient :

— Vous n’avez pas de sentiments familiaux !

— Il vaudrait mieux n’en pas avoir que d’en avoir de faux.

J’imagine les excellents amis de la famille occupés à compter les lignes et à jauger la douleur qu’exprime le faire-part (« elle a moins de chagrin que pour son premier mari ») ; et, quand je lis les remerciements pour les « nombreux témoignages de sympathie », je vois la veuve éplorée établissant une liste noire de ceux qui n’ont pas envoyé de condoléances[7].

J’ai encore lu, dans ce Journal de Philisterburg l’annonce d’une réunion national-socialiste pour demain ; et, j’ai trouvé, dans cet organe que l’on dit « conservateur modéré », un article sur les suicides dont j’ai découpé la conclusion :

« La terrible oppression économique des réparations continue à peser sur le peuple allemand ; elle détruira encore de nombreuses existences, réduira encore bien des espoirs à néant et poussera des désespérés à la mort. Le nombre excessif des suicides en Allemagne est une condamnation silencieuse des vainqueurs de la guerre, qui ont apporté leur volonté de destruction dans un pays désarmé et sans défense. Il y a vingt millions d’Allemands de trop ! Ce mot sanguinaire est digne de son auteur, le « tigre » Clemenceau. Mais bien que les suicides aient atteint un nombre important, ils sont loin de diminuer la population dans une proportion considérable. L’Allemagne se relèvera de son déclin et elle anéantira les espoirs de ses ennemis. Malgré tout ! »

 

Dimanche.

Ce matin, au réveil, j’ai entendu une sorte de cantique scandé par un bon chœur d’hommes. De ma fenêtre, j’ai vu un régiment défiler dans la grande rue, que l’on aperçoit par une rue transversale. Un régiment civil : blouses kaki, têtes nues, culottes courtes, grosses bottes. Ces êtres défilaient avec beaucoup d’ordre et de sérieux, en chantant très juste leur hymne mi-religieux, mi-guerrier. Le choc unique et multiple des bottes sur le pavé, l’ensemble dru de ces voix vigoureuses, l’aspect serein de ces muscles et de ces visages au repos donnaient une impression de puissance contenue.

Des camions bondés de policiers en armes s’avançaient lentement à côté de ces soldats résolus, qui n’avaient pas l’air d’y prendre garde. Ils défilaient toujours. Ils devaient être des centaines ou des milliers. À ma fenêtre, je n’étais déjà plus simple spectateur. J’étais pénétré par le rythme uni du chant et du pas. Je n’avais plus très envie de sourire ; j’étais peu à peu entraîné par le sentiment collectif qui les animait ; pour un peu, j’aurais chanté avec eux. Je ne trouvais plus très ridicule la petite bonne qui, du bord du trottoir, tenait depuis cinq minutes son bras droit levé pour les saluer ; au age ils répondaient, sans un mot, par le salut fasciste.

Il ne faisait pas chaud. La rue nue, couleur de brique, m’envoyait, avec le brouillard et le froid, l’odeur âcre et triste de fumée que je n’ai sentie qu’ici.

 

Un autre jour.

Le restaurant privé de Mme Bügler est un Mittagstisch, c’est-à-dire qu’en principe elle ne donne qu’à déjeuner. Comme les convives qui viennent à une heure sont plus nombreux et sans doute moins choisis que le soir, on m’a servi dans ma chambre. Le repas que j’ai essayé de manger comportait du bouillon, du ragoût, des pommes de terre à l’eau, des airelles rouges et de la gélatine au chocolat. La grande servante blonde, timide et blême, m’a confié qu’elle était fille de riches fermiers des environs et faisait ici son apprentissage en payant. Quant à la fille de cuisine, elle reçoit soixante francs par mois.

Après le déjeuner, je suis allé me promener dans la grande rue. Elle a trois parties bien distinctes. Du côté de la rue Bismarck, c’est une voie commerçante et paisible. Le marchand de délicatesses, vêtu comme un chirurgien, a l’air grave parmi ses confitures d’oranges, ses bananes et ses foies gras. Un peu plus loin, Bismarck, bardé de ferraille, s’appuie sur un glaive énorme, le visage farouche et furieux. C’est ainsi qu’il est toujours représenté. Ce que les Prussiens retiennent de leur Bismarck, ce n’est pas le génie politique, c’est la poigne. Ils voient en lui le vieux Germain descendant d’Arminius (le vainqueur des Welsches), la personnification de la force et autres balivernes.

— Voilà ce qu’il nous faudrait, songent-ils, la filerait doux.

Si Bismarck vivait en 1930, je ne crois pas qu’il serait assez bête pour garder son air farouche.

Non loin de Bismarck, la grande rue est tout embaumée de musique. Deux marchands de T.S.F. ayant installé un haut-parleur sur le pas de leur porte, se renvoient les valses de Strauss et les airs à la mode que transmet Berlin. Cela met une goutte de laisser-aller méridional dans l’âme peu différenciée des citoyens de Philisterburg. Au moment où il s’arrête pour écouter, le ant fait un acte d’individualisme ; mais très vite il se t au groupe des auditeurs, il n’est plus isolé, il goûte un plaisir collectif. Je me suis arrêté aussi. Au bout d’un instant, je pensais à autre chose. Mais ceux qui étaient près de moi avaient pour écouter cette musique de trois sous des mines d’une attention profonde. Cette occupation, je le sentais, était en accord parfait avec leurs idées : à un moment sagement consacré au repos, ils prenaient un plaisir gratuit et modéré, qui s’ajoutait à la somme de leurs plaisirs et venait enrichir la partie idéale de leur individu. Ce mesquin dosage des plaisirs (qui faisait horreur à Nietzsche) ne me choque pas : c’est l’effet d’un climat sévère, d’une nature peu généreuse.

La seconde partie de la grande rue, c’est le centre de la ville. On y voit de beaux magasins de jouets, de charcuterie, d’objets d’art. Les jouets et la charcuterie sont, sans conteste, des chefs-d’œuvre d’invention, de variété et de goût. Les objets d’art n’ont aucune de ces qualités. Ce sont des bronzes ou des porcelaines représentant toujours les mêmes choses : un soldat casqué, un forgeron, un chien, Frédéric II, Bismarck, etc. Chaque objet contient une idée, un symbole : la brute aux dents serrées, c’est le Héros ; l’ouvrier, c’est le Travail ; le caniche, c’est la Fidélité ; les grands hommes, c’est le Génie de l’Allemagne. Pour les petites bonnes et les cœurs purs, on met sous verre de mauvaises poésies sur la conduite de la vie, ou sur les devoirs respectifs des membres de la famille. Le plus répandu de ces tableaux éducateurs est celui de la mère ; invariablement il est orné d’une mauvaise reproduction du portrait de Whistler.

L’élite intellectuelle de Philisterburg, qui n’a que faire de conseils moraux, achète dans les magasins d’art de belles gravures où elle trouve le front de Wagner, les verrues de Liszt et les lunettes de Schubert.

Il y a bien des élégances, le dimanche, dans la grande rue. Philisterburg n’est-elle pas une grande ville qui en vaut une autre ?

Les trois salles de cinéma sonore sont les mieux aménagées de la province, le dancing, où l’on s’écrase, ne sent pas plus la sueur qu’un autre, et les sept cafés, qui correspondent à sept classes sociales et à sept tendances politiques, ont des tapis rouges, des orchestres artistiques, de la crème fouettée, des tables réservées, des marchands d’Abdulla, tout ce qui fait enfin que la vie vaut la peine d’être vécue.

Au-delà de ce quartier central si distingué et si animé le dimanche, la grande rue entre dans une zone encore plus peuplée.

Plus de grands magasins ni de cafés dansants, pas de cinéma sonore ; la petite salle jaune et rouge donne un film de cow-boys, accompagné d’un phonographe qui beugle jusque dans la rue. À côté, on vend pour dix sous une tasse de chocolat ou de café, plus un biscuit et une prime : quatre primes valent un nouveau café. À la porte, les consommateurs sont assaillis par douze morveux :

— Monsieur, votre bon-prime ! Donnez-moi votre bon-prime !

Personne ne leur résiste et ils ont de quoi se réchauffer.

Ce quartier du nord est celui que je préfère. Il n’est pas crapuleux, comme le dirait peut-être un professeur du lycée, il est seulement populaire.

Les gens qui l’habitent ne sont ni beaux, ni propres. Ils ne sont guère plus vertueux ou plus naturels que ceux du centre. Ils n’ont guère moins de vanité, de convention. Mais ce ne sont pas de vrais Philisterbourgeois. Ils sont franchement matériels, ils n’ont pas la folie d’en appeler constamment au spirituel. Ils n’ont pas d’âme, – ni plus ni moins que les autres, – mais ils ne prétendent pas chercher de la nourriture pour leur âme. Ils n’ont guère d’esprit, – bien qu’ils en aient souvent plus que ceux du centre, – mais ils ne se jettent pas sur la moindre broutille en l’appelant aliment spirituel. Ils n’ont pas honte de leur corps, – ce ne sont pas de vrais Philisterbourgeois.

Comme je me trouvais dans ce quartier, j’ai assisté à un nouveau défilé. Les manifestants avaient beaucoup moins d’ordre que ceux du matin, et ils ne portaient pas d’uniformes. L’air ennuyé et flasque, presque triste, ils soutenaient des drapeaux rouges et des inscriptions injurieuses pour tous les autres partis.

Ce soir, à table, l’attentif Adler avait lu les journaux et recueilli les rumeurs avant de rentrer dîner. Mme Bügler, levant les yeux au-dessus de ses lunettes de plaqué or, l’a interrogé sur la réunion national-socialiste.

— Il y a eu un mort et plusieurs blessés.

Mme Bügler soupire et reprend son tricot. Qu’il est pénible de vivre dans une époque troublée ! La guerre, l’inflation, la crise ; le mot normal n’a plus de sens. Et le fils qui chôme et qui boit ! Elle ne dit rien de tout cela et baisse le nez.

— Tous ceux qui sont tombés, ajoute Adler, sont victimes des brutes communistes.

Personne n’a répondu.

 

Le 4 novembre.

C’était fatal ; ce journal m’ennuie. Il m’inquiète. Je sens en lui un étranger, un ennemi. Il me guette. J’essaie de l’oublier, mais il est toujours là, méprisant, goguenard.

 

Le 5 novembre.

Le parti national-socialiste organise une réunion dans la grande salle municipale. Le parti communiste en organise une autre dans une salle voisine. À six heures du soir on sort, un peu échauffés. Le choc a lieu : c’est presque une bataille rangée. La police intervient trop tard ou tire trop tôt : il y a des morts.

Le lendemain, chacune des feuilles extrémistes imprime que « c’est les autres qui ont commencé ». Ceci arrive presque tous les dimanches. Forts de leurs vieilles croyances libérales, les sociaux-démocrates s’écrient : « Quelles vilaines mœurs politiques ! » D’autres accusent, selon leurs opinions, la république, Moscou, les chauvins. Comme c’est du pain qu’il s’agit, il y a de la haine.

 

6 novembre.

Je suis entré avec Mme Bügler dans un singulier conflit. Ma chambre est chauffée par un poêle monumental que mon hôtesse, le moins souvent possible, bourre de briquettes : c’est du poussier aggloméré avec de la mélasse. Au bout d’une heure, l’air n’est pas respirable. J’ouvre la fenêtre sur la rue sèche qui sent le malt. Si je sors, Mme Bügler s’empresse de refermer la fenêtre. Il lui est même arrivé de le faire en ma présence, en grognant de sourdes récriminations.

— À quoi bon chauffer, dit-elle, si on ouvre la fenêtre ? Le charbon coûte cher…

Hier, excédé, je me suis dressé, dominant cette veuve dodue et apeurée :

— J’ai besoin d’air, comprenez-vous ? Je reste ici presque toute la journée ; si je n’aère pas, ce sera intenable. Mais j’ai aussi besoin de chaleur, bien entendu.

Elle a filé comme un rat.

Ce soir, Adler est resté près d’une heure dans ma chambre. Il était venu m’emprunter quelques livres ! Il m’a appris que le fils Bügler, cet aimable vaurien de trente ans, dépense pour lui son indemnité de chômeur et e sa vie dans un café dont la patronne est sa maîtresse. Il n’est bon qu’à jouer au skat (le jeu de cartes le plus répandu en Prusse) et gagne souvent les tournois organisés par sa cabaretière. Le prix de pension que je paye est une infamie ; Adler, qui d’ailleurs couche dans un réduit, paye moins de la moitié. Riche de mon avance, Mme Bügler, qui n’a pas un sou devant elle et crèvera de faim si je pars, a acheté à crédit un tailleur pour elle et une fourrure pour sa fille. Braves gens ! Qu’ils sont naïfs et sympathiques ! Cela réchauffe le cœur de voir que l’on peut être aussi bête. Et me voilà, sans autre avoir que les marks du lycée, le soutien d’une famille.

Adler, ancien étudiant entré dans le commerce, est clair, précis et solide. Je prends solide au sens où les Prussiens l’emploient : de mœurs et d’esprit bien assis. Il a sur toute chose des idées bien arrêtées, et il sait les soutenir avec calme. Le domaine de son esprit m’a paru délimité comme un champ de raves, ses opinions faites au moule dans l’airain le plus dur. Il n’a que vingt-deux ans, et chez lui, tout est en ordre, le rôle de chaque instinct est déjà réglementé. Il s’occupe de musique juste assez pour pouvoir se distraire après le travail, d’économie politique parce qu’il faut cultiver l’esprit, et d’amour un peu pour l’imagination et la mémoire, je ne parle pas du tempérament, qui n’est guère exigeant. La part du rêve est faite : c’est le bal du dimanche soir et les lèvres qui s’échangent ensuite. Même les cabrioles et les frasques d’étudiant font partie de ce système bien équilibré. Une fois par mois, d’ailleurs, les anciens étudiants de son association se réunissent le soir, dans un salon particulier. Ils emportent dans un carton le béret d’étudiant qu’ils n’ont pas le droit de porter dans les rues de Philisterburg ; puis ils mènent « joyeuse vie », chantent et s’enivrent.

Adler m’a raconté, sans en être prié, bien des choses sur lui-même. Ce n’était pas marque de confiance. Ce mot n’a pas de sens avec lui ; il est sans mystère (c’est là d’ailleurs son seul élément de grandeur).

Il a cru trouver, c’est visible, une norme selon laquelle il juge tous les hommes. Le plus singulier pour moi, c’est qu’il n’est pas relativiste du tout et que l’existence de différents partis ne lui met pas un grain de plomb déterministe dans la tête. « Il n’y a qu’une vérité, pense-t-il sans le moindre orgueil, c’est moi qui la détiens. Tous ceux qui ne sont pas nationaux-socialistes se trompent ou trompent le pays. Voilà tout. » Quel abîme de scepticisme un Adler ne trouverait-il pas dans le moindre Français !

Notre conversation a été inégale. Il n’a pas cessé de tout dire, de montrer l’horizon de sa personnalité, et moi je dissimulais. Je ne m’imagine d’ailleurs pas être supérieur à cet homme actif, énergique et sûr de lui. Je peux lui dire qu’il est étroit, il peut me reprocher d’être trop vague.

Les principales abstractions auxquelles il croit sont la patrie, l’honneur, le devoir. Le plus grand devoir est de servir la patrie, et l’honneur, ce sont ses deux balafres sur la joue gauche.

— Pourquoi pratiquez-vous le duel au sabre dans les universités ?

— Pour montrer qu’on n’a pas peur.

— Est-ce là bien comprendre le mot civilisation ?

— Je sais qu’on parle de barbarie ; le vrai barbare, c’est le lâche, et ils sont de plus en plus nombreux. Quand vous avez déjà été frappé, que le sang coule de votre menton et qu’il faut continuer sous peine de honte et de radiation, vous avez peur, vous n’avez pas envie de continuer ! Mais vous faites face tout de même et vous tenez tête, sans reculer d’un pas.

