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Charles-Albert Cingria

LA GRANDE OURSE

2025 (2000)

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Table des matières

 

La grande Ourse. 3

Ce livre numérique. 84

 

« Tutto il cembalo ma piano. »

BEETHOVEN

La grande Ourse 35106u

Ce gros violon puce n’est pas tout à fait au centre. C’est exprès : c’est une loi astronomique.

Le trop plein de notre sourd lyrisme est à deux battants. Je suis l’Empereur sur une simple chaise, en costume de ville. Le Pape e des prises au Concile.

Tous les sièges ne sont que des simples tabourets ou des simples bancs recouverts de housses.

La cour est pleine de jeunes qui piaffent – affermissent leurs lances –, le cœur épais comme le firmament l’été.

Le pavé est ordinaire, déjà celui d’une rue telle qu’il y en aura.

Un cardinal de tuf parle en grec à un buste. Le nez d’un buste tombe. Des paons sonnent les minutes.

Allons-y !

 

*   *   *

 

Ayant cherché longtemps, dans mes toutes premières années, quel pouvait être le grand lieu de l’authenticité occidentale, je n’avais pas su comprendre qu’une lyre n’est pas ce plâtre circonscrit de poussière et déant d’une statue que les élèves des peintres imitent du trait en pensant qu’ils iront peut-être, un jour, en Italie.

J’avais ingéré toutes les disciplines fausses – des disciplines de visuel – et subi une émulation à l’endurcissement. Je faisais de l’ironie bête et, moi qui suis tout autrement, je m’adonnai à toutes ces méchancetés de l’esprit. Ce ne fut qu’après – je ne vais pas raconter ces inutiles voyages au soleil où je m’anémiai le cerveau – que je compris qu’il fallait fermer les yeux et ne les ouvrir qu’après avoir écouté ma bonté originelle.

Une lyre n’a pas de forme antérieurement à ce qu’elle nous manifeste ; elle ne veut pas de ciel antérieurement à celui qu’elle crée ; elle est comme notre vêtement qui est de couleur sobre, et que nous aimons parce qu’il est utile, mais surtout parce qu’il est convenable. Un violon est actuel et convenable. Il a du é mais est antiarchéologique – ceci est important – étant, sous ce dehors sobre, non une évolution mais un être et, comme dirais-je, une présence réelle. Alors on l’aime aussi comme un peintre quand il désire peindre (quand il ne peut faire autrement que de peindre). Ce bois qui sonne, et où la peinture est utile, est insupérablement choisi et bien creusé, et il traîne les dieux sans qu’il soit besoin que ces derniers aient des noms ; tout de suite, n’importe où, quand l’arc navigue ; et alors comme on se connaît mieux, n’est-ce pas, mes frères : pas tous (pas les méchants), mais vous qui avez ces places.

La tortue, quel ennui que d’y penser ! Et aussi cette fable de Mercure et d’une caverne et de Jupiter et de ses bœufs. Il y a bien là de quoi mourir, et il faut vivre. Mais le violon est tel sans qu’on n’y pense : une présence aux dehors sobres. Apollon voyage incognito. Une main est en rapport avec le feu central et tout le délire des étoiles. Dessous (qu’importe cette redingote de fou) il y a un cœur torrentiel.

 

*   *   *

 

Je veux n’avoir plus qu’une cravate blanche et un melon, et marcher à petites journées sans me préoccuper de rien. Je suis un monsieur. Je veux er aussi inaperçu que possible. Je ne veux surtout pas qu’on dise de moi que j’ai de l’entrain, ni qu’on me compare avec ceux qui ont ou qui n’ont pas de l’entrain (j’emmerde l’entrain). Plutôt ceci : être parfaitement convenable ; dire pardon quand on entre dans le tram ; être grave ; ne jamais rire que dans de très rares occasions ; ne jamais articuler que des choses pleines ; ne rien dire d’inexact ; être moral et très ferme. Se taire ? Non, car si cela est systématique, c’est, dans la compagnie de gens sans contrainte, une très grosse impertinence. Au contraire, parler, mais avec mesure et un certain détachement si l’on a affaire à des contradicteurs ou à des dames.

 

*   *   *

 

J’avais été photographié avec un air terrible, et je pensais que c’était ma destinée : cela à trois ans (j’avais une collerette et un toutou, et une longue carabine à deux canons ; le photographe m’avait installé avec tout cela sur un fauteuil et un fond) et, alors, d’y penser, et aussi parce que j’étais entouré d’autres enfants gâtés et taquins et que l’on se moquait de moi ou que je le croyais, j’étais devenu sauvage.

 

*   *   *

 

J’avais quelquefois tellement envie de faire pipi que je ne pouvais allumer une bougie. À mesure que je l’allumais, je l’éteignais.

Voilà pour mes cinq, six, septième années.

 

*   *   *

 

Une fois j’avais avalé un clou. « Un clou comment ?… » On me montrait des toutes petites pointes. « Non, un clou comme ça. » Je les avais tous tirés vers une armoire où il y avait de ces clous en équerre qui servent à pendre les habits. C’était un de ceux-là que j’avais avalé et il pouvait bien avoir neuf centimètres. C’était alors que je jouais avec, comme font tous les enfants qui mettent en bouche tout ce qu’ils trouvent ; et il était parti d’un seul coup, sans que je m’en doute, par une faiblesse abominablement complice de la luette, et je l’avais ensuite senti descendre. J’avais bien attendu trois heures avant d’en parler. Et alors après, quand on l’avait retrouvé – ç’avait été un petit bruit sec dans le vase – le docteur qui était un peu pique-assiette et qui était précisément à table ce jour-là avait fait de grands rires. « Un clou pareil ! Pétard de sort ! Savez-vous qu’il a évité à trois chances sur mille une perforation de l’intestin !… Voilà un garçon qui est destiné à de grandes choses. »

 

*   *   *

 

Je détestais les gamins en tablier bleu (dans ma région les tabliers étaient bleus au lieu d’être noirs). Moi j’avais toujours des gants. Je n’aimais pas beaucoup que ces gamins m’accompagnent. Je disais : « Attends-moi : je vais revenir…

— Sûr ?

— Oui ; je vais revenir. » J’affirmais cela d’une voix blanche et la porte s’ouvrait, et puis elle se refermait sur des tapis et de la chaleur. Je laissais le gamin trépigner dehors. Des heures je m’enfermais dans ma chambre.

Sur la route et, quelquefois, dans le jardin, aussi dans le tram il y avait un garçon plein de croûtes qui s’appelait Turian.

C’est le diable.

 

*   *   *

 

Mon frère Évarosthyine chassait des couleuvres, oubliait des montres dans des marais. Encore maintenant il a ce grand genre.

Mon oncle Thadée était arrivé de Pologne – j’adorais ces gens qui arrivaient. Tout de suite, il avait cassé une chaise.

 

*   *   *

 

Ma grand-mère racontait que, certaines années, mon grand-père qui aidait le général Dufour à tracer les plus merveilleuses cartes qui aient existé, revenait rarement à la maison ; si bien que ma mère, qui était toute petite, était venue dire, dans la chambre à côté, très bas :

« Il écrit toujours tout le temps, le monsieur. »

Précédemment il avait tué tant de loups que toutes les poutres d’un marché à grand toit de bois bas en étaient couvertes.

Ces choses-là ont l’air de lieux communs quand on les dit. C’est que là c’était vrai.

 

*   *   *

 

À Constantinople il y avait un lieu frais enclos de treillis où je venais voir les chèvres. Je montais avec un costume blanc sur un mûrier d’où je revenais taché de jus grenat par tout le corps. Il y avait aussi des mûres blanches.

Je n’oublierai jamais ce champ de haute poussière et de chardons où je me piquais les mollets quand j’allais prendre des leçons de latin ; ni un chien si exactement coupé en deux par le train qu’il semblait dormir.

Ces vacances terminées, je rentrais en Europe par voie de terre.

Il y avait chez ces parents d’Asie une paisible affection. J’aimais pourtant mieux souffrir et être en Europe.

 

*   *   *

 

Notre maison avait appartenu à un homme sans nez : M. Princeps. On ne le rencontrait qu’à cheval. Quelquefois – le dimanche – il avait un nez d’argent : d’autres fois non.

Cette maison était située sur la route.

 

*   *   *

 

Déjà, tout petit, à quatre ans, moi, je chantais des journées entières sur un tabouret ; à huit ans j’avais réinventé un doigté et fait de grandes symphonies ; mais personne n’avait d’affection pour moi, parce qu’à force d’entendre cascader et remonter ce rire, ne sachant pas répondre autrement qu’en reprenant cet air terrible, j’avais songé à des moyens extrêmes, et on le lisait dans mon regard. Alors je voyais mes parents partir et rentrer en voiture : les autres me raconter qu’ils avaient mangé des glaces. De moi il n’était pas question. La jalousie, sentiment qui ne m’est pas naturel mais qui m’était greffé par cet abandon, s’installait comme un aspic dans ma poitrine et personne, sauf mes longues et douces mères les étoiles avec qui je pleurais, tout secoué et tellement, en revenant la nuit de la ville, que le ruban de mon béret à lettres dorées était salé quand je le mordais le lendemain, ne se doutait que j’étais bon et divinement institué par dedans et qu’on était très sacrilège et très impie de n’en pas tenir compte ; et qu’un jour cela devrait quand même cesser, car j’étais tout de même mignon et fier, et ma sauvagerie me donnait l’air presque d’un capitaine quand j’oubliais qu’il en était autrement chez moi, et ce désespoir et cette solitude, et ce vide pour toujours que faisaient les cœurs fermés, déficients, à cause de l’effroi que je leur avais causé une bonne fois pour toutes.