(L’honneur, sentiment collectif ; les sociétés d’étudiants allemands sont des sociétés bien faites.)

— Celui qui a vécu cela est un homme différent des autres, croyez-moi. Dans la vie, il n’est pas difficile de distinguer ceux qui ont eu des duels de ceux qui n’en ont pas eu. Les uns sont des hommes, et les autres… (il me regarde un instant) le sont moins.

Voilà une morale de mâles. Je regarde aussi Adler. Il ne semble pas plus vigoureux que moi. La peur de la sanction sociale (déshonneur) en fait un homme courageux. C’est un courage appris, ou acquis. Mais il lui tient désormais à l’âme comme la peau à la chair.

Et la politique ? Il s’en occupe par devoir ; parce qu’il est citoyen. Voilà déjà un avantage de la République. Les sujets impériaux, eux, mettaient leur plus grande joie dans l’obéissance. Vénérer, quelle volupté pour un Prussien ! Le bulletin de vote n’assouvit pas cet instinct. Adler et ses pareils ont trouvé leurs idoles : Adolf Hitler et la mystique national-socialiste. Adler m’a beaucoup renseigné là-dessus.

En rappelant d’autres souvenirs, je vais résumer ce que j’en sais.

Hitler est un autodidacte. Ancien ouvrier blessé à la guerre, il a, pendant des années, défendu obscurément des idées qui lui coûtaient périodiquement de fortes peines d’emprisonnement. À la fin de la guerre, tout le monde était socialiste en Allemagne (c’est d’ailleurs, au dire des nationalistes, la diffusion de cet état d’esprit dans les troupes qui a provoqué la défaite). À Weimar, ceux qui firent la république en 1918 annoncèrent au peuple vaincu le relèvement de l’Allemagne ; une ère de prospérité, de travail pacifique allait succéder aux affres de la guerre. Il suffirait de désarmer et de se mettre au travail, et l’on s’acheminait d’un pas assuré vers le progrès indéfini. Ce serait, après tant d’errements, l’âge d’or. D’un accord général, les autres pays agissaient déjà dans le même sens, et l’on allait collaborer fraternellement à l’immense œuvre de paix sociale. La république s’engageait à fournir du travail à chacun de ses citoyens…

L’électeur du 14 septembre 1930 a eu devant les yeux ces promesses qu’il avait prises au sérieux, et l’état réel des choses : les vainqueurs n’ont pas désarmé ; ils n’ont pas tendu la main à l’Allemagne, ils l’ont envahie et pressurée. Chacun a été éprouvé par une inflation monétaire dont on n’a pas bien compris les causes, et les sociaux-démocrates, pour couvrir leurs énormes dépenses sociales, n’ont pas amélioré la situation : à quoi bon tous ces hôpitaux, ces caisses de malades, ces constructions magnifiques, si nous manquons d’argent ? Il paraît d’ailleurs que la République entretient à ne rien faire des fonctionnaires trop nombreux et trop bien payés. Et il y a quatre millions de chômeurs. La République nous a menti, la République nous a trompés, elle n’a pas sauvé la situation. Tout ça, c’est la faute à la République !

Tandis que les républicains se débattaient dans une situation qu’ils n’avaient pas créée, une opposition toujours plus forte les observait et enregistrait triomphalement tous leurs échecs. À l’extrême droite, Hitler avait bien mené sa partie. Une des principales idées d’action, peut-être la première, était celle-ci : nous sommes faibles, les Allemands sont faibles, crions. Crier donne de la confiance et même des forces. Crions pour faire peur aux autres[8].

 

La critique du système en vigueur fut faite avec beaucoup de violence. Hitler et ses orateurs annonçaient la venue du « troisième empire ». « Nous ferons rouler des têtes », criaient-ils.

Hitler, pour lequel certains de ses partisans avaient une véritable adoration, constituait des corps de volontaires armés et prêts à tout, les « sections d’assaut ». Tout était fort bien organisé : les réunions, la propagande, la presse. L’électeur avait besoin d’être fouetté ; il l’a été par les proclamations national-socialistes. La décision, la violence de ces hommes énergiques lui en ont imposé. Le 14 septembre 1930, il a envoyé cent huit députés du parti au Reichstag. Quoi de surprenant ?

Le parti considère cette élection comme un premier triomphe de ses idées. À vrai dire, le succès est dû à la forme plus qu’au contenu. Combien sont-ils, ceux qui ont lu la petite brochure intitulée : « Le programme du Parti National-Socialiste Allemand de travailleurs » ? C’est d’ailleurs par la force des choses un ouvrage peu cohérent : un nationalisme ardent y côtoie un socialisme vague. Le nationalisme essaye de donner un sens plein au mot « allemand ». Il reprend l’idée de patrie dans son plus mauvais sens (un égoïsme aveugle et illimité) et le mythe inissible de race : l’avenir de la patrie dépend de la pureté de la race. Dans le troisième empire, seuls les Allemands seront citoyens. Tous les Juifs seront expulsés. Le socialisme consiste en diatribes contre le « Grosskapital » et en un vaste programme d’étatisation. Comme les capitalistes qui mènent l’Allemagne sont presque tous israélites, voilà une raison de plus d’exclure les Juifs. « Dans le troisième empire, il ne sera plus possible de spéculer ! » Comme je ne suis pas dépourvu de sympathie pour ces hommes que je crois purs et convaincus, je ne leur souhaite pas d’arriver au pouvoir.

 

Le 7 novembre.

Au lycée, j’ai fait la connaissance de l’assistant anglais, un beau jeune homme souriant. Je lui ai demandé s’il avait un travail qui l’occupât régulièrement.

— Heureusement non !

— Que faites-vous donc ? Lisez-vous ?

— Oui.

— Que lisez-vous ?

— Je ne sais pas.

— Que faites-vous au lycée ? Vous assistez aux classes ?

— Oui.

— Et que pensez-vous de l’enseignement ?

Il s’illumine :

— Oh ! Profondément ridicule !

C’est tout ce que j’ai pu tirer de lui. Retombé dans son mutisme béat, il a déployé un vaste journal britannique.

Un peu plus tard, j’ai rencontré M. Apel, toujours affairé.

— Connaissez-vous M. Bolton ?

Il a cligné des yeux derrière les lunettes :

— Il représente bizarrement l’Angleterre.

Ensuite, j’ai assisté à la classe d’histoire d’un M. Jäger, dont la méthode, à l’opposé de celle de M. Apel, ressemble à celle que j’ai connue au lycée. Elle se résume en une formule : « Il ne s’agit pas de comprendre, mais de savoir. »

— Mayer, levez-vous, dit M. Jäger. Quelles sont les dates de la guerre de sept ans ? Qui combattait dans cette guerre ? Quelles ont été les principales batailles ? Quand est mort Frédéric II ? Etc.

Ne pas savoir de dates, c’est gênant pour comprendre bien des choses ; ne savoir que cela ?

Une autre classe qui ne m’a pas édifié, c’est celle de M. Bürger, professeur de français et d’anglais. Ce pauvre homme s’est pris de sympathie pour moi. Touffe de cheveux, lorgnon instable, nez retroussé, c’est la face de cuistre que Hansi a eu le tort de vouloir généraliser. M. Bürger me dit :

— J’ai une collection complète du Matin depuis 1913, c’est très intéressant… Moi aussi, j’ai été assistant comme vous. C’était à Lorient. Gentille petite ville mais je m’y suis bien ennuyé. Je ais tout mon temps avec l’assistant anglais. Nous ne pouvions plus nous séparer. Et, comme j’aimais beaucoup l’anglais, je négligeais le français. C’est curieux, n’est-ce pas, un Allemand qui parle anglais en  ?… Je vous apporterai un album de photographies qui représentent le lycée, les dortoirs, le réfectoire… Il y a longtemps de cela. J’ai aussi des images de Paris avant la guerre. C’est amusant de voir tous ces fiacres et ces chapeaux de soie ; on dit « tuyaux de poêle », n’est-ce pas ? Je vous montrerai, si vous voulez, c’est très intéressant…

Je regarde attentivement le crâne rasé de M. Bürger. Il a dû faire la guerre ; aurait-il été trépané ?

Je l’ai vu faire la classe à trente écoliers de quinze ans, qui ne doivent pas être pires que d’autres. Mais l’aspect, l’attitude de M. Bürger les obligent à rire ; c’est plus fort qu’eux.

D’abord, il essaye vainement d’obtenir le silence ; puis, dans un français pénible que je comprends à peine :

— Lequel d’entre vous va à Paris l’été prochain ?

— Moi.

— Dites-le à monsieur, qui est de Paris.

— Je veux aller vers Paris dans l’été.

— Mais non, corrige M. Bürger, je veux aller à Paris en été. N’est-ce pas, monsieur ?

— Mais certainement.

On e à un autre exercice. M. Bürger montre aux élèves un tableau en couleurs représentant le parc et le château de Versailles.

— Qu’y a-t-il sur cette image ?

— Le château de Versailles.

— C’est cela : le château, ou le palais de Versailles. On utilise les deux mots, je crois, monsieur ? Que savez-vous du château ou palais de Versailles ?

Un avorton à bec-de-lièvre, les yeux bigles derrière des lunettes de fer, se lève, et dit d’une voix caverneuse et flûtée :

— Ici, le traité fut… (il ne trouve pas le mot) gezeichnet.

La classe ricane. M. Bürger agite ses clefs.

— Eh bien ! comment sont les allées du parc ?

— Droites, répond le bec-de-lièvre, qui n’est pas le plus bête.

— Oui, droites, ou encore rectilignes. Quel idéal est exprimé dans ce palais et ce parc ?… Écoutez, voyons ! Quel idéal est exprimé, ou manifesté, dans ce bâtiment ?

Les élèves bavardent, par petits groupes. Certains se retournent et posent les coudes sur la table de leur voisin de derrière.

— Répondez donc ! Quel idéal ?

— Idéal bourgeois, risque le bec-de-lièvre.

— Mais non ! C’est la Raison ! Et quand vivait Louis XIV ?

— Au dix-huitième siècle.

Alors M. Bürger montre à ses élèves un plan de Paris.

— Posez des questions à monsieur, qui est de Paris.

Pendant quelques instants, ce jeu a rendu les élèves attentifs.

— Où est Montmartre ? Où sont les Folies-Bergère ? Où est le Quartier Latin ? etc.

Mon rôle consistait à montrer du doigt un point du plan. À la fin de la classe, ils ont fait cercle autour de moi :

— Où est le Stade de Paris ? Est-ce vrai que l’on nage à Paris le jour de Noël ? Quelle est la température de l’eau ?…

— Vous avez pu voir, m’a dit M. Bürger en sortant, combien ils sont ignorants. Ce sont des enfants pour beaucoup de choses. C’est une de nos plus mauvaises classes. Vous avez remarqué pour Louis XIV, c’est énorme, n’est-ce pas ? Et puis, je vais vous dire, une idée comme celle de « la raison », c’est tout nouveau pour eux. Mon prédécesseur, ils me l’ont dit, ne leur a jamais parlé de choses abstraites… Mais il est bon qu’ils connaissent les différentes méthodes.

Il a tenu à m’accompagner dans la rue. Cette promenade a été très instructive pour moi.

— Suivez-moi au bureau de voyages, on vous donnera gratuitement une brochure sur Philisterburg. C’est très intéressant. Voyez-vous, ces belles maisons baroques, c’est ce que nous appelons des maisons de patriciens. Philisterburg n’a pas de maisons du Moyen Âge, ou plutôt elle n’en a qu’une.

Il m’explique l’histoire de la guerre de Trente Ans.

— Mais, maintenant, c’est une grande ville moderne. Voyez-vous, quelle circulation ! Regardez cette boutique, c’est l’agence de la Hamburg-Amerika Linie, notre plus grande compagnie transatlantique. Vous voyez, ils ont exposé la réduction d’un de ces gigantesques paquebots modernes… de vraies maisons flottantes. Voulez-vous que nous entrions demander des prospectus ?… Un peu plus loin, il y a la nouvelle poste, un bâtiment moderne, très moderne… tout en briques rouges, avec des nervures verticales très rapprochées… Connaissez-vous notre parc philisterbourgeois ? Je vous y conduirai un jour.

J’ai eu beaucoup de mal à me débarrasser de lui.

 

Le 9 novembre.

L’avènement du suffrage universel a donné aux journaux encore plus d’importance qu’ils n’en ont en . Le régime est à ses débuts, les doctrines sont en formation, ou, si l’on veut, elles évoluent déjà : c’est l’heure où, dans l’esprit des « citoyens », les concepts politiques s’élaborent au des événements quotidiens.

À toute occasion, on fait appel aux principes, on se heurte à coups d’idées. Ce sont les temps héroïques de la République. Il y a partout de la foi, du fanatisme.

Chaque jour, on meurt pour un idéal politique. Dans sa « maison brune » de Munich, Hitler fait graver dans le marbre les noms des pieux héros du national-socialisme : « Ils sont morts pour le troisième empire. » Ceux qui tombent ont toujours été lâchement assassinés par des brutes sanguinaires qui avaient « tout préparé d’avance », et cela fait un gros titre rouge pour le journal du lendemain. Il y a quelque infamie dans cette publicité : la victime politique est devenue un argument, un atout, une monnaie.

Hitler, qui sait l’importance de la presse, dépense beaucoup d’argent pour ses journaux, qui sont nombreux et bien rédigés. Il y prend à partie toutes les autres feuilles, qu’il englobe sous le nom de « jour-naille » et qu’il déclare corrompues.

— En fait de journaux propres, m’a dit Adler, je ne vois guère que Les Nouvelles de Leipzig et les journaux de Hitler. Ceux-là seuls sont indépendants. Le Berliner Tageblatt et la Frankfurter Zeitung sont vendus aux Juifs ; la Vossische, aux pacifistes, et ainsi de suite. Le pire de tous est certainement le Berliner Tageblatt.

Je n’insiste pas sur le fait qu’ici le mot indépendant n’a pas de sens. Mais, ce qui saute aux yeux, c’est que l’Allemagne ne connaît à peu près que la presse de parti et ignore presque entièrement la presse dite d’information.

Le Philisterburger Anzeiger, qui s’abstient craintivement de tout jugement politique, ne contient que des faits divers pas même dramatisés et des cours commerciaux pour les négociants.

Ce qu’il faut au lecteur, ce ne sont pas des informations impartiales (mais cela existe-t-il ?) ce sont des interprétations tendancieuses des événements. Quand il n’y a pas d’interprétation, elle est impliquée dans la façon de présenter les faits. Le mot tendancieux n’a actuellement rien de péjoratif pour les lecteurs de journaux prussiens[9]. Presque tous confondent l’opinion de leur parti avec la vérité :

— Mon parti a raison, c’est pour cela que je l’ai choisi, tous les autres ont tort. Luttons pour la vérité.

C’est dans le même esprit que certains Allemands déclaraient, pendant la guerre, que Dieu était de leur côté. Quelle absence de scepticisme ! Je crois qu’un Prussien moyen juge un homme aux abstractions qu’il respecte. Ce respect s’accompagne nécessairement de prosélytisme et de sectarisme. Il n’y a pas, dans cet état d’esprit si répandu, la moindre trace du relativisme par lequel Goethe, ennemi de toute intransigeance, essayait de se mettre au-dessus des partis. Cette sorte de justice, qui n’est pas indifférence ou lâcheté, et qui voit trop clairement ce qu’il y a de raisonnable dans chacun des partis opposés, Goethe l’analyse dans un age de Fiction et Vérité. Peut-être y a-t-il dans ce désir d’impartialité une qualité indispensable à l’écrivain qui veut représenter la vie. Goethe a donné le plus grand exemple de cette attitude, qui lui a, d’ailleurs, valu bien des reproches. Les libéraux de la « Jeune Allemagne » (Heine, Börne) en ont fait le principal de leurs griefs contre lui. Gundolf, dans son irable Goethe, prend ainsi sa défense :

« L’art… est une forme primaire de la vie, par conséquent ses lois ne dépendent ni de la religion, ni de la morale, ni de la science, ni de l’État, qui ne sont que d’autres formes de vie, primaires ou secondaires : le principe de l’art pour l’art n’a pas d’autre sens. »

C’est à peu près le langage qu’aujourd’hui, en , tient Marcel Arland. Cette tendance est combattue par le courant déjà ancien des intellectuels d’Action Française, et par le courant nouveau, dérivé de Moscou, des écrivains du « Nouvel Âge ». L’opposition est nette, celui qui se déclare pour la littérature est traité de bourgeois par Moscou ; celui qui entre dans un parti est accusé de trahison par M. Julien Benda.

En Allemagne, comme dans tout pays vaincu, la politique est la première préoccupation. Il est impossible à un écrivain d’éviter les problèmes politiques du jour, de faire appel à l’indépendance de la littérature, à la liberté de l’artiste ; le public n’accepterait pas ces alibis. On met à l’écrivain le couteau sous la gorge.

« — Prends parti, ou tu ne compteras pas pour nous ! »

On tire de l’oubli Börne, le journaliste juif ; l’autre camp remet au jour les poètes patriotes de 1813 et les historiens nationalistes de l’Empire. Thomas Mann, qui écrivait naguère les Considérations d’un personnage impolitique, se rallie à la social-démocratie dans une petite brochure intitulée Appel à la Raison.

Ce ne sont pas les poètes qui retiennent l’attention du public, c’est un Toller, un Bronnen, non pour leur valeur, qui est bien différente, mais parce que ce sont des écrivains politiques.

« À ce jeu, la littérature ne gagne rien », dira-t-on.

Peut-être, mais dans ce tournant dangereux de l’histoire, un écrivain a-t-il le droit de rester indifférent aux problèmes de l’époque ? Voilà une phrase qui semblerait bien grave, bien prussienne à un journaliste parisien. Invoquer le rôle social de l’écrivain ne serait pas, sans doute, moins ridicule : qui s’occupe de ces honnêtes faiseurs de rond dans l’eau ? S’il est vrai que l’esprit mène le monde, c’est à retardement ; sans quoi l’Europe serait faite depuis longtemps. Pourtant, sans même songer à une influence effective, je ne crois pas que la tour d’ivoire soit honnête ni même possible en 1931. Le clerc qui trahit vraiment, c’est, me semble-t-il, celui qui porte dans sa poche la carte d’un parti. Les injustices de l’esprit de parti, les falsifications imposées par la propagande, les concessions exigées par la doctrine, tout cela n’est pas pour l’écrivain. C’est un autre monde que le sien. Il y a dans sa production un élément irréductible de spontanéité, d’isolement, et même – pourquoi craindre le mot ? – un élément aristocratique. Il ne peut rien écrire de bon sur commande. Et sa voix n’est pas faite pour les places publiques. Le monde où il se tient lorsqu’il écrit ou songe à ce qu’il écrira est tout autre, on n’y respire pas de la même façon que dans les autres mondes. Il est différent du monde de tous les jours, et l’on ne peut même pas le faire entrevoir ou comprendre aux gens de tous les jours. Il est différent de celui de la raison et des chiffres, où vivent tous les techniciens et, parmi eux, précisément les spécialistes de la politique et de l’économie, qui traiteront l’écrivain d’intrus et de dilettante s’il chasse sur leurs terres. C’est un monde fermé, intérieur, inutilisable. Il est bon, il est nécessaire que l’écrivain s’y plonge ; sans quoi son occupation ne serait qu’un travail et son œuvre ne serait que de l’ouvrage. Mais il faut aussi qu’il en sorte, qu’il jette les yeux au-dehors et qu’il prenne position vis-à-vis des problèmes de son temps. Rien de ce qui lui est contemporain ne doit lui être étranger. C’est dans ce sens, mieux que par un renoncement ou une abstention qui sont des défaites, qu’il peut dire qu’il est libre.

Entre l’intégration au groupe, la soumission à une doctrine, à ses conséquences dans tous les domaines, et la tour d’ivoire, on peut trouver un milieu juste. L’art pour l’art, c’est bien ; l’œuvre d’art ne peut que perdre à vouloir démontrer. Mais dans l’artiste on aime à trouver un homme. Ces mots, malheureusement pompeux, ont un sens : il n’y a que trop de baladins. Ils sont méprisables, ces êtres qui font profession d’intellectuels et en prennent prétexte à toutes les lâchetés ; ils craignent les responsabilités et se retranchent derrière leur copie imprimée. Ils n’aiment pas l’eau froide.

Pardonnez-moi, c’est l’écrivain en moi qui a exprimé cette opinion, ce n’est pas l’homme !

Je suis de ceux qui croient que les opinions engagent.

 

10 novembre.

Le Dr Bär m’a annoncé que j’aurai bientôt une classe à faire seul. Il faudra faire conversation à des élèves choisis de première et de seconde. D’autre part, le Dr Bär tient à me donner des leçons de pédagogie ; il m’a convoqué après-demain à son appartement, qui est attenant au lycée.

 

11 novembre.

La maladie de lire les journaux, qui sévit à Philisterburg, ne m’a pas laissé indemne. Adler fait chaque soir, en revenant de son bureau, un détour pour aller lire aux vitrines les dernières éditions des journaux. Moi, je vais souvent les lire au café de la Cathédrale, qui e pour le lieu de réunion des intellectuels.

— Vous verrez, m’a dit M. Bürger d’un ton important, on y joue aux échecs, et presque toutes les publications d’Europe y sont en lecture, même la splendide Illustration !

C’est un triste lieu que le café de la Cathédrale, avec de la fumée, de grands rideaux solennels, du velours rouge et des mines plates ou sinistres. Mais tous les journaux y sont et je m’en grise. L’atmosphère est confinée, austère et propice au rêve. Tout près de la cathédrale aux tours nues comme des murs, on se sent presque en face de l’éternité ; bon observatoire pour lire les journaux. Cette lecture excite et trouble. Consulter sur un même point La Voix du Peuple, le Berliner Tageblatt, L’Observateur Raciste, L’Œuvre, Le Journal et L’Écho de Paris, c’est acquérir une vue contradictoire et complexe de la réalité.

C’est une vue d’ensemble, une vue philosophique. Malheureusement, je ne garde pas toujours cette égalité d’âme ; le nationalisme prend souvent une attitude si provocante que je sors du Café Dom la tête chaude et les nerfs tendus. Bien entendu, je fais la part de l’exagération, du mensonge, du respect de la position prise ; mais ce parti pris de dénigrement vient tout de même à bout de ma patience. Que l’on impute aux vainqueurs de la guerre la recrudescence des suicides, c’est assez bête pour influer sur l’opinion, et ça l’est trop pour m’irriter. Mais ces perpétuels commentaires malveillants sur la , qui les erait ?

Qui n’est pas patriote le deviendrait à ce régime. Un journaliste ayant appris qu’en les autos allaient à droite (rechts) écrit, dans le Journal de Philisterburg, qu’en les autos ont le droit (das Recht) d’aller où elles veulent. Un gardien de prison ayant fait fuir un prisonnier, ce sont de longues remarques sur les mœurs dans les prisons françaises. Le baccalauréat n’a pas de valeur, car on y triche, etc. Il semble que chaque journal entretient un envoyé spécial en pour moissonner toutes ces observations tendancieuses sur les mœurs. Sur le plan politique, la est le dragon gorgé d’or, qui s’endort sur les lauriers de la guerre et laisse le voisin mourir de faim. « N’acceptons rien de ces gens-là, ils nous le feraient payer au centuple ! Laissons-nous ruiner par eux, et établissons seuls la force et la grandeur de l’Allemagne, sans rien devoir à ces égoïstes ! »

C’est ainsi que l’on prépare l’opinion mondiale. Si une nouvelle guerre survenait, ne doutons pas que la , grâce à sa prudente politique de conservation, en serait regardée comme responsable (mais la destruction serait telle que cela n’aurait plus d’importance). Il y a cependant une question qu’il est impossible de ne pas poser : qu’auraient fait les Allemands s’ils avaient été vainqueurs ? N’auraient-ils pas été plus sévères encore ? Et n’auraient-ils pas, au nom de l’honneur, fustigé des noms les plus infâmes les moindres tentatives de révision ? Il y a une façon d’avoir toujours raison : si vous êtes vainqueur, tâchez de le rester ; si vous êtes battu, criez à l’injustice, tâchez d’apitoyer le monde et traitez votre vainqueur de brute impitoyable. C’est là ce qui s’appelle être mauvais joueur. Je me place, bien entendu, au point de vue des nationalistes, pour les attaquer sur leur propre terrain, et dans les termes mêmes qui nous auraient été appliqués, dans le cas inverse. Car, personnellement, je crois puéril de continuer à considérer les peuples comme des individus, et à les juger suivant la justice qui régit les individus. Le traité de Versailles n’est pas un traité, mais une punition. On ne raye pas par vengeance une nation de la liste des puissances ; les autres en subissent, et en subiront davantage encore, les conséquences. La question de la responsabilité de la Guerre, que certains regardent comme capitale, me paraît de second plan.

Telles sont les réflexions que je suis souvent obligé de faire en sortant du café de la Cathédrale. Certes, il faut faire la part de la bravade, mais que le nationalisme, avec ses airs de tranche-montagne, est donc odieux ! Le pire est qu’il ne sert à rien. Sur le plan moral, il engendre la haine, sur le plan économique, il fait fuir les crédits, et, en politique, il montre une complète incompréhension des circonstances. L’heure n’est pas de dresser les nations les unes contre les autres et d’élever toujours plus haut les murs des frontières, elle est à l’union. Le nationalisme ne sauvera pas l’Allemagne. Il ne fait que retarder l’évolution inéluctable. Nous pouvons, d’ailleurs, le lui reprocher, si nous sommes aveugles : car c’est nous qui l’entretenons et lui donnons des arguments. La possède, elle aussi, d’honnêtes patriotes auxquels elle accorde toute sa confiance. Leur mot d’ordre est de se méfier : « Ne croyons pas une syllabe des promesses que peuvent nous faire les Allemands. Ce sont des hypocrites qui ne songent qu’à la revanche. » Poches cousues et fusil au poing, c’est ce qui s’appelle la politique de la prudence, ou encore de la peur. « Maintenons ce qui est », comme dirait Metternich. Ce sont là paroles de vainqueur. Mais l’équilibre a été détruit à votre profit, et vous ne lutterez pas contre l’histoire qui tend à le rétablir. Si vous ne donnez de bon gré la puissance que vous avez en trop, vous la perdrez par quelque autre voie. Et déjà vous subissez les conséquences des difficultés de vos voisins. Patience : on verra pire.

Ce qui donne de la force à ces autruches et leur vaut du crédit, ce sont les rodomontades des nationalistes allemands. Et, réciproquement, ceux-ci n’ont pas de meilleurs arguments contre la que les discours et les actes de nos patriotes. Un accès de M. Franklin-Bouillon fait à peu près le même effet en Allemagne qu’en une manifestation du Casque d’Acier. M. Clément Vautel a beau protester qu’en nul ne songerait à des manifestations aussi abominables, nous lui parlerons de la paille et de la poutre. Les réactions ne sont pas les mêmes, voilà tout. Le nationalisme français n’est pas aussi bruyant que l’autre, mais il est au pouvoir[10]. Dans un pays, le nationalisme est militant, dans l’autre, il est triomphant. Dans l’un comme dans l’autre, il est la plaie de la politique extérieure et le point noir de l’avenir.

 

Les Philisterbourgeois lisent Le Matin, Le Journal et Le Temps. Ils y trouvent ce que la appelle des rapports de bon voisinage. « Vous pouvez crever de chaud ou de froid, je ne vous aiderai que si vous êtes bien sages. » La cigale et la fourmi. Mais il y a une famine aussi pour la fourmi.

Et Hitler ? Il est plaisamment la bête noire de la presse française. C’est le monstre, la brute, l’histrion génial, la Terreur. Quand voudra-t-on le comprendre ? Hitler est le fils du traité de Versailles.

 

Novembre.

Il y a deux sortes de mauvais voyageurs : celui qui transporte partout avec lui les façons de sentir et de juger de son pays, les prend pour norme et pour terme de comparaison et ne trouve naturellement que des critiques à faire ; l’autre sorte juge systématiquement que tout est mieux à l’étranger.

Le plus souvent, celui qui n’est pas de parti pris loue ceci et blâme cela ; la comparaison, s’il tient à la faire, lui paraît tantôt à l’avantage, tantôt au détriment de son pays. Aussi renonce-t-il vite à comparer, ne voulant pas entreprendre un ridicule et impossible bilan sur deux colonnes : les grandeurs à opposer ne sont pas commensurables. Vérité en deçà du Rhin, erreur au-delà. En traversant la frontière, on entre dans un nouveau monde. Toutes les valeurs y sont différentes, les symboles n’y sont pas les mêmes.

La géographie, l’histoire, la culture ont donné aux mots un contenu tout différent.

Il n’y a pas entre les mots abstraits des deux langues d’équivalences parfaites ; les meilleures traductions ne sont que des approximations ; tout ce qui forme l’intonation et le rythme ne peut naturellement er d’une langue à l’autre, et même la façon de penser, d’ordonner les pensées, diffère complètement. Si cultivés, si attentifs qu’ils soient, un Allemand et un Français ne peuvent se comprendre qu’à demi.

Le moindre devoir d’un Français à l’étranger est donc de renoncer à tout orgueil national. On ne lui demande pas de se naturaliser : c’est impossible. « Beyle, Milanese » : c’est une fantaisie ou une absurdité. Mais qu’il renonce à être l’éternel Français dont les étrangers sourient en le déclarant incorrigible : l’homme de société plein d’anecdotes et de bonnes fortunes, qui juge tout au nom du goût. C’est ce personnage-là qui devrait disparaître, ou bien se cacher dans les ambassades. La modestie n’est pas son fort ; il n’est pas très bête, et c’est ce qui le perd ; il se rassasie de quelques observations hâtivement récoltées et, comme il a le snobisme des mots étrangers, du cosmopolitisme et du style à facettes, il peut se donner l’air très fort aux yeux de quelques provinciaux.

Ce Français qui a tout vu, qui sourit de tout et sait résoudre toutes les difficultés par une formule ou une pirouette, n’est pas toujours tout à fait mort en nous. Il faut le tuer. C’est le démon de la facilité qui le tient en vie. Comme les Allemands, par exemple, prêtent à rire, et qu’il est aisé de s’en débarrasser par une caricature ! Cela implique, pour se borner à l’esthétique, de la fatuité nationale et des idées très arrêtées sur ce qui est beau. « Ceci est beau, cela ne l’est pas. Les Français ont du goût, les Allemands n’en ont pas. Pourquoi ? Je ne saurais le dire, mais c’est ainsi. » Tel est le langage de mille Français. « Croyez-vous que c’est laid, ces meubles boches, ces maisons boches ! Sans parler de la façon dont ils sont fagotés ! »

Ils ne disent pas : « je trouve que c’est laid », mais « c’est laid ». Souvent l’on retrouve ici le vieux débat classico-romantique de la beauté harmonieuse et de la beauté expressive. Mais ons.

À vrai dire, – c’est une opinion subjective, – je ne peux pas trouver beau le spectacle que les Philisterbourgeois m’offrent dans la rue. Je n’ai jamais vu tant d’estropiés, d’aveugles et d’épileptiques : si j’étais Prussien, j’en tirerais des conclusions sur la race. Dans ce pays terne, les couleurs sont vives et singulièrement associées. Les enfants qui sortent du berceau sont empaquetés dans des maillots de laine rouge, verte et jaune, et l’on unit souvent, dans le costume, le violet et le rose, l’orange et le vert feuille, le vert oseille et le rouge sang de bœuf. Tout cela, non plus que l’aspect physique de beaucoup de Prussiens, ne me paraît pas beau. Mais pourquoi vouloir faire un dogme de mon goût, qui est peut-être le goût français ? La laideur de ces hommes et de ces choses est-elle absolue ? Et n’avons-nous pas, aux yeux des Allemands, bien d’autres ridicules qui nous échappent ? De toute façon, la question est mal posée. Nous n’avons pas le droit de juger un peuple sur sa laideur. Que les Français se méfient du beau, la soumission à l’esthétique est un signe de décadence.