 

*   *   *

 

Ensuite j’allai au collège.

Ensuite je revins du collège.

Ma mère était affaiblie, mes frères à la milice, mes sœurs mariées.

J’instituai ma loi qui fut le silence.

 

*   *   *

 

Oh, mais je comprends très bien que ce n’est pas du tout cela que vous voulez. On sait que ma vie a brusquement changé : que j’ai été lancé dans des tumultes et des aventures sans nom : que j’ai joué, dans des parties de la terre où les gazettes l’ont à peine relaté, un rôle singulier : que j’ai eu six noms : que j’ai été mort plusieurs fois : que certaines choses que l’on m’attribue sont inconciliables avec ma présence vérifiée dans le même temps sur l’autre point du globe : que j’ai eu tout l’amour et vu affluer toutes les chances : que j’ai été pauvre à Londres, fabuleusement riche à Madrid : noyé, repêché, brûlé vif, mangé par les sauvages : que, déguisé en lion, d’autres lions m’ont accepté dans leur cage et que j’en suis sorti indemne. Vraiment, que n’a-t-on pas dit ? Cela étant au point que j’ose à peine sortir et me montrer dans les villes où ces bruits ont été répandus. Car ce ne sont que des bruits. Je suis là, et vous me voyez, et je puis vous certifier qu’il n’y a rien eu. Ce que l’on a pris et ce que j’ai pris moi-même en me voyant acteur pour une réalité, n’était qu’un rideau sur autre chose. Voulez-vous que je vous le prouve ? Considérez cette peinture. Déjà elle tremble et le cri aigu des poulies se fait entendre.

Ah que voit-on, et qui est cet homme au visage enfariné et au costume superbe qui s’avance en tenant deux valises ? L’une, il la relègue : elle n’aura un rôle que plus tard. De l’autre, il sort des tubes qu’il dispose ; il nous joue un magnifique air de xylophone. Vous êtes ravis. Oh ce n’est rien. Gardez votre enthousiasme pour une suite que vous ne pouvez soupçonner et qui le méritera davantage. Voyez, par exemple, oh mais voyez cet homme atroce dont le vêtement en tissu de caniche de Venise est aussi noir que les mains et la figure et qui l’épie dans la coulisse. Il sort. Qu’a-t-il sur l’épaule ? Une planche d’au moins trois mètres. Et voyez comme il l’empoigne et quels sauvages coups il assène sur le dos de l’autre qui feint de n’en rien savoir.

Voudriez-vous que j’arrêtasse ? Je n’aurais qu’un mot à dire : je n’aurais qu’à y penser : aussitôt ces êtres et ces maisons tomberaient en poussière. Mais je vois que ce n’est pas ce que vous voulez. Vous êtes tous furieusement saisis. Déjà par cette interruption l’action est immobilisée. Ce n’est plus qu’un tableau vivant. Je lis votre déception ; alors sans tarder je vais y remédier. Soyez bien attentifs. Regardez. Qu’y a-t-il ?

 

*   *   *

 

Ceci : que le terrible homme noir donne tant de furieux coups à l’autre que ce dernier qui semble avoir mis son point d’honneur à ne pas s’en apercevoir finit par en ressentir l’effet et tombe mort. Voyez comme l’autre se précipite. Mais que fait-il ? Jamais l’on eût soupçonné tant d’industrie chez un tel monstre. Il s’est assis sur son derrière et, pendant qu’une autre musique joue, s’est emparé du xylophone dont il a vissé les tubes et fait une bicyclette. Les roues manquent, mais le cadran et la cuvette de la montre du clown qui est énorme – pas le clown, cette montre – les lui fournissent. Également, de la poche du mort il tire un mouchoir, puis deux, trois, quatre, cinq, six mouchoirs d’où bondit un serpent vivant qu’il empoigne et dont il dispose l’étendue sur la bicyclette. La tête est sur une pédale, la queue sur l’autre ; le milieu du corps est noué autour de la selle, et l’engin part et décrit le huit couché qui est le signe de l’infini, à toute allure.

Oh, vous pouvez applaudir, quelque chose de plus singulier se prépare.

 

*   *   *

 

Avez-vous oublié l’autre valise ? Non, je le présume ; et si cela devait être, le seul fait de la voir arriver toute seule, en titubant la rappellerait à votre attention. Ah, vous êtes dans l’étonnement et chez quelques-uns cet étonnement est voisin de l’effroi, car plus personne ne rit. Attendez ! vous aurez d’autres raisons d’êtres glacés ! Regardez donc ! Cette valise ne fait pas que d’avancer. Parfois elle s’ouvre furtivement : comme une huître qui a peur d’être mangée mais qui veut aussi savoir ce que l’on dit dans un souper relativement à sa présence entre des chandelles dans une telle assemblée.

Le serpent et la bicyclette tournent toujours. Ne les regardez pas trop. C’est cette valise, dans ses velléités de s’ouvrir, qu’il convient de ne pas perdre de vue. En effet, brusquement un condor s’en échappe, qui fait d’abord un grand tour puis se précipite à tire d’ailes sur la bicyclette, happe le serpent qu’il promène la tête en bas, et faisant le mort jusqu’aux plus hautes galeries où il sème l’épouvante. Il fait ainsi trois tours, et puis change de direction et va se poser sur le lustre où il l’installe.

Vite, par l’industrie de l’homme ressuscité, la bicyclette s’est refaite en xylophone, et la musique rage dans les variations du même air. On entend aussi ces percussions :

Cette danse, qui est celle d’une tribu dont la réputation n’est pas à faire, concerne plus à proprement parler que d’autres une vingtaine de dames à gorge et à bras nus, qui se trouvent, comme à souhait, sous le lustre où le serpent – on ne l’a pas oublié – quand un serpent est quelque part on ne l’oublie pas – qui désire simplement qu’on lui foute la paix, s’est fait aussi inexistant que possible.

L’oiseau est maintenant perché sur la coquille du souffleur où il fait un immense caca. Le souffleur en perd le souffle ainsi que sa raison d’être.

 

*   *   *

 

Ces pauvres dames – mais je ne dois pas oublier qu’il y a un fournisseur : Jaquet, chemisier de luxe et marchand d’imperméables à semis persan-poiret (à semis à la mode) dont je ne saurais dire exactement ce qu’il fout là, mais le fait est qu’il y est, comme à souhait – ne se réveilleront pas que l’action ne s’étant précipitée funestement, elles ne ent de cet état, qui ordinairement n’est que temporaire, à la plus implacable des morts (Jaquet pourtant vivra. Je ne sais comment il doit échapper, mais il ne convient pas que discontinuant d’insulter l’esprit ce désistement n’empêche un comble de philistinisme apte à déclencher le grand raz de marée instaurateur du rajeunissement et de toutes les fraîcheurs. Alors de nouveau la Chine et les idéogrammes bondissent comme des jeunes levrettes, à l’aube, qui vous aiment ; alors le roseau à cinq trous, les pierres sonnantes ; l’eau douce comme du lait ; la fraternité des animaux ; le cœur des hommes, simplement, leur main).

Ce qui va se er est d’une horreur telle que je laisse aux tambours de cette tribu hollandaise cachée – tribu exemplaire paraît-il – le soin d’en communiquer le sentiment au public. Également, je ne sais où – mais j’entends très bien et ce bruit, M. Kuylhe qui a été dans ces parages, me l’a décrit trop atrocement pour que je puisse avoir le moindre doute – l’on joue aux boules avec autre chose que des boules.

Il n’y a plus qu’à attendre.

 

*   *   *

 

 

*   *   *

 

Dans un autre théâtre vous vous seriez impatientés. Je vois que vous êtes sages. C’est parfait. Il y a donc un progrès. À quoi l’imputer ? À un espoir, peut-être chez vous – mais je vous dis tout de suite, à l’avance, qu’il est insensé – qu’un peu de bonne tenue et ce silence exemplaire auront l’effet d’atténuer les rigueurs de votre destin. Si vraiment telle est votre pensée, mon devoir est de vous prévenir que vous vous trompez. Certes il vaut toujours mieux bien se conduire, mais si vous ne le faites pas le résultat sera le même : vous allez tous périr – moi aussi probablement. Mais à ce que je viens de dire il faut un surcroît de précision. Comprenez bien que si votre soumission ne doit pas être récompensée une attitude contraire entraînerait un châtiment immédiat. Il vaut mieux éviter cela. Alors continuez à bien vous tenir. Est-ce clair ? Je le présume, car je vois que vous ne bronchez pas.