Son abus vicie les jugements et fausse l’esprit. Trois Français sur quatre sont portés à confondre le beau et le bon. Nous ne sommes plus au dix-huitième siècle. Le règne de l’aimable et du joli devrait être é. La civilisation esthétique sur laquelle nous vivons encore a fait son temps. S’il est un point par lequel la est retardataire, c’est celui-là. Le culte de l’argent et le culte du beau (ou de ce qu’on prend pour tel et qui s’obtient avec de l’argent) sont deux maladies, deux épidémies.

 

Novembre.

Je me suis présenté à quatre heures chez le Dr Bär, pour la leçon de pédagogie. L’appartement est tel que je l’attendais ; il suffit de le voir pour deviner que le propriétaire professe la religion évangélique. Des affiches louant la vertu fortifiante du chant, peinturlurées par des élèves, engagent à entrer dans le « chœur de la Cathédrale » (directeur : docteur Bär). Ailleurs, on voit des panneaux exhortant à la vertu et, sur un piano, de la musique d’église. Les meubles ont la couleur sévère des bancs dans les temples.

Le Dr Bär, souriant et sale dans son costume à carreaux, semble ravi de me voir.

« Commençons tout de suite, dit-il. Votre collègue anglais doit venir, mais nous ne l’attendrons pas. »

Sur quoi, il m’a appris bien des choses. Depuis la guerre, les Allemands ont réformé l’enseignement pour le rendre plus attrayant et plus vivant. Le cours fait ex cathedra par un professeur ne souffrant pas d’être interrompu a été proscrit. La classe est une petite société où le professeur et les élèves travaillent dans un but commun. Il faut supprimer la barrière qui les séparait naguère ; le professeur doit descendre de sa chaire, se mêler à ses disciples et s’entretenir familièrement avec eux des matières de l’enseignement. « Nous voulons, disent les réformateurs, que chacun ait sa part dans l’activité générale, nous voulons faire entrer du soleil dans la classe. »

Pratiquement, j’ai vu fonctionner le système : il exige du professeur plus de qualités qu’il n’en a généralement ; il faut qu’il soit vif et entraînant, qu’il tienne les rênes en main et mène la discussion, tout en sachant provoquer les questions des élèves. Chez Jäger, l’historien ami des dates, la chose est simple : il n’applique pas du tout le système. Bürger, faute d’intelligence et d’autorité, aboutit à l’anarchie complète et s’effondre sous le ridicule. Chez Apel, – mais ce ne peut être qu’un cas isolé, – le système fonctionne avec une perfection presque incroyable.

Le Dr Bär m’a longuement parlé de la discipline. Je recopie une partie des notes que j’ai prises en l’écoutant :

« Il faut respecter l’âme de la jeunesse. Chaque élève est une petite majesté. Que les professeurs emploient un langage correct, qu’ils s’abstiennent de mots d’argot et d’expressions blessantes pour la jeunesse. Il faut la prendre avec une tranquille fermeté. La jeunesse ne veut pas être traitée comme une femme. Mais il faut respecter son sentiment de l’honneur ! Ne jamais donner de gifles en première. Dans les classes inférieures, c’est une autre affaire. Mais, avec les grands, on ne doit se servir que de mots. Voici une anecdote. Un jeune professeur, chargé de remplacer un jour un collègue de première, n’est pas bien reçu par les élèves ; ils se tiennent mal et font du bruit. Il reste sur le seuil et dit poliment :

— Excusez-moi, je suis nouveau ici ; je cherchais la première et je me suis trompé : vous n’êtes pas des élèves de première.

« Il faut les prendre par l’honneur ! Mais tout le monde n’a pas autant de sang-froid. Je vais vous conter une autre histoire. Un jour, j’avais réuni de jeunes professeurs (des « référendaires ») pour une conférence de pédagogie. Je leur dis en insistant :

« — N’oubliez pas que les châtiments corporels sont interdits !

« Quelques jours plus tard, je reçois la visite du père d’un élève : un homme digne et calme, mais très mécontent. Il se plaint que son fils ait été giflé à plusieurs reprises par un professeur.

« — Je fais partie du Casque d’Acier, me dit ce monsieur. Dans cette organisation, on exclut tous ceux qui infligent des châtiments corporels.

« Eh bien, le coupable était un des jeunes auditeurs de la conférence ! »

Ici, le Dr Bär s’arrête, prend un air malin, plonge son menton dans sa main, et continue en faisant une pause entre chaque phrase :

« Je le fais venir… Je le regarde longuement sans rien dire.

Il ne bouge pas.

— Vous avez battu un élève…

— Oui.

— Vous saviez que c’est interdit ?

— Oui.

— Vous l’avez giflé plusieurs fois ?

— C’est vrai.

— Savez-vous que vous pouvez perdre votre place pour toujours ?

— Oui…

« Il savait tout cela et il l’avait fait tout de même ! Et savez-vous pourquoi ? Il me l’a avoué ensuite ; des collègues lui avaient dit : « Dans cette classe-là, vous ne vous en tirerez pas sans une paire de gifles ! » Et il l’avait cru ! Au lieu de croire son directeur ! Voilà la jeunesse ! Et pourquoi plusieurs gifles ? Parce qu’il avait perdu tout contrôle sur lui-même. « J’ai frappé à tour de bras », me dit-il. J’ai pu lui conserver sa place, mais non sans peine, je vous assure. Depuis, il est devenu un de nos meilleurs maîtres et mon ami personnel. »

Le Dr Bär m’a parlé aussi des sanctions permises. Éloge de la punition : « Si un élève s’est mal conduit et reste impuni, qu’arrive-t-il ? La jeunesse tombe dans une indiscipline effroyable. Il faut tout comprendre, mais non tout pardonner. Il y a dans l’âme de tout homme une canaille. On doit avoir le courage de punir. La punition est un moyen de purification. Elle sert à affiner le sens moral. Mais comment punir ? Tout d’abord – c’est la moindre punition – un regard sévère, jeté sans interrompre la classe. Si cela ne suffit pas, on lève le doigt d’un air menaçant. Ensuite, vient l’observation faite d’un ton sec ; pour être effective, elle doit être brève : « Je n’aurais pas attendu cela de vous ! » Si l’élève persiste, on inscrit dans le cahier de classe un blâme nominal. Les sanctions plus graves et plus rares sont la retenue, où le professeur vient surveiller lui-même l’élève consigné, l’avertissement et l’exclusion. On peut encore, ce qui produit un grand effet, prendre l’élève à part et lui dire : « Cet après-midi, vous viendrez me voir chez moi. » Et là on lui fait un sermon. Mais tout cela devrait être inutile. Tout cela n’arrive pas quand le professeur est intéressant. Il faut aussi qu’il aime la jeunesse et qu’il soit juste. La jeunesse est très sensible au juste et à l’injuste.

« La discipline est le bien le plus précieux de la classe. Qui représente la discipline ? Tout le monde, directeur, maîtres et élèves. Les élèves eux-mêmes sont responsables de la discipline, ils portent la casquette blanche, ils doivent en soutenir partout l’éclat et la renommée. Nous sommes sur terre pour devenir des personnalités morales. »

Pendant deux heures, le Dr Bär a déversé sur moi des tonnes de bon sens et de niaiseries désuètes. L’assistant anglais, bien avisé, n’a pas paru.

 

Novembre.

Les Français considèrent généralement la social-démocratie comme le plus grand espoir de la . « Si tous les Allemands devenaient républicains, pense-t-on volontiers en , même dans les groupes nationalistes, qu’il serait facile de s’entendre ! » « Nous haïssons le marxisme pour nous, mais seuls les marxistes d’Allemagne nous veulent du bien. Encourageons-les. »

Il suffit de venir en Prusse, à Philisterburg par exemple, pour attendre beaucoup moins des social-démocrates. À vrai dire, leur principale grandeur est dans le é ; ces temps héroïques que vit actuellement le fascisme hitlérien, la social-démocratie les a connus jadis. Aujourd’hui, elle a pratiquement cessé de lutter. Elle a réalisé l’État républicain en 1918, croyant ou voulant faire croire que ce serait une panacée. Par la suite, elle a voulu combler le gouffre du mécontentement général avec d’énormes dépenses sociales : c’était faire un trou pour en boucher un autre. Mais la social-démocratie s’en est tenue là. Elle s’est bornée à combattre, en un style châtié, sur le plan idéologique, – car souvent les idées justes sont de son côté, – mais sans faire grand-chose pour la cause.

Les social-démocrates occupaient les places de l’État et s’attribuaient des traitements souvent scandaleux ; « L’État socialiste, mais nous l’avons ! » disaient ces gens en place. Leur seconde erreur a été d’ettre parmi eux des capitalistes plus soucieux de crédit que de politique et désireux d’inspirer confiance à la finance internationale. Malgré l’habileté de ses théoriciens, la social-démocratie ne peut nier l’évidence : ces révolutionnaires sont devenus des conservateurs, ces socialistes ont partie liée avec le capitalisme. Voilà pourquoi ils ont perdu près de six cent mille électeurs le 14 septembre.

Les vainqueurs de cette journée, ce sont les hitlériens avec un gain de cinq millions six cent mille voix, et les communistes, qui en gagnent treize cent mille. Par leurs fautes, les socialistes ont laissé la partie belle à ces extrémistes : ceux de droite, dans leur campagne à la fois démagogique et nationaliste, leur font partager avec les vainqueurs de la guerre la responsabilité des malheurs de l’Allemagne. « Supprimons les fonctionnaires, ces « bonzes » qui écrasent le peuple ! Supprimons le revenu de l’argent ! Respectons le travail et non l’argent ! »

On a voté en masse pour ces destructeurs qui promettaient la lune. Pour éviter toute confusion sur les programmes, ils se débarrassaient ainsi des communistes :

« Les socialistes veulent vous ruiner, vous vendre à la , et les communistes veulent vous vendre à la Russie et organiser l’anarchie.

« Nous mettons la qualité d’Allemand au-dessus de la qualité d’homme et l’ordre général, l’intérêt commun au-dessus du bon plaisir individuel. »

À peine porté au rang de second parti d’Allemagne et encore étonné de sa nouvelle puissance, le national-socialisme a dû s’apercevoir qu’il n’avait pas d’idéologie cohérente. Il ne pourra jamais supprimer les contradictions capitales qu’il renferme.

Le nom seul en dit assez : le nationalisme et le socialisme, tirant en sens inverse, écartèlent le national-socialisme.

« Nous combattons, disent les gens de Hitler, l’esprit de la Révolution française. Nous croyons qu’il n’y a rien de bon à tirer de la Déclaration des Droits de l’Homme. Nous savons que cet esprit n’a eu en Allemagne qu’une influence pernicieuse. C’est lui qui, sous le nom de libéralisme, a infecté le XIXe siècle et c’est encore lui qui, aujourd’hui, sous le nom de capitalisme, est la cause de tous nos maux ! »

Voilà qui est net : les hitlériens sont réactionnaires, aristocrates, romantiques, fascistes. Ils sont hostiles au gouvernement populaire, au matérialisme, à la liberté. Ils croient qu’une bonne entreprise ne marche pas sans un chef à poigne. Ils ne croient pas à l’égalité des hommes, qui revient à faire gouverner les faibles, et ils veulent que le pouvoir revienne aux plus forts et aux meilleurs, conformément à la sélection naturelle. Tout cela est logique, classé, et pourrait se retrouver chez Nietzsche. Les difficultés commencent lorsque les nationaux-socialistes s’attaquent au capitalisme et annoncent tout un programme de réformes sociales comprenant la suppression de la propriété. Cela n’est plus logique du tout. Lequel de ces ennemis de Moscou m’expliquera comment Hitler peut prendre sur plusieurs points Moscou pour modèle ? Je n’ai pas besoin de poser la question : c’est pour avoir plus d’électeurs que le parti a voulu réunir deux doctrines opposées. Aussi n’y a-t-il pas d’unité dans ses colonnes ; ce parti ne représente pas une classe déterminée de la nation, il se vante d’avoir des membres dans toutes les classes et en donne pour motif que ses idées conviennent au peuple entier. En réalité, il groupe les mécontents et les affamés de toutes catégories ; son nationalisme attire bien des anciens officiers, des propriétaires et des intellectuels, et sa démagogie a trompé d’innombrables ouvriers à qui l’on disait : « Chacun de vous aura sa place dans l’État nouveau et chacun de vous y recevra du travail. »

Ces paroles de propagande ont eu leur effet ; et c’est grâce à elles que le parti peut affirmer qu’il est un parti d’ouvriers. Mais on ne s’y trompera pas longtemps. Le national-socialisme n’a pas moins de liens avec le capitalisme que la social-démocratie. Il ne les avoue pas davantage, mais il est notoire que de nombreux industriels et financiers allemands le subventionnent, en sachant bien qu’il est un organisme de combat contre la révolution ouvrière. C’est avec l’argent de ce capital qu’il fait profession d’abhorrer, que Hitler entretient ses journaux, ses orateurs, ses chefs de groupe, ses sections d’assaut et la « Maison brune » de Munich d’où il dirige le parti.

L’autre vainqueur des élections du 14 septembre, c’est le communisme, avec six millions quatre cent mille voix. Sa position à l’égard des autres partis est simple : tous à ses yeux représentent le capitalisme. La compromission de la social-démocratie est un des meilleurs arguments du communisme, qui a dû gagner bien des électeurs à son détriment. Le K.P.D. (Kommunistische Partei Deutschlands) a un objectif très clair et non dissimulé : il veut soviétiser l’Allemagne. Cela implique un immense acte de foi, qui tient en une phrase : « Je crois à l’État marxiste. »

Des millions de travailleurs et beaucoup d’intellectuels adoptent ce credo avec une parfaite sincérité. Naguère, l’écrivain Toller l’a affirmé à la T.S.F., dans une discussion courtoise avec un national-socialiste : il attend tout de la transformation de l’État. La situation du parti communiste en Allemagne est meilleure qu’en . Il joue un rôle au parlement, et le gouvernement, qui est du centre, ménage les Soviets par intérêt économique. Voici ce qu’il ne faut pas oublier si l’on veut prévoir : au milieu de la et de ses satellites [Belgique, Pologne, Tchécoslovaquie[11]], l’Allemagne se sent isolée ; il est impossible qu’elle tourne le dos à la Russie. Si le communisme envahit l’Europe, ce sera probablement par l’Allemagne. À ce moment, toutes nos discussions de politique occidentale, toutes nos combinaisons diplomatiques, tous les appels à la prudence de nos journalistes, tout cela n’existera plus. Que l’on jette les yeux sur une carte de l’Europe et l’on sourira des sujets habituels de nos préoccupations : que veulent les Casques d’Acier, que dit M. Treviranus ? Hitler sera-t-il dictateur ? Que fera Brüning si… ? etc. Cessez donc de trembler, cessez donc de haïr. Le péril ne vient jamais d’où on l’attend.

 

Novembre.

J’ai été présenté à M. Bruneau, le principal professeur de français du second lycée que dirige le Dr Bär. Ce géant chauve et monoclé a épousé en secondes noces une Française qui est sa cousine. Il m’a invité à lui rendre visite et m’a montré dans l’ensemble beaucoup de bienveillance protectrice. Je crois volontiers qu’il a besoin de son monocle, mais il en abuse. Il m’a déclaré, dans son langage traînant et affecté, qu’il connaissait parfaitement la , où il va chaque année, et la littérature française, qui est sa spécialité.

— Alors, vous devez la connaître mieux que moi ?

— C’est bien possible.

J’ai encore assisté à une classe de M. Bürger, qui m’a tenu dans le couloir ces graves propos :

— Il existe ici une maison américaine appelée Woolworth. Les Philisterbourgeois prononcent : « Vaulevorte » ; mais moi, qui suis professeur d’anglais, j’essaye de prononcer correctement ; mais je risque de n’être pas compris, et c’est, en effet, ce qui m’arrive souvent… Vous avez bien dû remarquer la boutique ; elle est sur la grande rue, dans la maison qui porte une plaque commémorative de la guerre de Trente Ans ; et le fronton porte : « Boutique à vingt-cinq et cinquante pfennigs ». Donc, Woolworth vend des lames de rasoir tout à fait extraordinaires. Vingt-cinq pfennigs la douzaine. Figurez-vous que je tiens comptabilité de l’usage qu’elles me font. Je suis arrivé une fois – c’est absolument vrai – à utiliser la même lame jusqu’à trente fois… Trente fois ! Les Anglais diraient que c’est un record… Il est vrai que je n’ai pas la barbe très dure…

En entrant, il dit aux élèves :

— Nous allons prendre, aujourd’hui, La Princesse lointaine, une très belle pièce de Rostand, qui vous donnera une idée de ce que fut le mouvement néoromantique français. Qui était Rostand ?

— Un néo-romantique.

— Bon. Eh bien ! La Princesse lointaine, que nous allons commencer aujourd’hui, c’est de l’idéalisme de la plus pure eau.

Il se tourne vers moi :

— Je leur parle allemand pour aller plus vite. De la plus pure eau est une expression allemande qui signifie très pur ; nous disons par exemple : « Un idéalisme de la plus pure eau »…

M. Bürger m’a emmené au Café du Dom lire les journaux français. La est le pays de l’ordre, de l’équilibre, de la mesure. C’est le pays du désarmement moral. Arrière, les Barbares germains, les Force-prime-le-droit. Nous saurons bien vous mettre au pas.

Pas trop d’indulgence pour cette presse patriote : elle est plus méchante que bête ; elle sait qui la paye. « Nous voulons la paix ! Pas un Français conscient ne souhaite la guerre ! » s’écrie M. Vautel, et, avec lui, des milliers de Français conscients. Mais combien de Français feraient le nécessaire pour la paix ?

 

Décembre.

Mon déménagement m’a fait négliger quelque temps ce journal. J’ai quitté Mme Bügler, qui ne me servait que des sous-produits. Je l’ai su par la bonne qui venait d’être chassée, mon palais n’étant, bien entendu, pas assez fin pour distinguer le beurre de la margarine. La scène de la rupture a été tragique : l’honnête femme comptait vivre de moi tout l’hiver et avait déjà fait plus d’une acquisition à crédit. Elle a pleurniché, me suppliant de changer d’avis : naturellement, je suis resté inébranlable. Quand elle a vu qu’il fallait perdre cet espoir, elle est sortie en se gonflant de dignité et ne m’a plus adressé la parole.

Maintenant, je suis tombé sur une bigote à trogne rouge dont on m’avait vanté la cuisine. Elle m’a dit tout de suite qu’elle avait été millionnaire. Son mari, un boucher lorgnonné à la moustache rogue, trône dans un cadre doré à la salle à manger ; il est mort de l’inflation, qui avait anéanti une fortune réalisée dans les grains. La veuve Grimm, c’est le nom de cette monstrueuse créature, vit avec sa fille de douze ans, dont elle vante le génie, dans un appartement trop vaste. Comme elle ne sait rien faire, sans doute, elle prend des pensionnaires.

J’ai un bureau fabriqué, paraît-il, par le menuisier de l’empereur.

Au mur : Frédéric II, Bismarck et Hindenburg.

— Le maréchal a vécu à Philisterburg, me dit Mme Grimm en faisant luire ses yeux de lapin albinos. C’est un ami de la maison.

Mme Grimm est courtaude. Elle s’habille de noir. Elle a des mains bouffies et rouges. Elle ne sent pas bon, car elle est assez hypocrite pour ne prendre soin que de ce qui se voit. Son cou puissant et bref e une tête aplatie. Petit front, petit cerveau, petits yeux blessants enfouis sous les paupières. Le visage entier est singulièrement rougeaud et couperosé. Mme Grimm se donne pour une femme intelligente et cultivée ; elle professe un mépris infini pour les « femmes du peuple » du genre Bügler ; elle a, dans sa salle à manger, des portraits guindés de Goethe et de Schiller, et, dans sa bibliothèque, les lettres de Bismarck à sa fiancée reliées en veau. Sa fille est dans une école religieuse et si l’aînée, qui travaille à Berlin, est la maîtresse de son directeur, personne ne le sait à Philisterburg. Dans l’échelle sociale, Mme Grimm est d’un degré au-dessus – c’est-à-dire au-dessous – de Mme Bügler.

 

Décembre.

Au début, les grands élèves qu’on m’a donnés se sont montrés curieux et méfiants. La première fois ils étaient venus en assez grand nombre. Au bout de quinze jours, ils ont diminué de moitié ; maintenant, ils sont quatre ou cinq, et nos entretiens sont tout à fait intimes.

Ce qui frappe, c’est leur assurance. À dix-sept ans, il semble que leur parti soit déjà pris sur toutes choses. Ils savent très bien ce qu’ils méprisent et ce qu’ils aiment, et ils ne le cachent pas.

— Que pensez-vous de Heine ? leur ai-je demandé.

— Heine n’est pas Allemand.

— Pourquoi ?

— Il est Juif.

— Mais encore ?

— Son génie n’avait rien d’allemand. Il n’est pas des nôtres.

Ils se montrent aussi catégoriques sur tous les points. Ils jugent leurs professeurs à leurs opinions politiques ; le mot pacifiste leur donne une moue de profond dégoût. Je les ai interrogés sur un de leurs professeurs, qui m’avait marqué, en termes gauches mais sincères, beaucoup de sympathie pour la .

— Ce monsieur ne vaut pas grand-chose. C’est un social-démocrate.

Je lui ai cité ce propos en m’étonnant du chauvinisme des élèves. Il m’a répondu ce que j’attendais :

— C’est l’âge, cela leur era. Nous avons tous été ainsi à cet âge.

Nous voilà loin de l’égotisme romantique. Ces adolescents ne prennent pas du tout leur moi pour le centre du monde, ils semblent ignorer ce stade nécessaire. Ils se considèrent avant tout comme membres d’une communauté, dans laquelle ils veulent réaliser les meilleures performances possibles. Ils sont sincèrement heureux de jouir des études coûteuses du lycée et ils en ont une grande reconnaissance à leurs parents. Ils travaillent beaucoup pour profiter de cet avantage et deviendront certainement des médecins consciencieux, des magistrats médiocres, des fonctionnaires modèles. La littérature ne les intéresse pas : à quoi sert-elle donc ? Ils lisent Bronner parce qu’ils y trouvent de la politique de parti, mais ils ne lisent pas Goethe pour diverses raisons : c’est froid et classique (ils veulent du piment) ; ce n’est pas actuel (les journaux sont leur pâture idéale) ; surtout, – ce qu’ils ne disent pas, – ils ne sont pas en état de comprendre les leçons de Goethe. Ils ne paraissent pas capables de s’intéresser à eux-mêmes, et ils ne sont d’ailleurs pas intéressants. Ils s’occupent de questions mondiales et croient s’élever par là au-dessus du vulgaire. Un article de journal, même fantaisiste, sur le problème de la natalité en , leur fournit un alibi suffisant contre l’accusation de philistinisme. Ils n’en sont que davantage des Philisterbourgeois, des embrigadés, des caporaux. Je n’envie pas leur jeunesse coriace.

 

Décembre.

Il paraît que la ville est très connue pour ses constructions modernes. Je suis allé voir un quartier entièrement neuf aux maisons plates bien alignées sur de petites rues sans autos et sans cris. Ces constructions sont, à coup sûr, excellentes par l’économie, le confort, la lumière, etc., et les objections que l’on peut faire ne sont que sentimentales, c’est-à-dire nulles : en urbanisme, c’est bien l’avantage du plus grand nombre qui commande et non le caprice individuel ; mais que sera notre architecture mentale lorsque nous habiterons tous dans des maisons semblables ?

Pour le moment, nous sommes dans un stade intermédiaire. Les logis sont nouveaux, mais on n’y a pas mis d’hommes nouveaux. Partout ressortent, comme des racines sous le roc, les goûts et les manies de chacun. Derrière les vitres de ces façades singulières, on imagine des âmes différentes de celles que l’on connaît ; mais il suffit de s’approcher pour voir aux balcons les géraniums et les cactées, et, derrière les fenêtres, le râtelier à journaux et le bonnet à cafetière.

 

Décembre.

Je prends mes repas à la table de Mme Grimm, qui ne manque jamais de dépêcher une prière pour son Dieu. La conversation n’est pas cordiale : ne suis-je pas en partie cause des malheurs de mon hôtesse ? Elle a été ruinée par l’inflation, et la n’est-elle pas pour quelque chose dans l’inflation ? Or, je suis Français. Un tel raisonnement est à la portée de cette cervelle.

L’hostilité de Mme Grimm se marque de façon plaisante. Elle m’a demandé, l’autre jour, à propos du portrait de Goethe :

— La a-t-elle aussi de grands écrivains ?

— Pas un seul, ai-je répondu tranquillement. Figurez-vous que nous ne lisons que des livres traduits de l’allemand.

Elle ne s’est pas étonnée.

L’Allemagne, a-t-elle ajouté, est le pays des écrivains et des penseurs, c’est connu.

(Méchants penseurs, ils ont eu de l’esprit pour le reste de leurs compatriotes.)

Comme je le supposais, Mme Grimm ne lit pas les livres de sa bibliothèque. Ils sont là pour les titres. Aux yeux de sa fille, qui est intelligente et effrontée, elle ne voudrait pour rien au monde découvrir ce qu’elle est : une bourgeoise bornée, inculte et prétentieuse. La petite lui parlait, hier, de musique.

— Qui est Bach ?

— Un musicien allemand.

— Qu’a-t-il fait ?

— De la musique religieuse.

— Et Schiller, est-il un musicien ?

— Non, c’est un poète.

— Quand est-il né ?

— En 1759.

— Et Beethoven, quand est-il né ?

— Beethoven, ce n’est pas un Allemand.

 

Décembre.

Le second libraire de la ville expose une carte d’Europe conforme au traité de Versailles. Mais des ficelles tendues avec des punaises marquent les frontières anciennes – ou futures. N’en faisions-nous pas autant après 1870 ? Toute la question est là.

 

Décembre.

Je rapporte la conversation que je viens d’avoir avec un élève. Ce n’est pas le plus bête. Il est en seconde et va quitter le lycée pour entrer dans les affaires. Son cas est spécial : c’est un minoritaire, Allemand de race et Tchécoslovaque de nationalité.

Nous parlions, bien entendu, de la situation actuelle. Kraus, petit brun au regard malicieux, mélangeait plaisamment le français et l’allemand :

— On ne connaît pas assez la situation telle qu’elle est. L’Allemagne a, aujourd’hui, c’est le chiffre le plus récent, quatre millions et demi de chômeurs.

Il tire un carnet de sa poche :

— J’ai inscrit ce chiffre, sans commentaires, sur ce carnet, et si jamais je deviens grand-père, je montrerai à mes petits-enfants, qui auront peine à me croire, qu’en 1930 l’Allemagne avait quatre millions et demi de chômeurs. Comprenez-vous ? L’Allemagne traverse une période terriblement difficile de son histoire. Il y a de la misère, je vous prie de le croire. Et les maisons de commerce font faillite par centaines. L’Allemagne a perdu la guerre. Nous ne l’oublions pas. Nous sommes dans l’abîme, mais, nous nous relèverons.

Il est souriant et décidé.

— Les Polonais ont profité de la guerre. La a en eux des amis indignes. Il est inissible que les Allemands de la Prusse orientale soient séparés de leur patrie, et il est honteux qu’un Berlinois ait besoin d’un eport avec le visa polonais pour se rendre à Königsberg, ville allemande ! Vous ignorez, votre presse ne vous dit pas, les vexations quotidiennes dont souffrent les Allemands qui traversent la Pologne. Ces Polonais sont des chiens, ils n’ont pas le droit de nous traiter comme ils le font.

Je comprends quel obstacle est la Pologne au fameux « rapprochement franco-allemand ».

Dans son exaltation contenue, Kraus devient soudain puéril :

— Les Polonais peuvent attendre. Ils recevront leur châtiment. Quand nous en aurons assez, nous les rosserons.

— Cela provoquera une guerre mondiale.

— Ce n’est pas sûr. Les colonies sont en train de se détacher des puissances européennes. Vous nous avez enlevé nos colonies, mais vous perdrez les vôtres. Peut-être serez-vous alors trop occupés à les retenir pour songer à la Pologne… Il ne s’agit pas seulement de la Pologne, d’ailleurs. En Tyrol méridional, Mussolini interdit l’emploi de l’allemand jusque dans les conversations privées. À la frontière tchèque, il y a des villages entièrement allemands qui appartiennent pourtant à la Tchécoslovaquie. Dans l’un d’eux, les Tchécoslovaques ont fait construire une école tchèque, vaste et luxueuse, pour six élèves.

— Vous-même, vous êtes Tchécoslovaque ?

— Je suis Autrichien, mais le traité de Versailles a changé cela.

— S’il y avait la guerre entre l’Allemagne et la Tchécoslovaquie, vous seriez en minorité, et obligé de marcher ?

— Nous sommes plusieurs millions dont le parti est déjà pris : nous déserterons, ou bien nous leur casserons la figure !

Je demande à Kraus ce que ses parents lui donneront pour Noël.

— Des livres.

— De la littérature ?

— Ah ! Non ! Je ne lis que de l’histoire et de la politique.

— Et, dans ce domaine, quels sujets vous intéressent ?

— L’Histoire contemporaine et, en particulier, la responsabilité de la guerre.

— Vous êtes parvenu à une conclusion ?

— J’ai peur de vous choquer.

— Je vous en prie.

— Je crois que les plus responsables sont, dans l’ordre : l’Angleterre, la Russie, la Serbie et la . L’Allemagne a été proprement obligée de déclarer la guerre.

— La vérité, en histoire, est tout à fait problématique. Les magistrats savent ce que vaut le témoignage humain, même sincère. Êtes-vous donc absolument sûr de ce résultat ?

— Je crois seulement que c’est la vérité, et que cette vérité finira par s’imposer à l’opinion des peuples. Les vantardises de notre empereur nous ont beaucoup nui, mais nous lui pardonnons, il ne savait pas ce qu’il faisait. Les journaux d’Europe ont su grossir les imprudences de ce bavard au point de montrer au monde une Allemagne impérialiste et sans frein. Ils ont abusé du pouvoir de la presse.

— Si l’Allemagne est innocente, tout ce qui s’est é depuis est une monstrueuse injustice ?

— C’est ce que pensent beaucoup d’Allemands, mais…

— Mais il y a les dommages de guerre, et peut-être aussi acceptez-vous l’intervention de ce droit du vainqueur que je ne connais pas, mais qui vous semblait évident en 1871 ?

— Sans doute, mais le traité de Versailles n’est pas un traité de vainqueurs à vaincu, c’est un verdict, une punition. Or, nous plaidons non coupable et nous faisons appel. L’Allemagne ne retrouvera pas sa situation de nation européenne avant d’avoir prouvé son innocence au monde. Vous nous surveillez, vous nous dominez, vous prétendez vous immiscer dans nos affaires et nous imposer votre volonté, mais cela ne sera pas toujours ainsi. L’Allemagne ne veut pas rester en infériorité, elle veut être à nouveau égale en droit aux autres nations, c’est pourquoi elle n’et pas un traité qui lui a été imposé.