C’est bien.

……

 

*   *   *

 

Oh le serpent, vous regardez le serpent ou plutôt vous faites semblant de ne pas le regarder… Vous vous imaginez que c’est quelque chose que ce serpent !… Vous vous ingéniez à le suivre dans de prétendus déplacements… Allons donc !

Effectivement pendant ce long intervalle où vous étiez si tranquilles – vraiment exemplaires, mais pour rien, puisque vous allez tous périr – il aurait pu être incommodé par la chaleur et changer de place… Il ne l’a pas fait… Et puis ce serpent, mes pauvres amis… ce serpent… c’est peu de chose. Attendez seulement ce qui se prépare…

Ah mais quel est ce tumulte… d’abord léger… et puis vite inable. Qu’y a-t-il aux premiers rangs et quel est ce monsieur qui, par sa désinvolture, s’attire des remontrances ?

 

*   *   *

 

Je ne m’y trompe pas : vous non plus : c’est un automate. Je vois qu’il fume quand même c’est interdit.

Un autre automate qui est un suisse russe – je veux dire un de ces suisses à perruque qu’il y avait à la porte des demeures princières avant Kerensky – le lui fait observer. L’autre fume quand même et, comme par protestation, son cigare se met à grandir. Le Russe fait alors ce geste de le frapper, mais sans effet car sa hallebarde glisse de son poing : glisse non en bas : en haut, c’est-à-dire qu’elle monte ; comme à Londres, dans d’autres arènes, j’ai vu monter un portemanteau sur lequel un monsieur convenable s’apprêtait à déposer son chapeau. Le monsieur voyant cela et ne se décourageant point : montait sur une chaise, mais le portemanteau montait aussi ; sur une table et cette chaise : l’engin montait encore ; sur deux, trois, sept, quatorze, vingt-cinq chaises et cette table : l’engin montait toujours. C’est ainsi que cette hallebarde n’arrêtait pas de monter : à vrai dire, pas n’importe où. Lentement, mais avec une sûreté astronomique, vers un point précis qui est le lustre où le serpent, départissant de son effacement, l’empoigne et la balance sur la tête de tous les spectateurs. Alors il se e ceci que le suisse, du même geste que si la hallebarde était encore entre ses mains, frappe, mais à vide et sans discontinuer, très vite.

Naturellement, cela est très drôle.

Cependant le monsieur dont le cigare, qui est espagnol n’a cessé de grandir et qui ne peut er cette fréquence d’un geste qui n’a point de sens, se lève et d’un coup de cigare fait voler la tête du suisse. Un cri atroce et sans fin s’exhale du cou en même temps qu’un flot de roulettes qui vont sous les pieds des spectateurs. Ceux-ci fuient en grand désordre : ils fuient où ils peuvent. Vainement. Toutes les issues sont gardées. D’ailleurs cette précaution est inutile. Ils ne peuvent faire un pas sans tomber. Les roulettes sous leurs semelles ont cet effet qu’ils tombent, ou sur le nez, ou en arrière, ou deux ensemble en avant, ou deux ensemble en arrière, ou ensemble l’un en avant et l’autre en arrière, ou tous ensemble les uns sur les autres en avant et en arrière dans tous les sens. Ce qui fait s’allumer toutes seules les boîtes d’allumettes qu’ils ont dans leur poche. Un tumulte indescriptible s’ensuit en même temps qu’une odeur atroce commence à se répandre. Des flammes s’élancent de toutes les loges ainsi que de la scène que pousse un vent impétueux. Le ciel craque, les galeries se tordent et tombent. Le lustre rougit et menace comme un fer à bricelets (… et le serpent ? – Le serpent ? Oh il n’a pas attendu ce moment pour regagner d’un seul bond sa valise qui est ignifuge : ni le condor la sienne qui l’est également).

 

*   *   *

 

— Et alors ?

— Et alors…

— Eh dites-moi ?

— Eh quoi !…

— Mais vous-même ?

— Oh moi !…

 

*   *   *

 

Rien. Rien. Il n’y a rien. Ce n’était qu’un rideau. Vous voyez bien. La vie est exquise derrière. Les canaris se baignent et gazouillent. Tout est dans l’ordre : tout est bien. Le Soleil et la Lune sont ensemble amoureusement dans le ciel et les noms des rues sont rue Caroline, rue Neuve, carrefour Denys-Pépin, place Bélisaire. Il est quatre heures et les boulangeries lancent une suave odeur de pain chaud dans l’air. Mais quoi ? Et bien moi, voici ce que je fais : je m’en vais. Je marche. Sans rien. Droit devant moi. Je laisse tout le monde et tout ce qui m’appartient et traverse le canal et les platanes exultants de casse-têtes anthropophagiques. Je traverse le age à niveau. Un petit garçon me salue. Le long du dépôt biblique, aux dernières maisons, Z. aussi me salue. Au revoir. Ah, je vois que tu ignores tout. Ah si tu savais ! Ah !

 

*   *   *

 

J’ai fait environ soixante kilomètres à pied. Là commencent ou plutôt finissent les rails du tramway qui dessert la localité de N. Je crois reconnaître un ensemble de maisons.

— Oh, Monsieur Kuylhe !… Monsieur ne sait donc pas que M. Kuylhe est mort en laissant toutes ses collections à la ville. C’est à gauche. Le parc est ouvert au public.

Je suis ces indications. Le gravier est magnifique. Les plantes qui sont gelées – je vois pourtant des grains grenats et des grains bleus, mais sales, dans la terre – ont des belles étiquettes émaillées. On sent partout l’entretien.

Vraiment ce petit musée de boucliers et de flèches sauvages est délicieux. Il y a plusieurs bouches à chaleur et de commodes banquettes, et des indigents convenables y viennent chercher un repos qu’aucune réglementation si ce n’est l’heure de la fermeture ne limite. Mais à peine y suis-je installé que j’apprends que c’est précisément l’heure de cette fermeture. Je m’en vais donc et retraverse le gravier choisi et profond et tous les jours bien égalisé de mon ancien ami, qui, m’ayant perdu de vue et m’ayant cru mort – la réciproque est trop cruellement soutenable pour que je m’autorise à la souligner – ne m’a laissé d’autres traces de son attachement que celles dont je bénéficie avec le public.

La ville est encore à un quart d’heure. Je prends le tram et traverse N. sans voir personne. J’atteins ainsi les derniers faubourgs et ne tarde pas à me trouver dans des forêts.

 

*   *   *

 

J’ai dormi dans des draps rouges et j’ai payé ma chambre un franc.

Hier, un peu avant la nuit j’ai franchi le col. Je suis au premier village d’une riche vallée paisible.

L’air est vif ; la route est splendide. Elle descend mais c’est à peine sensible. Le cours d’eau, qui au début n’était qu’un filet, avec dedans de gros boutons d’or gras, assume, peu à peu, de l’importance. Vers cinq heures, ayant aperçu de grandes masses boisées à droite, je l’ai quitté ainsi que la route. Je savais que là devait se trouver une autre route plus abrupte, épargnant de nombreux lacets. Peu après la nuit est venue. J’ai ainsi traversé Haasly, Pfifli, Œrlikon, Olieticon. Ensuite il y eut un carrefour et une scierie. Le bois était gelé sur la route. Cinq petites fenêtres avaient de la lumière, mais je n’osais frapper à cause des chiens.

Enfin il n’y eut plus de chemin, ni sentier, ni rien. Si, pourtant, dans le ciel, une sorte d’auréole : comme est cela que font toutes les lumières d’une ville. Je hâtai le pas vers ce point dans de grosses mottes de terre labourée et gelée.

Ce n’était pas une ville : c’était la Lune.

 

*   *   *

 

Bien plus tard, près d’un pont, je vis une femme. Je m’étonnai de n’avoir été nulle part attaqué par les chiens.

— Les chiens, me dit-elle, oh, il n’y en a plus. On les a tous tués à cause de l’augmentation de l’impôt.

Je fais trente kilomètres en train.

 

*   *   *

 

J’ai encore dormi dans des draps rouges mais mal à cause d’une ampoule d’un voltage excessif qu’il y avait au milieu de la rue.

Il y avait aussi le bruit de la fontaine : un impétueux tuyau de plomb, dans un tronc d’arbre creusé enrobé de glace.

J’ai voulu voir le lion d’or de l’auberge d’en face qui est énorme. Oui l’auberge, mais le lion aussi puisque tenu en l’air par des griffes il occupe l’emplacement de trois rangs de fenêtres. Il ouvre noblement la gueule et avance une patte. La dorure est toute fraîche et a dû coûter pas mal d’argent suisse. Le vermillon de la gueule est éclatant.

Moi je suis au Cheval blanc et je veux voir ce cheval. Je me lève et ouvre la double fenêtre. Il y est, mais c’est une peinture, et je dois me pencher extrêmement et regarder la tête en bas pour essayer de voir. Je ne vois que très mal. Alors je me penche encore et je tombe. Pas de bien haut, mais il est atroce d’être en chemise et nu-pieds dans la rue.

L’on rêve que l’on est quelquefois dans cette situation et tout en rêvant l’on se dit que c’est peut-être un rêve ; alors on se pince, mais cela ne prouve rien puisque l’on constate que l’on ne rêve pas, et pourtant l’on rêve. Alors que croire ? Ceci, dit Renatus Descartes (Meditationes, lib. 1, ed. de Vanhoosdenius, p. 7) que dans ces deux états : celui de rêve qui est illusoire ; celui de veille qui est peut-être aussi illusoire, il y a quand même une certitude : il y a celui qui éprouve ; celui qui dit je (hanc chartam deprehende etc.). Oui, mais moi je ne m’en contente pas. Il y a un vice et quand même une paresse dans cette philosophie. Le moment où l’on se réveille pour de bon prouve que l’on se réveille pour de bon. Qui le prouve ? – Rien. Il y a des choses qui sont vraies et qui ne se prouvent pas. Il suffit qu’il y ait des coqs sur les églises. Vous avez voulu scier ces coqs. Vous retombez dans l’απειρον. Voulez-vous vivre, vous ne pouvez vous en er, ni de l’heure divisée et bien divisée.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais.

— Cependant…

— Il n’y a pas de cependant. Je suis dans la rue et je suis absolument certain que je ne rêve pas et que je suis dans la rue. Il se peut que j’aie rêvé que j’étais dans la rue, alors que je n’y étais pas ; c’est possible, mais maintenant je ne rêve pas et j’y suis. La preuve c’est que je ne me pince pas (si l’on se pinçait tout le temps la vie serait intenable). Mais je n’ai pas besoin de preuves : je sais, et cela non seulement me suffit, mais ne me trompe pas. Je suis dans la rue et dans un état très malheureux. Quelqu’un pourrait venir et je ne saurais quelle explication donner. Je vais frapper à cette galerie aussi longtemps que cela sera nécessaire. Si l’on ne m’entend pas je prendrai ces énormes morceaux de bois et recommencerai jusqu’à ce que l’on vienne. Ces gens peuvent dormir et peut-être rêver. C’est moi qui vais leur prouver que tous ces raisonnements tenus en Hollande dans un poêle sont faux.

 

*   *   *

 

Quand les gens s’étonnent il faut les faire s’étonner davantage. Il y a ce moyen. S’il ne suffit pas il y en a d’autres. Je ne les employai pas. Je racontai les choses exactement comme elles s’étaient ées. Je n’ajoutai rien : je ne retranchai rien.

Les Germains et les Celtes ont cette qualité, que nous autres avons perdue, de ne point juger avant d’essayer de pénétrer ce qui est appelé la stimmung d’un être ou d’une situation. Même et surtout dans le peuple – alors que chez nous, je veux dire chez les Latins, on voit tout de suite un scélérat dans un homme qui pense ou un fou dans un impulsif dont le repos est d’être distrait (c’est cette misérable façon de juger qui va me faire renier tout ce que j’ai professé et prendre en grippe les peuples latins dont je suis un très pur ressortissant en horreur) – on et chez un être une certaine complexité. Le tout devait finir par s’arranger au milieu d’éclats de rire. Encore le lendemain l’agent de police vint et rit beaucoup.

Vers neuf heures je devais traverser le village et disparaître derrière les premiers arbres.

 

*   *   *

 

Je suis à Berne au buffet de la gare. Je comprends que c’est ici et pas ailleurs qu’est le centre du monde : le vrai lieu de l’authenticité. Il faut que j’y arrive pour le savoir car cela n’est pas publié. Tous ces gens qui lisent, boivent et mangent sont aussi de cet avis. C’est ici qu’une blonde est la femme par excellence, et que son confort est accessible.

Je fume un cigare à deux sous qui est ce que la Suisse produit de meilleur. On dirait une table d’harmonie séchée par une famille pendant mille ans. Je bois une eau-de-vie blanche quintuplée.

Beaucoup de partitions et de chaises de paralytiques dans des coins. Un insupérable châle. Grandes bourrasques de vieillards qui entrent et qui ne sont que le vent.

C’est après-demain le centenaire de Beethoven à Vienne et tout le monde doit er par là.

Ce prêtre qui se commande de l’eau d’Henniez et part est le général des Jésuites (le supérieur de tous les jésuites de la terre). On me le dit et je le crois. Je distingue aussi des lords, des savants avec des enfants extraordinaires ; Ossendowsky, Edison ; un lévrier comme je n’en ai jamais vu même sur des revues ; Ortiz de Zarate et son père, le polygraphe suédois Tempelstrong et son beau-fils ; quatre ou cinq grandes dames qui le sont vraiment et, entre des philosophes et des bonnes choréographiques, un fantastique gamin de onze ans qui est l’arrière-petit-fils de Richard Wagner. Qui encore ? Onésime et Élysée Reclus, la sœur de Léon XIII, le grand-père van Rees, la princesse Zartoreska, Monsieur Sweitz et son illustre malade le prince X., Alberto Franzoni, Ladislas de l’Estocq et l’ingénieur Stryjenski, la mère de Blaise Cendrars et son face-à-main dont le manche contient une mèche de Beethoven, Madame Taine, Mademoiselle Nietzsche, Henry Monnet Paul Rosset, le général de Bassompierre, Paul Baud, Franz Baud, Pierre Baud, Jean Baud, Madeleine Baud, Thérèse Baud (tous ont des enfants et des petits-enfants ayant, comme eux, des bustes et des portraits de Beethoven sur toutes les crédences) ; Adrien Bovy, tenant sur ses genoux un cactus en mal de floraison septennale, Monsieur Godet, Madame Kikina, Madame Botkine et ses filles Sonia, Ludmilla, Catherine, Marie, Zoë et leur gouvernante qui est la nièce de Pouchkine (leur jument qui accouche sur la Perspective, au moindre rayon de soleil, piaffe dans le fourgon sur quelque tronçon) ; ensuite, à table, derrière un rideau de gaze, ce qui indique qu’ils vivent et en même temps ne vivent plus (la preuve c’est que les aliments qu’ils ingèrent et avec beaucoup de politesses s’échangent restent intacts), le comte de Waldstein, la comtesse von Browne, la princesse de Liechtenstein, le prince Carl von Lichnowsky, Dorothea Ertmann à qui est dédiée cette ineffable orgie de gros amour qu’est la sonate op. 101, Fräulein Maximiliana Brentano, Julietta Guicciardini.

À côté de tels noms je me sens bien petit, aussi je vais avec le peuple qui boit et mange en grande allégresse enfermée et chauffée – pas parce que c’est le centenaire de Beethoven : parce qu’il en est ainsi tous les jours – à deux pas, derrière ces portes folles.

 

*   *   *

 

Entre ce buffet qui est la séparation du peuple et les petites maisons où l’on vend les billets – mais cela est entièrement contenu et protégé du froid par un dôme – il y a un groupe de soldats qui tapent avec leurs phalanges devenues de plomb contre une vitre fixée sur un horaire. S’il n’y avait pas cette vitre, la place où est indiquée Berne serait dans le même état que ce sapin, dont toute vie s’est retirée avec horreur, qu’il y a dans la fosse aux ours.

Ils prendront – mais pas tout de suite : dans quatre heures – un train qui descend bien lentement vers Lucerne en s’arrêtant à Ostermundingen, Gümligen, Worb, Tägertschi, Konolfingen, Zäziwil, Bowil, Signau, Emmenmat, etc., c’est-à-dire partout. Leurs petits frères viendront les prendre par la main à la gare. Ils retrouveront leur mère ou leur fiancée. La plupart ont une musique à bouche, un gobelet, le portrait de Monsieur Contesse, une fraîcheur exquise dans l’âme.

 

*   *   *

 

Lucerne deux heures et demie de la nuit.

Pour ce qui suit il faudrait un masque et qu’il y ait une perforation différente des flûtes (je parle comme si j’étais en Indo-Chine, mais ceux qui y ont été et qui ont assisté, dans des jardins de consulats ou ailleurs à de ces tragédies qui durent des semaines entières me comprendront) car d’autres dieux ont envahi le podium et les mots bien qu’étant les mêmes ne doivent plus avoir le même sens. Je vois encore ma main, mais aussi d’autres choses à travers.

Nous sommes ici à l’autre centre. Je ne rêve pas : je suis tout à fait certain de ne pas rêver ; mais j’ose à peine parler.