— Ce n’est pas en essayant de prouver votre innocence que vous obtiendrez la révision des traités, vous ne réussirez pas à faire cette preuve, ou bien vous ne convaincrez personne. Ce qu’il faut dire à l’Europe, c’est que la responsabilité de la guerre n’a pas d’importance. C’est une question bonne pour les historiens du é. Mais l’histoire a fait du chemin depuis. Les nations sont plus solidaires que jamais. Ce n’est plus le temps de faire payer des fautes ées ; si les vainqueurs y insistent, ils paieront eux-mêmes leur part.

— Oui, dit Kraus, mais les Français ont-ils conscience de cette solidarité ? S’il faut attendre un changement d’opinion, nous risquons de périr dans l’attente. Notre crise ne diminue pas, elle augmente ; et il ne faut rien attendre de la , qui ne donnerait à la rigueur, et à de mauvaises conditions, que son or.

— À quoi attribuez-vous la crise ?

— Aux réparations d’abord, puis aux folles dépenses des sociaux-démocrates, aux traitements scandaleux des fonctionnaires de la République, ceux que nous appelons les bonzes.

— Cette situation est-elle une conséquence de la République ?

— Oui.

— La situation serait-elle améliorée si l’on supprimait la République ?

— Oui.

— Que mettriez-vous à la place ? L’État national-socialiste ?

— Ces gens-là eront. Hitler est un homme de grande taille, mais il n’a pas de second digne de lui.

— Qui sauvera l’Allemagne ? Les partis nationaux, Casques d’Acier, etc. ?

— Oui, il n’y a que ceux-là et les communistes qui soient propres. Mais les communistes sont des fous ; ils ont, en Russie, un dictateur et une armée. Les gens de la S.P.D. (social-démocratie) sont des canailles.

— Quelles personnalités voyez-vous actuellement en Allemagne ?

— Je n’en vois guère ; Brüning n’est pas populaire. Parmi les jeunes, il y a Treviranus, ami du chancelier et ministre sans portefeuille, dont on pense beaucoup de bien.

— Lui ? L’homme au discours malheureux ?

— Oui. Il a beaucoup choqué la presse européenne, et je ne sais trop pourquoi. Il disait la vérité, il disait ce que nous pensons tous, que cela ne peut pas durer.

Je n’ai aucune envie de donner une conclusion à cette conversation. Je sais bien que Kraus n’a que dix-sept ans et je me garde bien de généraliser. Je ne veux pas troubler l’impression à la fois pénible et excitante que j’en ai reçue ; je transcris seulement une phrase que je viens de trouver par hasard. Börne, journaliste libéral, écrivait en 1830 :

« Même lorsque nos hommes d’État reconnaissent pour une fois les exigences de l’époque, cela ne les rend pas plus avisés dans leur façon d’agir. Ils cherchent à éviter l’inévitable aussi longtemps que possible, car ils pensent que l’on a tout gagné si l’on gagne du temps. »

 

Décembre.

J’ai dîné chez M. Bruneau. Il expose les mêmes portraits de Frédéric II, Bismarck, etc. que les autres Philisterbourgeois. À côté de son bureau, il a accroché la photographie de sa première femme, avec un petit morceau de crêpe sur une couronne d’immortelles en porcelaine jaune.

La Nancéenne qu’a épousée M. Bruneau l’an dernier vient de lui donner une petite larve dont ce quinquagénaire est tout ébaubi. Il m’a fallu irer et tâter l’animal. Comme le père est patriote, il l’a baptisé du nom bien germanique de Hans Jürgen. Mme Bruneau m’a paru avoir une iration béate pour son mari, qui n’est pas bien intelligent, mais possède une mémoire immense. Le plus singulier est qu’après un an de mariage, cette personne malléable est devenue tout à fait philisterbourgeoise. Peut-être avait-elle des dispositions préalables. Il faut l’entendre pérorer sur tous les défauts qu’elle trouve à la  ; on remarque à son ton qu’elle répète les propos dédaigneux de son mari.

M. Bruneau m’a raconté un curieux incident. Dans une fête du lycée, les élèves ont donné une pièce de théâtre. Ils avaient eu l’imprudence de prendre un Juif dans leur troupe. Dès qu’il a ouvert la bouche pour jouer son rôle, l’auditoire l’a sifflé au point que la pièce a dû être interrompue :

— La fête a été gâchée par la faute de ce sale petit Juif !

— Qu’a-t-il donc fait ?

— Il ne devait pas se mettre en avant, il devait rester à sa place, qui est à l’écart ! Je le connais, c’est un hypocrite petit voyou. En se faisant conspuer, il n’a eu que ce qu’il méritait.

Mme Bruneau proteste faiblement.

 

Décembre.

Ludendorff achève dans le ridicule une carrière de soldat estimé. Il a fondé une association patriotique, la ligue de Tannenberg ; il publie un journal : la Vigie populaire de Ludendorff, qui porte une manchette bien militaire : « Victoire de la vérité ; défaite du mensonge ». Il loue les devantures des boutiques en faillite pour y exposer les ouvrages philosophico-biologiques de sa femme, qui est docteur en médecine et s’occupe de réglementer les rapports conjugaux. On voit aussi, dans l’étalage de Ludendorff un masque mortuaire de Luther, accompagné de déclarations exclamatives. Il paraît que Luther, en effet, a toujours été trahi par ses portraitistes : on lui donne l’air d’un entêté, d’un pathelin, d’un catholique enfin, et, en réalité – son masque mortuaire mis au jour par Ludendorff le démontre au monde stupéfait – il avait l’expression la plus noble et la plus angélique. On imagine les conséquences de cette découverte ! Ludendorff, malgré sa modestie, n’en dissimule pas l’importance.

Il expose encore de nombreux tracts politiques, dirigés contre l’Église de Rome et contre les francs-maçons, car le général croit que tout le mal vient de ces deux puissances et qu’il suffirait de ruiner leur influence en Allemagne pour tout arranger. Enfin, le grand succès de la devanture, c’est le livre de Ludendorff intitulé : Une guerre mondiale menace l’Allemagne. Ce livre, qui fait beaucoup de bruit, cherche à montrer que l’Allemagne désarmée est à la merci de ses voisins et qu’une guerre éventuelle aurait son théâtre en Allemagne. Conclusion : « Rendez-nous nos armées, ou bien désarmez vous-mêmes. » Cette démonstration n’a qu’une valeur de propagande. Ludendorff ignore-t-il que son pays est aussi bien préparé que le nôtre à la guerre chimique ? Il faut désarmer, c’est certain, et la sécurité ne viendra jamais avant le désarmement. Il faut seulement ne pas avoir peur. Car la peur engendre la peur et la méfiance engendre la méfiance. C’est en enfermant les enfants dans les maisons de correction qu’on les rend criminels. C’est souvent faute de savoir parfois se faire crédit que les hommes ne peuvent se er. La méfiance empoisonne tout. Méfiez-vous des Allemands, vous les rendrez dignes de votre méfiance.

 

Décembre.

Je pardonne volontiers aux nationalistes allemands parce qu’ils soutiennent une bonne cause par de mauvais moyens. Ils m’impatientent souvent, surtout quand ils ont, comme Mme Grimm, un chauvinisme aveugle et incapable de se justifier soi-même. Lorsqu’elle me demande si Strasbourg est français ou allemand, lorsqu’elle me dit que le chêne est l’arbre allemand par excellence, que les universités françaises ne valent pas celles d’Allemagne et autres balivernes, j’ai peine, je l’avoue, à garder mon sourire, et je pense qu’il est difficile d’aimer l’Allemagne. Mais la difficulté est un attrait. Et les nationalistes de sont beaucoup plus coupables que ceux d’ici, car ils n’ont pas d’excuse.

 

Décembre.

Les traditions sont tenaces. L’arbre de Noël a une telle importance que la mairie en installe un pour que tous les sans-famille de la ville, qui ne savent où er cette soirée dédiée au foyer, viennent s’y réchauffer un peu. Dans mon quartier (Mme Grimm habite en plein centre), l’église Saint-Nicolas a même dressé au bord du trottoir un petit sapin plein de lampes électriques.

 

Janvier.

L’activité politique des élèves est plus grande encore que je ne supposais. On fait, en ce moment, grand scandale autour de deux incidents. À une fête du lycée, un drapeau de la République (noir, rouge, or) a été volé. On cherche encore les coupables. Quelques jours après, une dizaine d’élèves ont été découverts dans une petite brasserie de nationaux-socialistes. Les journaux de gauche se sont jetés dans l’affaire et le Dr Bär est bien ennuyé. Qu’il y a loin de ses discours sur la conscience morale à la réalité ! Peut-être l’inspecteur général de la province, qui a ordonné une enquête, pourrait-il avoir soudain l’idée que le Dr Bär, malgré son éloquence et sa haute valeur morale, n’est pas capable de diriger deux lycées ? Les professeurs s’agitent et discutent de ces grands problèmes. Les plus hardis se demandent si, après tout, les opinions ne sont pas libres et si les élèves n’ont pas le droit de se dre à des groupements politiques. Les plus sages répondent qu’on ne doit pas choisir un parti avant de savoir ce que les mots signifient et que les professeurs sont là, justement, pour enseigner le sens des mots.

— S’il fallait attendre de connaître le sens des mots pour avoir une opinion politique, ripostent les jeunes, neuf Allemands sur dix devraient s’abstenir de voter.

— Vous déplacez la question, soupirent les anciens. Les adultes sont censés savoir ce qu’ils font. Le déplorable, c’est qu’à peine en seconde, nos élèves se mêlent de politique et veulent juger des événements qu’ils ne peuvent pas comprendre. C’est un élément de trouble dans la société et c’est le signe de l’anarchie.

— Et pourquoi donc, je vous prie, la jeunesse s’occupe-t-elle de politique ? C’est parce qu’elle y est obligée. Nous traversons une crise sans précédent, nous assistons à la période la plus troublée de notre histoire, et voilà pourquoi nos jeunes gens se trouvent trop tôt accablés de soucis politiques.

La discussion continue. La salle des professeurs est tout enfumée. L’odeur des cigares se mêle à celle du pâté de foie de veau qu’à dix heures les éducateurs mangent entre deux épaisses tranches de pain gris.

 

Janvier.

Je parlais de coutumes avec un professeur qui, d’ailleurs, ne manque pas d’intelligence.

— Que fait-on, en , lorsque l’on rencontre dans la rue une dame que l’on connaît ?

— On la salue quand son regard montre qu’elle vous a reconnu.

— Chez nous, ce serait impossible, ce serait une sorte d’avance. Nous commençons par saluer la dame, et, si elle ne répond pas, il est toujours possible d’aller se plaindre à son mari.

Nous avons aussi parlé des duels d’étudiants :

— Ils sont très décriés, mais je vous assure qu’ils ont eu leur utilité ; ils développent la volonté et le courage de l’homme, ce qui peut souvent rendre service dans la vie. Ainsi, je vais vous conter une anecdote. J’étais un soir avec deux femmes du monde dans un restaurant élégant de Berlin. Deux hommes très bien vêtus dînaient à une table voisine. Soudain, l’un d’eux se mit à regarder fixement une des dames que j’accompagnais et à émettre à plusieurs reprises des bruits incongrus. Nous étions stupéfaits. Voyez-vous la situation ? Ces deux dames étaient offensées. Qu’auriez-vous fait à ma place ? Moi, si je n’avais eu des duels dans ma jeunesse, je serais resté tout rouge, assis sur ma chaise : je me suis levé, j’ai prié l’homme de sortir, et, devant la porte du restaurant, je l’ai giflé. Le duel a été évité, car, naturellement, c’était un lâche, mais l’affaire a été ébruitée : ces incongruités étaient le résultat d’un pari. L’individu a payé cher le gain de son pari : il a perdu à cause du scandale l’importante situation qu’il occupait. Voilà !…

 

Janvier.

Mes bons rapports avec Adler ont survécu à mon déménagement. Il vient souvent me voir dans mon nouveau logis, et Mme Grimm, qui le trouve commun, le regarde d’un mauvais œil. Il est d’ailleurs d’un singulier sans-gêne : il feuillette mes livres et coiffe sans vergogne le casque de T.S.F. de mon hôtesse. Les visites d’Adler ne m’ennuient pas, car, il parle de tout avec ion. Récemment, c’est le film À l’Ouest, rien de nouveau qui l’a scandalisé. Une firme américaine a voulu présenter ce film à Berlin, et le visa était donné, lorsque les organisations nationales : Casques d’Acier, nationalistes de Hugenberg, nationaux-socialistes, ont fait tant de bruit que le film a dû être retiré. « Ce film est une infamie, déclare Adler. Il représente le soldat allemand comme un lâche, il ne montre que les petits côtés de la Grande Guerre. C’est une insulte à la mémoire de nos héros, et, tant qu’il y aura des hommes d’honneur en Allemagne, ils empêcheront que ce film soit projeté dans leur patrie. C’est déjà trop qu’il paraisse à l’étranger, il y donnera une idée fausse de nos soldats.

— Mais le livre a pourtant eu un succès immense ?

— Il a été acheté par les socialistes. Ils sont nombreux.

Ce que j’aime chez Adler, c’est qu’il ne se fâche jamais.

 

Janvier.

La « Bannière de la Nation » est une organisation dépendant du parti social-démocrate. On dit que ce parti est en majorité à Philisterburg, mais il est difficile de s’en apercevoir. Les nationalistes sont si bruyants que l’on n’entend qu’eux. Ils étouffent la voix des autres. La « Bannière », association pacifiste aux couleurs de la République, est pourtant nombreuse. J’ai vu défiler ses membres, dimanche dernier. Ils portaient des drapeaux rouges en chantant L’Internationale et La Marseillaise.

 

Janvier.

Je demandais à un professeur pourquoi le théâtre d’ici joue si rarement Wagner. « Nous n’aimons plus guère Wagner. C’est trop long, il y a trop de répétitions. » En effet, les compositeurs qui reviennent le plus souvent à l’affiche sont Bizet, Auber, Gounod, Offenbach, Verdi, Puccini, Leoncavallo, Mascagni, etc. Dans la rue on entend souvent siffler l’air du Toréador, un des plus populaires d’Allemagne. « C’est votre pays qui a les plus grands musiciens », disais-je aux élèves en cédant à leur goût des bilans. « Mais vous avez Bizet. »

 

Janvier.

Ma fenêtre, qui donne sur la grande rue, m’offre un curieux spectacle. Malgré le très petit nombre des autos, la police a décidé de réglementer la circulation. Entre six et huit heures du soir, la grande rue est interdite aux bicyclettes. Casqués de cuir bouilli, deux policiers se tiennent au bord du trottoir, les mâchoires serrées, un carnet à la main. Les cyclistes arrivent en foule ; on ne leur accorde pas de sursis d’indulgence : les policiers prennent un air impitoyable – ils ont de vraies têtes à gifles – et dressent immédiatement procès-verbal. La foule s’amasse ; elle est sympathique aux malheureuses victimes et tâche de les avertir par de grands signes avant qu’elles ne se jettent dans les pattes des agents : il est réjouissant de voir un de ceux-ci attendre, avec une paisible cruauté, un cycliste qui fait soudain demi-tour et repart aussi vite qu’il peut.

 

Janvier.

Je ne puis souffrir les sentiments éprouvés ou manifestés sur commande. Dimanche, je suis allé voir les forêts voisines. J’ai voyagé avec trois institutrices qui n’ont pas cessé d’exprimer leur extase en termes convenus : « Ah ! La nature est vraiment merveilleuse dans son manteau de neige !… Oh ! Regardez ce petit sapin, il est comme pétrifié sous la neige ; croyez-vous que c’est ravissant !… Je vous en supplie, contemplez ce chaos de rochers presque enfouis sous la neige, c’est véritablement magnifique !… »

Mme Grimm a célébré aujourd’hui l’anniversaire de la mort de son mari. Ce n’est pas son mari qu’elle pleure, c’est la fortune qu’il avait gagnée, c’est l’homme fort et besogneux qui sait commander d’une voix tranchante. Une telle femme a besoin de se sentir serve.