Il fait douze degrés au-dessous de zéro dehors. Le lac est noir et furieusement démonté. Je ne me préoccupe pas du lac. Cette salle d’attente même vieille – la plus vieille, je crois de la Suisse – avec son pavé de corridor d’église est munie de radiateurs et il fait bon. Il y a de solennels canapés et l’on y voit, à des heures pareilles, entre deux trains, des quantités de gens qui ne prennent pas ces deux trains mais qui, venus à pied ou par la force hectuplante de leurs bottes savent que l’ours au cri doux roule sur les routes ou que debout, comme un homme sauvage – l’ours ressemble peut-être bien quelquefois à un singe, mais à travers l’homme – est affectueux, énormément, la nuit. Alors, attendant l’aube, ils disposent leurs squelettes recouverts de peaux, de fourrures, de dentelles, comme des compas dans une boîte, sur ces velours, et toussent en s’entreregardant. Parfois ils ferment les yeux, mais pas un ne dort. Il suffirait que Pierre Schlemihl fît traîtreusement rouler son fauteuil assez près du monsieur en habit gris pour ravoir son ombre et se sauver. Bien entendu le monsieur en habit gris se méfie. Tel autre perdrait le nid d’oiseau ou la bourse de Fortunatus ou l’anneau de Gigès. Moi je fais comme eux ; je n’ai pas à dire ce que j’ai à conserver ou à perdre, mais je me défie.

Il est entendu que nous allons tous au centenaire de Beethoven. Le maire de Boulac a bien son billet pour Vienne. Je ne crois pas non plus qu’il faille prêter d’autres intentions à Alexandre le Grand ni à cet homme dont se dégage une fumée et sur la tête de qui cette femme ordinaire qui est à ses côtés jeta une seille d’eau pour l’éteindre. Une image a immortalisé cet événement. On voulut une seconde fois et précisément dans ce salon lui interdire de fumer. « Vous ne savez pas qui je suis », dit-il avec majesté. On le laissa tranquille.

D’autres aussi, je les reconnais. Voici le curé du Pôle Nord, Mælzel, le terrible banqueroutier Law, Parmentier, Cardan, Leyde avec sa bouteille et d’autres, le chevalier Morelli, le mathématicien Wallis, notre pauvre San Lazzaro dont le père est gelé au Pôle Sud et la mère conservée dans de la poudre de riz à Parme. Le premier ne se réveillera qu’une baleine précédée de deux phoques jouant du bugle ne lui ait révélé le nombre caché de la terre. Et qui y a-t-il encore ? Eshère le compagnon de Charlemagne (il est probable qu’il y a un fourgon ésotérique et que ses huit Slaves temporairement désembrochés y ont licence de se faire du thé et de ca en rond comme font les Russes), Métrani le rabbin de Chavilles, le colonel Olcot, Claude de Saint-Martin, Madame Blavasky.

Tous, ai-je dit, sont censés prendre le train de 5 h 14 pour Altorf et les confins de l’Autriche via Vienne. En réalité à l’aube ils s’éclipsent ; le curé du Pôle Nord quête à Biarritz ; le maire de Boulac lit le Manchester Eclair à Dublin, Métrani rogne du papier à Helsingfors, et ainsi de suite.

Il n’y a en somme que moi qui prends véritablement ce train pour Altorf. L’employé est tout surpris. Je suis seul dans le compartiment. Ce n’est qu’à Meggen, Steinen, Brunnen, que je vois des gens monter, ceux-ci pleins de la force rassurante du jour. Peu après il se remplit de collégiens. Un soleil jaune mugit et vêle. La côte est garnie de roseaux petits et gelés d’un jaune essentiel. Parfois une outarde. Dans le fond, toujours, ces terribles moutons noirs.

 

*   *   *

 

Altorf.

Il fait encore douze degrés au-dessous de zéro et depuis que le soleil s’est levé, treize plutôt que douze. C’est une année exceptionnelle. Heureusement que j’ai ma pelisse et un cosy pour maintenir chaud le thé, que je mets sur ma tête.

En me promenant je vois NOTAIRE. Je n’en demande pas plus. Il n’y a qu’un seul notaire : c’est R. qui a cinq fils et qui regrettant de n’avoir pas de fille les élève dans de la soie. Il ne les laisse pas sortir, a un instituteur en clef d’ut et une gouvernante et des chiens anglais. Lui-même est notaire, je ne sais pourquoi, car en dehors de ses émoluments il a un bien qui lui permet de se procurer de l’anthracite et, malgré le spectacle cruel du dehors, de vivre chez lui comme à Manille. Aussi de convier un quatuor. C’est le 15 de chaque mois, donc aujourd’hui. Alors il assoit ses cinq fils – cinq paires de superbes bas de mérinos blanc et des chemises de crêpe de satin – sur une banquette idéale, laquée de gris mort et de jaune escurial à pieds de chèvre antique – et l’on se régale. Véritablement, à un moment, Apollon descend et ces petites nymphes qu’il y a sur quatre vues turques, presque au plafond, se meuvent entre les canonnières.

C’est là que je comprends que l’aristocratie fausse a autant sinon plus de mérite – car ce qui est neuf vaut toujours mieux que ce qui est vieux – que l’aristocratie vraie.

On reçoit ensuite un macaron et un verre de porto, et l’on fout le camp.

 

*    *   *

 

Je suis désespérément seul sur la route entre Oxikon et Sempach.

 

*   *   *

 

J’ai brusquement pris un parti. Je ne puis plus continuer ainsi. J’ai un exemple : mon ami le notaire d’Altorf.

L’imitation servile n’est à aucun titre un indice d’infériorité[1]. Ce que je vais faire est ceci :

Je vais avoir moi aussi une grosse maison recouverte d’écailles et irablement chauffée : cinq fils – oui exactement comme lui – et une demoiselle anglaise d’un grand confort de roman à chiens et à promontoire de vie cléricale (protestante : il faut que cela soit protestant : ni moi ni mes fils nous ne le serions). J’aurai les meubles qu’il a ou, mieux, je les ferai copier textuellement. J’aurai aussi ses gravures turques avec des canonnières et des dauphins. J’aurai un forte piano en bois de citron et un quatuor : des macarons et du porto. C’est le genre de vie le plus désirable qui se puisse rêver à notre époque. Je le réaliserai.

Mais il faut de l’argent. Je n’en ai point. J’en veux. Je dépérirai si je n’en ai point. J’en aurai. Il m’en faut absolument. J’en veux absolument.

 

*   *   *

 

— Ab-so-lu… ment…

— Qui dit cela ?… qui parle ?…

J’entends aussitôt :

— Qui dit cela ?… qui parle ?…

Je pense : on va dire : c’est moi. Aussitôt j’entends :

— C’est moi.

Moi qui ? Un ami, un disparu ? Je pense tout de suite à M. Kuylhe. J’entends :

— Un ami, un disparu, M. Kuylhe.

Je regarde. Des corbeaux ne s’envolent pas. Je crois voir une veste. Je dis :

— Vous n’êtes pas mort ?

Cinq énormes fils électriques – l’énergie probablement de toute une cascade – entrent à ce point dans une vallée de molasse pourrie. Deux, trois, quatre, cinq, sept, huit piliers de béton les ent. Derrière le troisième pilier il y a bien M. Kuylhe. J’ai entendu :

— Pourquoi cette question ? (mais avant j’ai peut-être pensé qu’il dirait : pourquoi cette question ?)

La conversation est établie. Nous cheminons sous ces gros fils qui bourdonnent. Je reproche à M. Kuylhe de ne pas m’avoir tenu au courant de cette dernière originalité. Il me répond que tout est réparable : qu’il a donné des ordres : qu’à N. on sait déjà qu’il n’est pas mort : que nous allons nous y rendre et y serons magnifiquement reçus : que si j’ai besoin d’argent je puis compter sur lui (tout de suite : n’importe quelle somme) : que d’ailleurs il a pensé à moi dans son testament, mais que l’on n’a pas pu m’atteindre : que toutefois, du fait qu’il est en vie, ce testament est sans valeur.

— J’aime mieux, lui dis-je hypocritement… j’aime mieux vous savoir en vie (je pense que je dis ça hypocritement car ce sentiment m’est commandé par une sollicitation morbide à me conformer à une attitude classique, cependant M. Kuylhe est un véritable ami et je l’ai toujours aimé sincèrement… je donnerais pour qu’il vive aussi longtemps que possible le double de la fortune qu’il a l’intention de me léguer. Disant cela – je ne dis rien ; je pense – je suis absolument sincère et je me plais à le constater.)

— Je sais, me dit-il, que vous êtes un peu nerveux, mais absolument sincère. Mais pressons le pas. Je dois er à Bönningen avant la nuit. J’y ai de la correspondance. Vous aussi, car vous sachant dans ces parages je vous ai fait suivre une lettre de mon avocat.

Je lui confesse que j’ai faim.

— Dans ce cas voici une auberge.

On nous sert deux paires de saucisses et à chacun un verre de bière. Moi seul je mange.

— Qu’avez-vous, lui dis-je, pourquoi ne mangez-vous pas ?

— Mangez à ma place. Je n’ai pas faim.

Je bois et mange sa portion ainsi que la mienne. Je paie aussi car il fait un geste qui n’est pas suivi d’effet et pour une si petite somme et aussi parce que nous sommes pressés je n’hésite pas.

Nous repartons. Les gros fils sont toujours sur nos têtes et chantent. Quelquefois je crois que c’est lui. Non il ne dit rien. Il est un peu pâle (je veux dire gris, étant au naturel, ainsi que je l’avais connu, rouge brique). Nous sortons de cette vallée et suivons la rive d’un petit lac. Je lui fais remarquer les palmipèdes gelés sur la glace.

— Oui, l’hiver est rigoureux.

Il ne dit rien d’autre. Nous quittons cet enfoncement pour gravir une pente d’herbe. Les poteaux s’exhaussent et les fils montent et puis quittent les poteaux pour traverser deux cents mètres de roches pourries. À mon grand ahurissement M. Kuylhe les traverse dans l’air donc à quatre-vingts mètres de hauteur du repli où je suis obligé de descendre, mais j’entends sa voix comme s’il était à côté de moi. Il répète : J’ai donné des ordres… Nous serons irablement reçus. Et il continue ainsi pendant que je traverse à gué le filet d’eau qui est en bas. Je vois de belles truites, mais je l’entends qui dit (mais j’y avais pensé avant qu’il l’ait dit) :

— Ne vous occupez pas de ces truites.

J’ai regravi les roches de l’autre côté. Je suis de nouveau tout près de lui. À cet endroit il y a d’affreux sapins et je vois ceci : je vois des isolateurs mordorés et les cinq fils virent dans la direction d’un mamelon de terre et de neige sale. Le sol monte, eux ne montent plus. La voix de M. Kuylhe se fait toujours plus basse. Je ne saisis plus que des lambeaux, enfin plus qu’un fredonnement. Ils pénètrent dans la terre et sous terre. Un grand écriteau crie Attention ! (Bemerkung !) Danger de mort ! (Todesgefähr !) Je cherche M. Kuylhe. Je ne vois plus qu’une vieille veste.

Des bousiers et d’autres coléoptères ont été arrêtés et gelés par une petite porte à trou de serrure carrée. Il y a un chantonnement dedans, mais il est mécanique et normal et je puis l’écouter longtemps sans que cela m’avance à rien. J’attends encore. Je réfléchis. J’ai froid. Je m’en vais.

 

*   *   *

 

Bönningen.

Je sais que j’ai été le jouet de phénomènes décrits dans des livres. Il ne peut y avoir de mystification – cela j’en suis certain. Il n’y a pas non plus de surnaturel. Répercussion, autosuggestion, tout ce que l’on voudra : je suis malade, il faudra me faire soigner. Je dis cela, je me dis cela, cependant je e devant le bureau de poste. Pourquoi ne pas entrer ? Qu’est-ce que cela me coûte de demander la correspondance d’un certain Monsieur Kuylhe et la mienne. Je sais qu’il n’y a rien : je suis certain qu’il n’y a rien… mais entrons.

D’abord on est très étonné de ce bonnet à thé que j’ai sur la tête. (C’est vrai, j’ai oublié de l’ôter.) La correspondance de M. Kuylhe est bien là – c’est un journal ou un catalogue – mais on refuse de me la donner.

— Vous auriez n’importe quoi, une enveloppe écrite, je vous le donnerais, mais vous n’avez rien. Si ce monsieur vous a délégué, dites à ce monsieur qu’il ait l’obligeance de er en personne. Par contre, cette lettre est pour vous.

Je vais dans une petite auberge la lire.

Van Voronner & Pitt Gerches notaires V.A.J.K. 115

Leyde

Monsieur,

Plusieurs lettres chargées que nous vous avons adressées dans le courant de Mars-Avril nous ont été retournées. Ignorant votre adresse fixe nous avons appris par un des frères de M. Kuylhe que vous êtes en voyage et que vous devez er par ce bureau. Nous saisissons cette occasion pour vous confirmer ce qui a été établi par disposition testamentaire, à savoir qu’un lot de deux cent cinquante javelots et de huit casse-têtes expertisés vous est dévolu et que vous pouvez en prendre possession quand il vous plaira. Nous vous serions obligés de nous acc réception de cette lettre et surtout de nous donner une adresse fixe.

HAAG VAN STRAAT VAN KUYS

(120 Maréchaussée Strt. Harlem)

 

*   *   *

 

Je suis à Rorschach depuis deux ans. Je vais beaucoup mieux. J’ai une place dans un institut d’enfants retardés. Je gagne deux cent trente francs or par mois. Je suis logé, nourri. J’économise pour partir à Saigon.

J’entends encore quelquefois M. Kuylhe ou quelque chose d’analogue dans le radiateur. On m’a dit de ne pas y faire attention : que si j’y faisais attention et que surtout si j’en parlais, je courrais le risque d’être signalé par des ennemis qui me feraient enfermer dans une maison de santé. Je leur ai alors démontré que ce ne fut pas complètement de l’autosuggestion. Cette lettre, par exemple – mais je l’ai égarée – est un aboutissement palpable.

— Et bien si vous l’avez égarée, tant mieux. Dans ce cas n’en parlons plus. Parlons d’autre chose.

Je vois que je les ennuie. Je parle d’autre chose. Néanmoins, je ne crois pas du tout, mais du tout, à l’autosuggestion. Je crois à la suggestion avec des ruses atroces – démoniaques surnaturellement ou naturellement, étant opérées par des êtres en chair et en os sur une inspiration du diable – qui permettent aux psychiatres de démontrer aux yeux de tous que ce n’est qu’une maladie ; mais il y a un être : des êtres. Cela j’en suis sûr. Les psychiatres existent moins que ce qui se e avant ou après (ou pendant) les psychiatres.

 

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Je suis encore à Rorschach. Il ne me manque plus que mille francs. Oui j’ai été bien bête d’avoir égaré cette lettre ; surtout de n’avoir pas fait cas de ces javelots. Il est impossible qu’il n’y ait pas des amateurs de ces choses-là. Je sais que la mode en est ée et que plus personne d’un peu au courant de ce qui se pense et de ce qui se dit dans les élites ne veut en avoir chez soi, mais il ne faut pas tenir compte de la mode, ou plutôt en tenir compte en se représentant le nombre évidemment bien supérieur de ceux qui ne sont pas l’élite et qui sont capables d’acheter fort cher des choses que vous ne voulez plus. En d’autres termes, il ne faut pas extérioriser ses sensations dans le commerce. D’ailleurs cette question de mode ou de compréhension ou de lassitude en accord servile des gens qui tous dans le même instant comprennent ou se lassent est stupide. Il n’y a de sympathiques que les gens qui sortent d’on ne sait où et qui s’imposent en dépit de tout rapprochement ou de tout éloignement de ce que nous voulons appeler des centres, simplement par de grandes qualités humaines. Même à l’époque actuelle, des flèches sauvages dans une vitrine sont un spectacle attrayant. C’est au point que si je ne voulais vendre les miennes je serais heureux d’en avoir. Mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de les faire venir. Je vais m’informer, je vais écrire. Même si je n’en tire que huit cents ou sept cents francs – disons même six cents et ne démordons pas de ce prix – je puis commencer les démarches pour avoir mon billet.

 

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Rorschach.

Elles sont venues. J’en ai tiré non pas huit cents ni sept cents, mais contre toute attente deux mille quatre cents francs or et celui qui m’a remis cet argent s’est sauvé comme s’il m’avait volé quelque chose. Mais ce n’est pas tout. Bon Dieu non, ce n’est pas tout. Il y a la lettre. Je l’ai retrouvée. Elle était dans mon Reiskursbuch. Je l’ai relue dans tous les sens et n’y ai trouvé aucune mention relative à l’envoi de ces casse-têtes et de ces flèches. Pourtant c’est bien l’enveloppe, c’est bien cette lettre. Il y avait la même écriture, les mêmes mots (oui, comprenez ou ne comprenez pas, les mêmes mots) et pas le même sens. Que croire ? Cependant il ne saurait y avoir aucun doute puisque ces flèches et ces casse-têtes sont venus. Pourtant je me suis rendu compte qu’elle se terminait sinon d’une façon étrange, du moins un peu brusquement. J’ai eu l’idée de tourner la page (oui trois ans après. C’est fou, mais c’est ainsi) et j’ai lu :

… ne l’oubliez pas, tient à votre disposition vingt mille florins d’argent liquide que représente la réalisation de quelques titres inscrits à votre nom sur le testament. En votre absence les hoirs ont exigé la vente et je n’ai pu m’y opposer.

En l’attente de, etc.

VAN VOROONER & PITT

Leyde.

J’ai tout de suite écrit. Maintenant je suis riche ; aussi ce voyage prend de l’ampleur et, au lieu de partir par mer, je partirai par terre et erai par la Mongolie et le Thibet. Alors tout change, et il me faut du temps. J’ai commencé par m’acheter un planisphère terrestre et un planisphère céleste.

 

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Romanshorn (c’est tout le temps Romanshorn que je voulais dire au lieu de Rorschach.)