À table, comme j’attendais qu’elle se fût servie : « Mangez, dit-elle, moi je pleure mon pauvre mari. » À ce moment, elle réussit à fondre en larmes et va cacher sa douleur dans sa chambre. Puis elle reparaît un peu calmée. La petite fille revient alors de l’école avec une camarade ; on les entend bavarder et rire dans l’entrée. Mme Grimm va chercher sa fille pour lui dire de congédier son amie et de venir à table. Elles entrent toutes deux à la salle à manger le visage ruisselant de larmes. Sur quoi elles se précipitent sur les plats et mangent avec gloutonnerie.

Une heure après, Mme Grimm reçoit la visite de sa meilleure amie et rit aux larmes avec elle.

Mme Grimm, le casque sur la tête, écoute la T.S.F.

— Est-ce de la musique moderne ou classique que vous entendez ?

— Je ne sais pas, je n’ai pas entendu l’annonce.

 

Janvier.

M. Bruneau lit avec ses élèves Les Deux Amis, de Mauant : il e un quart d’heure à chercher sur une carte l’endroit précis où l’histoire se e. Lorsqu’il parle d’art, il accumule les remarques sur les styles, sans apporter une explication ni une émotion vraie. J’ai déjà rencontré ce pédantisme. Les gens d’ici ont la manie de s’instruire, de noter les moindres faits comme caractéristiques. Mon séjour à Philisterburg leur fournira pendant vingt ans leurs idées sur les Français.

— Vous avez le type même du Français, m’a dit un élève.

J’ai répondu que je n’en savais rien. Typique est un des mots dont on abuse en Prusse. Un homme comme Bruneau a des trésors de science inutile. Il connaît la longueur du Nil, la date des Catilinaires, la superficie du jardin de Goethe. Il appartient à une race d’hommes qui trouvent ionnant d’apprendre que le Brocken a onze cent quarante-deux mètres de haut, et de le retenir. Cataloguer, étiqueter, défigurer tout par des nomenclatures semble être pour eux le fin mot de la science. Bruneau accable ses élèves de détails extérieurs, Jäger leur fait apprendre des dates par cœur, Bürger perd son temps avec le plan de Paris. On s’amuse à des bagatelles, on tourne autour de l’essentiel et l’accessoire a pris la première place. La maladie n’est d’ailleurs pas réservée à la Prusse, elle sévit aussi en et la Sorbonne en est encore partiellement infestée. C’est ce que Beri appelle « culture bourgeoise ». Mais je crains que, prise en ce sens, la culture bourgeoise ne soit éternelle.

J’ai vu, aujourd’hui, le docteur Apel, et je lui en ai parlé.

— Hélas ! Les professeurs devraient être parmi les meilleurs intellectuels de la nation, et ce ne sont que des fonctionnaires obtus. Le plus souvent, ils se perdent dans les détails, ils ne songent qu’à de petites discussions politiques et à de petites questions d’argent. Ces éducateurs ne jouent pas le rôle qui leur revient, parce qu’ils refusent obstinément de voir plus loin que le bout de leur nez. Ils ont un manque absolu d’imagination. Leur influence sur les élèves est presque nulle, et, d’ailleurs, ils sont généralement au-dessous du niveau des élèves. Mais, en compensation, ils vivront vieux, car ils savent ménager leur énergie.

Heureusement, il y a des professeurs, comme M. Apel. Celui-là ne fait pas de mauvaise besogne : il travaille pour les États-Unis d’Europe. Tant pis si ses collègues trouvent son enthousiasme ridicule.

 

Février.

Les difficultés de l’Allemagne ne sont pas sans gêner les voisins ; on n’habite pas impunément à côté d’une nation qui meurt de faim. La , qui souffre de la crise mondiale, éprouve aussi les conséquences de la crise allemande. « Qu’ils crèvent donc tous ! » disent les financiers peu clairvoyants. « Ces Allemands ne nous attireront jamais que des ennuis. Ils nous ont fait la guerre, et maintenant ils nous ruinent. »

Voilà jusqu’où peut aller l’inconscience. Je parie qu’il se trouve plusieurs milliers de Français qui rayeraient volontiers le peuple allemand d’un trait de plume. « Comme ça, nous serions enfin tranquilles. » Cet égoïsme aveugle de celui qui croit dominer la situation est la principale faute de la actuelle. Il élève les frontières alors qu’il serait urgent de les abaisser. Toutes les déclarations pacifiques sont annulées par la conduite du gouvernement, par l’attitude de la grande presse et l’opinion de la majorité. Les discours comptent pour rien en face des actes, ou de l’absence d’actes, et l’on pourrait se demander si les Français désirent sincèrement une paix pour laquelle ils ne veulent faire aucun sacrifice.

Un autre obstacle au « rapprochement franco-allemand », c’est l’incompréhension mutuelle soigneusement entretenue de part et d’autre par les nationalistes. Je voudrais essayer de faire, en simplifiant sans trop dénaturer, un résumé sommaire et insuffisant de ces rapports.

Les Français (moyens) disent : les Allemands sont laids ; les hommes sont rogues, ils ont un crâne chauve ou rasé, des lunettes d’or, se bourrent de bière et de saucisses ; les femmes sont rougeaudes, inélégantes et cacopyges. À ces propos souvent répétés on ajoute d’autres gentillesses : les Allemands utilisent les inventions des autres, ils fabriquent de la camelote et des produits de remplacement, ils sont pédants, obtus et se perdent volontiers dans les brumes d’une métaphysique à couper au couteau. Quant au caractère, c’est le peuple le plus faux du monde. Leur faire confiance ? Autant se suicider. D’ailleurs, Bismarck n’a-t-il pas dit que la force prime le droit ? Maxime profondément immorale, etc.

À ces jugements solidement ancrés s’ajoute le sentiment le plus violent que puisse éprouver le bourgeois français : la peur. Nous avons tout à craindre du Goth, notre ennemi héréditaire, et rien à en espérer. Les Allemands sont des gens « calés ». Dans le domaine de la science, de l’industrie, ils font tout ce qu’ils veulent. Ils sont bien plus « forts » que nous. Voyez ce zeppelin, et ce croiseur, et ces usines de produits chimiques ! C’est trop clair : ils veulent reprendre tout ce qu’on leur a pris. Ah ! Mon Dieu ! Qu’arrivera-t-il s’ils veulent encore faire la guerre, les brutes ? Au secours, au secours, Maginot, fais-nous des canons !

Application du stupide « si vis pacem para bellum », qui n’a pas de sens dans l’Europe de 1931. Pour les gens qui veulent des idées, on a imaginé les oppositions de cultures ou de races, d’un côté les Latins, de l’autre les Germains, ce qui n’est pas moins bête que le reste.

Nantis de ce bagage d’« idées », les journalistes vont faire en Allemagne des « enquêtes » qu’ils pourraient aussi bien faire de leur fumoir. Ils ne rapportent que ce qu’ils ont emporté.

Les intellectuels réactionnaires (héritiers de Pierre Lasserre) déplorent et combattent l’influence du romantisme allemand, celle de la philosophie allemande, celle de l’université et celle de l’école allemande.

Attitude politique des Français. De droite à gauche :

1. Oui, nous sommes pour la paix, mais pas sans garanties. La sécurité avant le désarmement. En attendant, pas de concessions ! Nous serions, comme toujours, hélas ! les dindons de la farce. Locarno nous mène dans l’abîme. Ils crient ? Qu’ils se taisent. Ils ont faim ? Qu’ils bouffent du seigle, dont ils n’ont que faire.

2. Dans l’Europe actuelle, les nations sont solidaires. L’avenir de l’Europe est au prix du rapprochement franco-allemand. Or, il y a deux Allemagnes, la Mauvaise et la Bonne. Faisons confiance à la bonne. – Mais les socialistes, en 1914 ?… – Cette fois, je vous jure, ils ne marcheraient pas.

3. Vivent les États-Unis d’Europe ! Nous sommes tous frères ! Viens, çà, Teuton, que je t’embrasse !

4. Il y a deux Allemagnes, celle des capitalistes et celle des prolétaires. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous pour la révolution sociale !

Commentaire : 1. qui représente naturellement la grande majorité, exprime assez bien l’égoïsme national et l’aveuglement. « Pas si bêtes ! » disent nos numéros 1, et ils se frottent les mains. Mais si : beaucoup plus bêtes. Et ils voudraient encore er pour les bons pasteurs qui sauvent la situation ! D’ailleurs, nul n’est dupe et, dès maintenant, la est regardée comme responsable d’une guerre éventuelle. 2. est dans une position pénible ; 1. le déclare imprudent, fou et néfaste ; 3. le soutient de ses faibles cohortes et 4. se moque de lui ; l’Allemagne tient pour inexistantes les concessions qu’il arrache avec peine au pays dirigé par 1.2. n’a que l’impopularité de son attitude sans en avoir les avantages ; Briand n’est là que pour le décorum : la veut paraître ce qu’elle n’est pas ; il ne se maintient qu’au prix d’abdications perpétuelles ; et la Société des Nations donne à tous, surtout aux Allemands, l’impression d’être une farce.

3. méconnaît dans son enthousiasme et sa bonne volonté les réalités les plus élémentaires : pour s’aimer et s’unir, il faut être deux. 4. n’est pas le plus sot : il tient compte du facteur le plus important de tous : Moscou.

Les Français se tournent vers l’Allemagne et en attendent l’avenir. Les Allemands, depuis des siècles, n’ont guère cessé d’observer la , avec iration ou envie. La civilisation (Kultur) de la est en avance sur l’Allemagne. Ils ont copié notre Moyen Âge courtois au XIIe siècle, et notre classicisme au XVIIIe.

Sous Frédéric II, la gouverne la littérature, la langue et les mœurs. Puis l’Allemagne se dégage avec violence et fait son développement toute seule (Lessing). En cinquante ans, un classicisme est mis sur pied. (Chez nous, cela s’était fait par la société : 200 ans.) Mais, pour être venue après, l’Allemagne a gardé le besoin de faire une perpétuelle comparaison. Il semble – et c’est ce qui me fait souvent perdre patience – que les Allemands d’ici ent leur temps à faire le compte des mérites de chaque nation, qu’ils disposent ces mérites sur deux colonnes, pour établir un bilan définitif. On dirait que les deux peuples sont concurrents, opposés, et qu’ils disputent un éternel match dans tous les domaines. « Nous n’avons pas de grands peintres, mais nos musiciens ? » etc.

On dénigre volontiers ce que l’on a imité. Depuis Lessing, on a tendance à considérer le Français comme un mondain : c’est l’homme de société avec ses qualités et ses défauts : brillant, poli, aimable, superficiel, inconstant et faux. Les Français ignorent l’amour, celui que l’on trouve dans leur théâtre n’est tout au plus que de la galanterie (chez Racine !), leur littérature se meurt de langueur, c’est une personne trop distinguée. Tel est le point de vue en Allemagne avant 1789. Il n’a guère changé. Les Français sont irables de travail, d’économie, de courage collectif, ils sont beaux parleurs au point d’être hâbleurs, souples au point d’être instables, gais au point d’être peu sérieux. Et puis, – c’est le leitmotiv à la mode, – ils vivent sur une civilisation vidée de sa sève. Le classicisme français déjà mort subsistait encore comme forme, et le salut est venu du romantisme germanique : de même – opinion allemande – nous vivotons sur des valeurs mortes. C’est très joli, les vieilles pierres, le musée de Cluny, les cathédrales, mais il faut songer à construire, ainsi que l’a compris Mussolini. La a beaucoup de trésors artistiques et beaucoup de taudis. La a un retard énorme dans le domaine de l’action sociale. Tous les services publics y fonctionnent mal. Ceux qui aiment bien la ajoutent : « Pauvre chère vieille  ! » Car chacun sait que les Allemands, eux, vont de l’avant ; leur civilisation est dynamique, tandis que la nôtre est statique : est-ce que cela ne dit pas tout ? Il y a même certains membres du groupe n° 3 qui pleurnichent : mea culpa ! Pardonnez-nous d’être statiques, nous avons tant de bonne volonté par ailleurs !

Je n’en veux pas aux Allemands de ces termes attrape-nigauds. Bien qu’ils soient difficiles à aimer, je les aime assez pour accepter aussi cela. Et je sais bien ce qu’ils veulent dire : être dynamique, c’est vouloir la révision des traités. Cette révision, c’est le point sur lequel tous les partis sont d’accord. L’Allemagne, disent-ils tous, est dans une situation intenable. Pour avoir perdu la guerre, elle est sous la tutelle des alliés, en particulier de la , qui prétend réglementer ses affaires privées, et elle souffre de la pire crise économique. Il faut que l’Allemagne redevienne égale en droit aux autres pays. Cette attitude générale se différencie. Les nationalistes croient que la veut profiter de la situation pour jouer le rôle d’arbitre de l’Europe, qu’elle veut maintenir l’Allemagne dans sa faiblesse pour conserver l’autorité : « Comme j’ai peur que tu ne reprennes des forces, je te mets le pied sur la gorge. » Ignorant ou feignant d’ignorer les armements chimiques de l’Allemagne, ils crient que leur pays est pauvre, faible, sans armes et sans amis, à la merci de la moindre attaque. « N’attendons rien des Français, reconstituons nous-mêmes la grandeur de l’Allemagne ; ce n’est pas avec la qu’elle se relèvera, mais contre la . » De tels propos, un peu enflés pour les besoins de la propagande, sont tenus dans une réunion politique : aussitôt, les bourgeois français du groupe 1 mettent la tête sous leur oreiller :

« Mon Dieu, la guerre est imminente ! Vous voyez, vous autres (du groupe 2), quels serpents vous réchauffez dans votre sein ! »

À vrai dire, rien n’est si compréhensible qu’un tel nationalisme ; s’il est tout de même sot, c’est parce qu’il voit court : on ne gagne rien, lorsque l’on est le plus faible, à montrer les dents ; et, ce qui est plus grave, on fait disparaître le crédit, argument qui aura sa valeur tant que l’Allemagne ne sera pas soviétique.

Le second groupe (je simplifie volontairement), c’est ce que nos optimistes appellent la bonne partie de l’Allemagne. Ses membres veulent aussi l’égalité des armements, la suppression du couloir, etc. Quoi de plus naturel ? Je suis étonné qu’on s’en étonne. Mettez-vous seulement à leur place ! La différence, c’est que ceux-ci espèrent y parvenir en amadouant la  ; à cause de cela, ils sont accusés de trahison et traités du nom infâme de pacifistes par les nationalistes. Je ne dis pas que ces « pacifistes » aient un amour particulier pour la , mais, comme l’argent est, en général, de leur côté, ils comprennent très bien l’argument du crédit. C’est, d’ailleurs, parmi eux que se trouvent les Juifs que Hitler fera fusiller ou expulser et qui brûlent d’un patriotisme peu ardent. Au surplus, comme il y a de tout, il se rencontre aussi des républicains francophiles, comme ce professeur qui m’a dit sans se faire prier que « la Révolution française est à ses yeux le plus grand événement de l’histoire universelle ». Ah ! S’ils étaient tous comme lui ! Mais ils ne doivent pas être bien nombreux, et, en cas de guerre, n’en doutons pas, ils marcheront.

Quant aux communistes, ils défendent les mêmes idées qu’en , mais ils sont beaucoup plus nombreux.

Tout cela comporte évidemment des nuances.

C’est avec cette série de malentendus que la et l’Allemagne sont en train de faire de l’histoire. Histoire, politique, chacun des deux pays comprend ces mots d’une façon toute différente. Pour un Allemand, l’histoire est la suite des événements, és et présents, qui surviennent dans les groupes sociaux qu’on est convenu d’appeler nations. Le déterminisme règne dans ce domaine – ce qui ne veut pas dire, une fois pour toutes, que la volonté humaine n’a pas de pouvoir sur les événements. Connaître les causes de ces événements et gouverner d’après ces causes, c’est la politique.