À côté de l’institut où je vais encore jouer aux cartes, à la triche (c’est le seul jeu que je comprenne et qui fasse rire) je me suis fait aménager une chambre dans une petite ferme. Quatre murs parfaitement rectangulaires, garnis de livres du plancher au plafond. Ce ne sont pas de vieux livres (assez de vieux livres !) : ce sont de ces livres jaunes imprimés sans chichi et de la couleur tendre d’un bec de merle qu’on vendait en trois francs cinquante avant la guerre et qu’a supplantés un livre blanc esthétique et imbécile à lettres noires et à filet rouge où des auteurs complètement vides compromettent quelques vaillants qui se laissent imprimer ainsi. J’ai également tout le Tauchniz anglais. J’ai une petite table en frêne, un petit lit avec de bonnes couvertures blanches ; une petite rocking-chair ; une natte clouée par terre comme en Turquie. Un poêle de pierre constamment alimenté par du bois et de la tourbe chauffe toute une paroi et les Tauchniz. J’ai un chien. J’ai deux chats. J’ai du tabac de deux marques dans un pot. Je travaille. Je travaille. Je travaille. Je travaille. Il pleut, il vente, il grêle : je travaille. Il neige deux mètres : je travaille. Parfois, à minuit ou après minuit j’entends beugler ; ou bien un coup très loin dans le mur, qui est un coup de pied de cheval.

Je suis exquisement bien.

 

*   *   *

 

Romanshorn.

J’ai découvert quelque chose mais j’y ai mis le temps.

Le propriétaire de la ferme est chauffeur de locomotive. Il gagne quarante-cinq francs or par jour ce qui lui fait onze mille sept cent septante cinq francs or, donc à peu près six millions au change français actuel, par an. Il pourrait se retirer, mais il ne le fait pas car sa vie est pleine d’agrément. Le matin vers cinq heures il se réveille au son d’une boîte-à-musique-réveil qui lui joue un air complet, se lève, fait un quart d’heure à pied à travers des cerisiers et des toits mouillés et puis fout le camp à l’autre bout de la Suisse, à Locarno qui est le Brésil, ou bien à Genève qui est le Canada. Le soir vers cinq heures, son fils, quand il a fini de geindre pour avoir cinquante centimes, ou d’imprimer avec des tampons de caoutchouc, ou de regarder le lac de Constance tout nu dans de l’eau de savon en fumant une rose, ce gosse, dis-je, vient me prendre gentiment par la main et nous allons à la gare attendre cette grosse chose noire torride qui arrive et l’homme qui saute et nous tend sa bonne main, tiède et grasse d’avoir tenu et lancé aux cent mille diables par-dessus des bananiers et des sapins et des rivières et des glaces, des chiffons exultants d’usure. Alors on s’attable et on rigole. Ensuite on revient.

 

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Genève.

J’ai été à Locarno en cotte bleue avec cet homme et ce gosse. Là j’ai voulu m’arrêter : le temps que l’autre retourne à Romanshorn et revienne à Genève ; mais je n’ai rien fait que de faire le public chez un ministre de l’Église de Genève dont les enfants ont un Baby Pathé et veulent absolument qu’il y ait un public.

On me donne pour conclure une tasse de thé et un de ces biscuits longs un peu salés et enduits d’œuf que font dans le Faucigny et le Genevois, pour des clients convenables, des pâtissiers convenables. Cela s’appelle des glisses. Les enfants ont l’air des portraits au milieu desquels ils vivent, mais ils s’animent et sont bien gracieux quand ils font des discours, émus et rougissants comme des fraises aux premiers jours.

— Je vous présente, dit une dame,… monsieur… dont le nom m’échappe.

Une rivière traverse la propriété.

 

*   *   *

 

On repart pour Romanshorn et puis on va à Coire ; on revient et puis on repart. Je n’appelle pas ça des voyages : c’est de la rigolade.

 

*   *   *

 

Je m’achemine vers mon troisième rendez-vous hypothétique – car ils sont partis, revenus, repartis, rerevenus – avec Bubby et le mécanicien. Mais pourquoi me presser ? Ce n’est pas l’heure.

 

*   *   *

 

Je vais au café. Des sortes de rufians XVIIIe siècle qu’il y a à une table voisine ont tous de la teinture d’iode à droite ou à gauche du nez ou sur le maxillaire ce qui est un indice qu’ils se sont exercés sans gants ou trop vigoureusement avec des gants.

Des filles, les plus belles de la création, viennent les redre, causent, arrangent leurs nœuds de cravate ou quelque chose ; debout, reçoivent des ordres, s’en vont.

Une machine à faire le café gronde, éternue, presque éclate, toutes les deux, trois minutes dans le coin. Un chien qui est un formidable poids de viande soufflante adhère si bien au pavé qu’il semble coupé en deux.

Ce n’est pas encore l’heure. Je traîne.

 

*   *   *

 

Le pont de la Machine.

À Genève un miracle permanent qu’est la chute de toute une portion du lac dans un espace ménagé qui est le recommencement du Rhône rassemble quotidiennement la population. Là au milieu des eaux et de leur bouillonnement partiel contre lequel des carpes puissantes exercent leur vitalité – elles remontent le courant et cela grossit l’attroupement des curieux – se trouve un palais de l’électricité. Cet édifice d’une facture un peu ancienne est orné de colonnettes de fonte. Chaque mois on les ree très soigneusement au copal d’argent. Au sommet une horloge douce indique une heure indéfectible. Une chaussée ou plutôt un pont de macadam, car il y a, au-dessous, des vannes, relie le palais aux deux rives. D’un côté l’eau s’écoule noble et bleue ; de l’autre elle assume cet aspect bouillonnant que j’ai dit. À droite en suivant le cours – mais j’ai de la peine à appeler ce côté la droite car le vrai point de l’orientation – qui est, après Collonges et le Fort-de-l’Écluse, Bellegarde incestueuse – est sinistre. C’est une impression d’enfance ; elle est peut-être fausse. C’est néanmoins de là que viennent vite et roulant d’énormes nuages qui se déploient et tombent sur le lac. Alors malheur à qui s’y est aventuré car à moins d’avoir un canif entre les dents pour trancher les écoutes il est certain d’être submergé et, s’il a du plomb, de couler ; s’il ne coule pas – certains bateaux ont une dérive et le mât creux et la borne creuse – on le trouvera peut-être assommé et brisé, avec des soies dans les doublures de ses poches, dans le coin où l’aura poussé le vent ; car alors on ne voit plus rien et la contrée est toute rose dans un seul hurlement de tous les peupliers courbés jusqu’à terre. Ce cataclysme é, le soleil ne se montre pas : la neige revient sur le Jura et il en subsiste une pluie fine et un froid aux pieds jusqu’à l’âme pendant des semaines – à droite, dis-je, donc à gauche pour moi et ceux qui ont éprouvé ces impressions se trouve une place avec un kiosque et des platanes. C’est la place Grenus ou Chenu à l’angle de laquelle est un bazar plein de petits drapeaux et de choses qui marchent. On y trouve tout : des miroirs, des abat-jour, des polichinelles, des ours, des chameaux, des parapluies, des montres, des ardoises, des sacs d’école, d’étourdissantes choses en toile cirée et en cuir ; et en même temps, une musique dans tous les coins – la  ! la  ! – : visibles, des trompettes, des tambours : beaucoup de petits violons puce et des cages ; des glaces, des parfums, des vaporisateurs, des houppettes ; des brosses, des paillassons ; des séries d’arrosoirs éclatants comme les chevaliers de Darius où marche et s’étire un gros chat qui se demande simplement quelle heure il est et qui est vrai ; des petites balles pleines dans des filets, d’autres vernies ou non et des volants et des raquettes en multitude, un poêle-pétrole allumé, des pistolets, des éponges, des bains, des tricycles, des bijoux presque sérieux et chers dans du coton ; des demoiselles sur une image, un gigolo l’embrassant contre un arbre au clair de lune ; des petits anges, la Sainte Vierge, un Bon Dieu.