La plupart des Français n’ont pas ce sérieux, ce sens de leur responsabilité, et ils ne voient pas les choses de si haut. Ils ne voient pas qu’un article du Journal fait aussi bien partie de l’histoire qu’une conférence d’experts. Il ne faut pas sourire des articles de M. Vautel, il faut déplorer l’existence du public dont il sert les « idées et les goûts » (un public a les journalistes qu’il mérite). Or, c’est l’opinion qui fait l’histoire. – Quant au mot politique, il est de mise en de jouer au cynisme et de n’y voir que des combinaisons électorales et parlementaires. On se croit très fort si l’on sait prendre un air fin au mot de convictions politiques. Les parents les plus sérieux inculquent cette idée à leurs enfants. On entend couramment dire que tous les hommes politiques sont corruptibles, que pas un ne prend au sérieux les principes qu’il défend ; que les programmes sont des miroirs à électeurs, que tout n’est qu’ambition ou attitude. Je ne crois pas qu’il en soit ainsi, et je crois encore moins qu’un changement de régime améliorerait ce qu’il y a de répréhensible dans nos mœurs politiques.

Politique, histoire, ces deux mots ont un contenu différent de part et d’autre du Rhin. Il en est de même de presque tous les mots abstraits, même pour celui qui voit l’identité foncière de l’homme. Un Français et un Allemand sont deux combinaisons bien dissemblables. C’est le plus grand obstacle réel au rapprochement franco-allemand. Les rapports de ces deux peuples ressemblent à ceux des individus en général. Ils ne se comprennent guère, car ils ne parlent pas la même langue. Ils sont toujours très préoccupés l’un de l’autre, car leurs intérêts sont à la fois communs et opposés. Ils se jugent et se méjugent, ils s’observent, se guettent, s’épient, chacun derrière son talus de méfiance. Chacun attend de l’autre toutes les concessions : tirez les premiers ! Et l’on s’étonne qu’avec tant de bonne volonté les relations ne s’améliorent pas plus vite.

Lorsque deux hommes se sont fâchés, il arrive qu’un long temps se e avant leur réconciliation : ils s’aperçoivent alors qu’ils n’avaient plus de raison de se tenir éloignés l’un de l’autre. « Mais pourquoi ne disais-tu rien ? – Je croyais que tu étais encore fâché. Et toi-même ? – Moi aussi. Je prenais ton silence pour de la rancune. » Quoi de plus banal que ce malentendu ? C’est presque toute l’histoire des rapports humains. On y voit l’imagination réussir involontairement à fausser le réel.

Cette erreur si commune vient de l’incapacité de l’homme à voir en même temps l’autre et lui-même, ou à se mettre en pensée à la place de l’autre. Elle se trouve reproduite dans les relations de la et de l’Allemagne. « Que veut l’Allemagne ? » se demandent anxieusement les Français. Sur la carte d’Europe, ils placent volontiers un point d’interrogation à l’endroit de l’Allemagne. Et ils attendent. « Notre avenir dépend de la  », disent beaucoup d’Allemands, et ils attendent. Pendant cette attente, la situation s’aggrave et les ouvriers meurent de faim. Pendant cette attente, les masses – c’est bien compréhensible – portent leurs voix aux partis de révolution.

Temporiser actuellement, ce n’est pas gagner du temps, c’est précipiter la venue des catastrophes.

Tout ce que les capitalistes français proposent à l’Allemagne, c’est leur argent, et ils le proposent dans des conditions inacceptables. « Faites cesser, disent-ils, l’agitation nationaliste. Nous ne ferons rien pour vous tant que vos têtes brûlées nous menaceront. Pourquoi vous aider à vous relever si c’est pour préparer la revanche ? Les provocations ne valent rien pour le crédit, et notre société repose sur le crédit. » Dire que ces propos sont la sagesse même, c’est confondre la cause et l’effet. L’agitation nationaliste n’est pas, comme on veut le faire croire en , le principal obstacle au rapprochement : elle n’est qu’une conséquence de la crise, à laquelle l’égoïsme français n’est pas étranger. Il ne faut pas supprimer les symptômes, mais les vraies causes. L’Allemagne est désarmée, privée de ses colonies, séparée d’une partie de son territoire, elle a quatre millions de chômeurs, elle court à la ruine – et elle n’a pas le droit d’être agitée ? L’après-guerre lui a barré les issues, et elle n’a pas le droit de bouillonner ?

Les égoïstes ont peut-être un espoir, c’est de voir la pauvreté réduire automatiquement ce peuple trop nombreux : la natalité diminue rapidement en Allemagne, mais il restera encore assez d’hommes aux poings solides et à la patience lassée pour faire la révolution.

Quant à la crise, les Français en souffrent déjà et en souffriront davantage. C’est la crise où devait conduire le machinisme (que l’on relise Erewhon) et elle dée de loin la petite sphère des rapports franco-allemands.

L’union n’en est pas moins d’une urgente nécessité. L’accord le plus facile à réaliser serait encore celui des capitalistes des deux pays pour l’abaissement des salaires : l’alliance dans la lutte des classes. Mais le rapprochement franco-allemand est autre chose que cette ligue d’intérêts. C’est une œuvre difficile, qui réclame des concessions et de la confiance. C’est la condition de la paix et de l’union européenne. En montrer les difficultés, c’est essayer d’éviter un stérile aveuglement ; vouloir les surmonter, c’est vouloir vivre.

Voilà bien des opinions péremptoires. Elles ne sont ni modestes, ni autorisées. Nos diplomates savent si bien sourire finement, respecter les nuances et sucrer la vérité avec un miel fade et gluant ! Nos journalistes savent si bien montrer les dents hors de propos ! Celui qui n’est que le premier venu peut sans doute essayer d’une autre manière : donner des coups de boutoir et enfoncer des portes réputées ouvertes.

Goethe et la jeunesse allemande[12] f3y51

Dans nos lycées, dans nos cours de jeunes filles, il y a des êtres assez différents des autres ou se croyant tels, qui ne se mêlent pas aux groupes et lisent volontiers Eupalinos ou Les Fleurs du mal (ou les Méditations poétiques), pendant les récréations. On les regarde en général avec un mélange d’étonnement et de mépris. C’est à peu près dans cette situation que se trouverait, semble-t-il, un collégien allemand qui lirait Goethe pour son plaisir. La belle jeunesse ambitieuse et avide d’agir que j’ai vue dans le premier lycée d’une grande ville prussienne n’avait que peu d’intérêt pour Goethe. Le centenaire de 1932 doit lui produire la même impression que le bimillénaire de Virgile à nos écoliers : un poussiéreux grand homme, qu’ils ne connaissent guère qu’à travers la grisaille des manuels et qui reste, malgré sa grandeur accablante ou à cause d’elle, un personnage ennuyeux et démodé.

Certes, j’ai connu des élèves que ionnait la littérature. L’un récitait souvent pour son plaisir un poème de Goethe ou de Hölderlin, de George ou de Rilke, avec le sens du rythme et de l’harmonie, la ferveur du ton, qui montrent que l’on sent et que l’on comprend. Mais ses camarades le regardaient comme un poseur.

L’autre m’accompagnait souvent à la maison après la classe. C’était aussi un de ces individus infiniment ridicules et désuets qui « aiment la poésie ». Il me parlait avec authenticité de Goethe et de Heine. Il avait un teint olivâtre, des yeux luisants, des boucles brunes : c’était un Juif.

— Savez-vous, disait-il, que je suis persécuté ?

— À cause de votre « race », ou parce que vous lisez Goethe ?

— Les deux. L’une et l’autre chose sont pour mes condisciples des signes de dégénérescence. Ils veulent refaire la civilisation de l’Allemagne pour lui rendre sa place parmi les nations. Pour cela, il faut une « race pure » et unie. Pas de Juifs ni de poètes équivoques ! Goethe a trop flirté avec l’étranger, on le remplacera par des patriotes plus orthodoxes. Ce dont rêvent sans doute mes camarades – et beaucoup d’autres allemands plus âgés qu’eux – c’est de revenir aux Germains de Tacite. Tel que je suis, je fais constamment l’objet de leurs plaisanteries méprisantes.

Un pécheur qui se repend vaut mieux que quatre-vingt-dix-neuf justes : un lecteur de Goethe intelligent et courageux comme celui-là vaut mieux que tous les irateurs de commande.

 

*

 

L’homme d’aujourd’hui aime bien s’accrocher à des formules simples. Les Allemands ont découvert que les classiques sont morts : ils ont le malheur de le répéter et peut-être de le croire. Les classiques ne sont plus d’actualité. La correspondance de Goethe et de Schiller, où ces deux artistes ne parlent guère que d’eux-mêmes et de leurs problèmes esthétiques, est un monument d’inactualité. Neuf sur dix des lycéens allemands préfèrent certainement à la lecture d’une poésie de Goethe celle d’un journal bien informé et violemment tendancieux. La littérature ne les intéresse plus : ce n’est qu’un e-temps. La poésie les laisse froids : ils aiment mieux la réalité, c’est-à-dire la politique. L’individu leur paraît négligeable : ils ne sont préoccupés que du collectif. D’où le prodigieux abaissement de la vraie culture, celle qui ne consiste pas en chiffres appris par cœur, mais en connaissance de l’homme.

— Comment se fait-il, me dit un jour un élève à la mine grave, que vous ne soyez pas ionnés en par le problème de la race noire ? Ne voyez-vous pas qu’avec votre système tout l’avenir de la race blanche est en jeu ? Si vous continuez, elle sera détruite par le mélange avec les sauvages ! Vous avez un ministre nègre : c’est un scandale.

On imagine l’expression de Goethe s’il avait été là. Quoi de plus contraire à tout son être que le préjugé de race, la race nationaliste et la royauté de la politique qui vont s’installer jusque dans les écoles ? Il était – comme Lessing, Herder, Schiller, Heine – pour la paix et la fusion des nations sans préjudice des particularités locales. Il avait vu la poussée patriotique de 1813 et s’était tourné vers l’Orient : s’il voyait aujourd’hui les adolescents à croix gammée marcher dans les rues en chantant des hymnes guerriers, il se retirerait dans une tour d’ivoire dans laquelle il serait criblé de balles par les deux partis. Goethe – et c’est pourquoi les lycéens le rejettent – est contre l’époque actuelle, ce dont elle se soucie peu, d’ailleurs : elle le couvre de lauriers et de discours officiels qui cache mal son indifférence et son incompréhension.

De grands écrivains de l’Allemagne (faut-il ajouter qu’ils étaient presque tous juifs ?) ont répondu à l’enquête d’un journal littéraire que les fêtes du centenaire de Goethe ne signifiaient rien et qu’il valait mieux les supprimer.

— L’Allemagne actuelle est indigne de lui, ont-ils dit.

Mais il faut être juste : les lycéens sont aussi indifférents qu’ignorants en matière de littérature, ils ont une étonnante compétence en fait de politique mondiale.

À l’Université, qui se divise surtout en Hitlériens et communistes, on jette Goethe par-dessus bord. Pour les uns il est trop peu allemand : Schiller et la nuée des poètes patriotes du XIXe siècle sont de meilleures références ; pour les autres c’est un bourgeois qui n’aimait pas les révolutions et ôtait son chapeau devant les aristocrates.

On aperçoit nettement le divorce qui existe entre cette jeunesse allemande, si sûre d’elle-même, et Goethe, qui détestait la vantardise et les grands mots. On ne le lit plus parce qu’il ennuie ; la cote de l’imagination n’a jamais été aussi basse : on réclame du document vécu, et Goethe montre des personnages de fiction parfaitement lointains et indifférents. Le est rompu entre un Tasso, un Wilhelm Meister et ces adolescents à la fois trépidants et pondérés qui veulent moins de la poudre et des balles que la puissance tout court. D’ailleurs, ce qui les intéresse paraîtrait vain à Goethe : cet homme qui jugeait à l’échelle de l’éternité et ces jeunes gens qui ne raisonnent que dans l’actualité et la quantité sont des étrangers. Ils ne parlent pas du tout le même langage. Tout ce qui a constitué l’existence intime de Goethe, les problèmes qui l’ont agité toute sa vie, ne paraissent, aujourd’hui, que des amusettes d’intellectuel. L’horizon est, avant tout, social et Goethe n’y a pas sa place.

 

*

 

Tout cela ne veut pas dire que Goethe soit déconsidéré en Allemagne. On continue à l’expliquer dans les écoles et les universités, on continue à regarder Faust comme le chef-d’œuvre de la littérature universelle ; le portrait de Goethe sous verre produit toujours un bon effet dans les demeures bourgeoises, à côté des faces traditionnelles de Schiller, Bismarck, Frédéric II et Hindenburg. Enfin, certaines de ses courtes poésies sont connues et chantées par tout le monde. Goethe reste, dans l’opinion générale, le plus grand poète de l’Allemagne, bien que les bourgeois ne lui pardonnent pas le « relâchement de ses mœurs ». Mais c’est justement cette position incontestée qui fait son malheur. À force d’être encensé de confiance et de loin, il est devenu un grand homme de vitrine. Il fait partie de ces célébrités « sacrées » auxquelles on ne touche pas. La masse de ses œuvres est là, connue seulement des professeurs, qui ne les irent peut-être que sur commande et qui, en tout cas, ne réussissent pas à provoquer pour elles l’enthousiasme de leurs élèves. Certes, pour aimer Racine, il faut le relire après les classes, avec des yeux neufs ; mais combien de jeunes Allemands relisent Goethe ? C’est un écrivain classé – donc, abandonné. L’opinion collective que s’en font presque tous les Allemands est arrêtée une fois pour toutes, et, comme on ne peut changer Goethe, il faut attendre de voir changer l’époque pour que ce grand homme de marbre soit de nouveau aimé et compris.

À qui, dira-t-on, va donc la faveur de la jeunesse ? Aux écrivains embrigadés dans des partis politiques. Mais ne soyons pas d’une facile et inutile sévérité. Les lycéens qui délaissent Goethe sont jeunes, et leurs opinions ne sont pas fixées. Et l’Allemagne, qui tourne le dos en fait au grand homme qu’elle honore pour la forme, est dans une situation telle que tous les excès, toutes les erreurs s’expliquent et s’excusent. Ferions-nous mieux à sa place ?

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en avril 2025.

 

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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Marie, Yves, Isa, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Decour, Jacques. Philisterburg, Paris : Gallimard, 1932 ainsi que : Éditons Allia, 2023. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page (maquette Laura Barr-Wells), Semperoper, contre-jour, a été prise par Sylvie Savary.

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[1] Intraduisible. C’est considérer les élèves comme une masse amorphe et inerte, comme du matériel, au même titre que bancs et tableaux noirs.

[2] Inutile d’ajouter que c’est une impression du premier jour et superficielle. Je ne mets pas de majuscules, parce qu’une chose grande par elle-même peut s’en er. Les Allemands, qui ont bien plus de respect que nous, ignorent cette distinction et mettent des majuscules à tous les substantifs.

[3] Il ne s’agit évidemment pas du jeune Goethe.

[4] C’est le cas d’un journaliste anglais qui, après une pareille randonnée en auto vient de déclarer que les Allemands sont de faux pauvres.

[5] Ridicule parce qu’inadéquat aux faits.

[6] Aussi faudra-t-il nous méfier de la sensibilité, par ailleurs si précieuse. Le plus souvent, elle déforme ou crée ce que nous recevons des autres.

[7] Mais que de Philisterbourgeois en  !

[8] « Il se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,

Faisait tel bruit et tel fracas

Que moi qui, grâce aux dieux, de courage me pique,

En ai pris la fuite de peur. »

[9] Bien entendu, ceci vaut aussi pour neuf journaux français sur dix.

[10] Ou c’est tout comme (1932).

[11] Dans l’édition de 1932. Supprimé dans les éditions récentes. (BNR.)

[12] Ce texte est paru dans la revue Les Annales, pseudonyme Daniel Pascal, avril 1932. Il a été adt à Philisterburg dans les éditions Farrago et Léo Scheer, 2003 ainsi que Allia, 2023. Nous l’ajoutons également pour sa cohérence avec le contenu qui précède. (BNR.)