 

*   *   *

 

Il est trop tard, ou bien nous nous étions mal compris. Je me souviens que j’ai ensuite longtemps erré, eu des conversations pleines de redites, échangé des promesses et de solennelles poignées à faire se déplacer le Nadir avec des êtres sans visage, m’être trouvé dans du fil de fer envahi de colimaçons de terre et le liseron, puis être resté assis un temps indéfini près d’une dame étendue dans des lilas étourdissants. J’étais plein de respect ; elle parlait, elle parlait, elle parlait, elle parlait, elle parlait. Pas avec une facilité extrême car il m’incombait de finir ses mots sans que mon exultation d’autre chose me permît de bien comprendre ce qu’elle disait, mais par des monosyllabes ou un simple hochement de tête, un assentiment, de ma part, lui semblait entier, car tout à coup elle frappait sa chaise longue du revers d’un livre, s’écriant : « Ah cher ami comme vous avez raison ! Non c’est étonnant. Et vous ne savez pas – Dieu sait pourtant si on s’est moqué de moi – que c’est tout à fait ainsi que je pensais. Ah quel service vous me rendez ! Maintenant au nom du ciel, dites-moi, mais au nom du ciel dites-moi, qui sont ces gens ? »

Elle continuait parlant d’une fausse nièce et d’une dénonciation à la police, d’une somme détournée, d’un pope, de la fille d’une dame laide avec des dents superbes, d’un Français à tête de mort ; alignait des chiffres, faisait ressortir une logique d’une concomitance de chiffres et de dates (tout cela devait être vrai : je ne doute pas un seul instant que cela ne devait être vrai, mais si fatiguant à démêler que sa cause était, à l’avance, perdue). Puis ses lunettes tombaient et je les lui ramassais balbutiant quelque chose, oui n’importe quoi, tout à fait n’importe quoi car j’étais lancé dans un ballet de huit moustiques autour de la lampe et divinement perdu dans ces lilas. N’empêche que ce que je venais de dire avait dû être d’une opportunité singulière car de nouveau un grand coup faisait tout sursauter : « Ah vous aussi ! Comme je suis heureuse ! Vraiment vous ne sauriez croire le service que vous me rendez car c’est exactement ce que je pensais. Maintenant dites-moi, au nom du ciel dites-moi… qui – sont – ces – gens ??? »

Elle avait mis ses lunettes. « Maintenant, que je vous lise… » Je pensais à ces tuyaux de ciment ardents qu’il y a de l’autre côté de l’Arve et sur lesquels rageait la Lune : à cela et à mille choses fouettant l’esprit : à une envie incommensurable d’être dehors ; mais rien ne la trahissait : j’étais subjugué par la grande race et le noir fier de ces yeux extraordinaires défiant l’âge. Elle avait retrouvé entre le matelas et des cannes une pauvre boule de papier de soie et commençait à traduire. Est-ce que je me souviens ?… Une autre aussi s’était implantée… mais n’était-ce pas elle plutôt qui ne pouvait s’en er… tout en la détestant (« Oh que je comprends ça ! »)… mais de quoi était-il question ?… de combustible, peut-être… oui, pourquoi proposait-elle un poids déconcertant de papier à allumer le feu en plein été… Et qu’exigeait-elle en retour ? Non pas en retour : elle exigeait ou plutôt voulait comme on ne veut plus dans notre civilisation où tout s’échange, ou s’achète ou encore se donne à titre de cadeau mais où il est hors d’usage si ce n’est par le chantage – or là il ne pouvait y avoir aucune prise au chantage – d’obtenir un objet – c’est des objets qu’elle voulait : un morceau de linoléum, une glace, etc. – par une suppliante et presque menaçante insistance : « Je m’étonne que vous conserviez encore… », « Vous n’avez pas compris qu’il me faut absolument ces verres… » etc. Maintenant pourquoi est-ce que cette lettre écrite en russe ordinaire (en russe de basse cour, disait l’autre) devait avoir de l’importance… puisqu’elle n’avait aucun droit, aucune prise pour aimer ou menacer… Je renonce. Elle aussi. Les lunettes, d’ailleurs, sont encore une fois tombées… Je ne bouge pas. Les lilas – il y a six vases avec des lilas – déferlent. Il n’y a nulle asphyxie à craindre. Les deux fenêtres et celle du corridor sont bien ouvertes. Pas d’étoiles. Ce blanc qu’avance la lune est tel qu’il les fait taire. En bas contre la haie le vieux frère encore tiède a été arrêté pour dormir. De sales gamins qui sont des fils de riches en pantoufles se sauvent après s’être acharnés à le faire partir. C’est comme ça qu’après avoir volé des lilas toute la journée on s’amuse au chemin de fer après minuit avec le rouleau compresseur. Heureusement qu’ils ne savent pas et qu’ils ne peuvent pas, et il reste là le vieux frère noble, contemporain du célérifère.

Un escargot aurait pu être écrasé, mais non, l’engin s’est arrêté à un centimètre et, le lendemain, il n’avancera pas mais reculera pour partir. Cependant l’escargot, pour faire quelque chose d’intelligent, se sera peut-être collé à la roue. Alors, Bon Dieu de sort, advienne que pourra…

On verra aussi courir deux superbes insectes verts : des courtilières. C’est pour elles qu’ont été écrasées ces pierres.

 

*   *   *

 

Cependant la lettre… Ah la lettre…

Il n’y a plus qu’une poussière de papier contre quoi s’escriment des boutons de manchette dans les étoiles.

 

*   *   *

 

J’ai finalement compris que cette chambre est dans un hôtel : cette dame dans un hôtel ou plutôt dans un bain devenu un hôtel.

Il doit y avoir une déesse en bas car la nudité même avec eau chaude, eau froide et des recommandations sévères clouées au mur implique une mythologie. Monsieur Vladimir, mon meilleur ami, avec qui nous avons pris tant de tasses de thé à Paris en recausant tant de fois ionnément même à deux heures sur le seuil après minuit, n’eût pas manqué de situer là une aventure. Ce qui se e dans les corridors d’en haut où il y a des bonnes et tous ces rires et les pas d’un obtus viveur en pyjama Jaquet qui change de proie et tape les portes est édifiant. Le sommeil pourtant les terrasse. Il n’y a pas d’aventure. Il n’y a jamais d’aventures. Il ne faut point d’aventures. Il y a aussi à ce palier des portes et je les ouvre toutes, mais ce n’est pas une aventure. Je sais à l’avance – je sais parce que c’est écrit – ce qu’il y a : que la chambre dont je tiens le loquet et que j’ouvre avec précaution n’est pas libre : qu’il y a le superius du quatuor universitaire qui n’est pas une femme mais un homme aux épaules comme une forteresse, et qu’il y a une bible ouverte où la Lune donne à l’encre une intensité de haut goudron qui vire, et qu’il faut lire :

My son, if thou be surety for thy friend… Ce qui veut dire : Mon fils, si tu as cautionné ton prochain, si tu t’es engagé pour autrui, si tu t’es enlacé par les paroles de ta bouche, si tu es pris par les paroles de ta bouche, fais donc ceci, mon fils, dégage-toi ; puisque tu es tombé au pouvoir de ton prochain, va, prosterne-toi, et fais des instances auprès de lui ; ne donne ni sommeil à tes yeux, ni assoupissement à tes paupières ; dégage-toi comme la gazelle des mains du chasseur, comme l’oiseau de la main de l’oiseleur.

Ah mais le plancher craque et l’homme a bougé. Un pied noir dée de l’édredon. Allons voir le numéro d’à côté. C’est le 11 et l’homme qui l’occupe fait la partie de dessous qui est souvent le dessus et encore en voix de tête. Là aussi il y a une bible et ces mots de profond linoléum au torrent de l’astre :

And God said unto Noath, the end of all flesh is come before my… Ce qui veut dire : Alors Dieu dit à Noé : La fin de toute chair est venue devant moi, car les hommes ont rempli la terre de violence et je les détruirai ainsi que la terre. Fabrique-toi une arche de bois résineux ; tu la feras composée de cellules, et tu l’enduiras de bitume en dedans et en dehors. Voici comment tu la feras : la longueur sera de trois cents coudées, sa largeur de cinquante coudées, sa hauteur de trente. Tu feras à l’arche une ouverture à laquelle tu donneras une coudée depuis le toit ; tu établiras une porte sur le côté de l’arche, et tu feras un premier et un second et un troisième étage de cellules. Et moi je vais faire venir les eaux du déluge, une inondation de la terre, pour détruire de dessous du ciel toute chair ayant en soi un souffle de vie.

Le 12 qui est la porte à côté dort entièrement nu. Tout ce qu’il y avait dans son lit a volé aux quatre coins de la chambre et sa tête pend. Mais il y a sur la table de nuit une trompette et ces mots que dévore la Lune :

Again he said unto me, Prophecy upon these bones… Ce qui veut dire : Prophétise sur ces ossements et dis leur : Ossements desséchés, entendez la parole du Seigneur ! Ainsi parle le Seigneur, Dieu, à ces ossements : Je vais faire rentrer l’esprit en vous et vous vivrez. Je mettrai sur vous des muscles, je ferai croître sur vous de la chair et je vous couvrirai de peau ; je mettrai en vous [un esprit et vous] vivrez ; et vous saurez que je suis le Seigneur. Je prophétisai comme j’en avais reçu l’ordre et comme je prophétisai, il se fit un son puis un bruit retentissant. Alors les os se rapprochèrent les uns des autres et se placèrent dans leur ture. Je regardai, et voici qu’ils s’étaient revêtus de muscles et de chair, et qu’une peau les avait recouverts par-dessus, mais il n’y avait point d’esprit en eux…

Je me sauve car l’homme a parlé. Je tiens la porte longtemps n’osant plus respirer. Mes gestes sont ceux d’un voleur de pendeloques et si l’on m’apercevait l’on pourrait me tuer. L’homme n’a parlé qu’en rêve. Je tiens toujours la porte. Doucement je la referme.

Avec les mêmes précautions j’ouvre le 13 mais il est vide. J’ouvre le 14. Il y a une montagne que font les jambes pliées et au surplus croisées de la basse qui dort sur le dos. Le livre est bien ouvert et l’encre gronde :

Great and hath none end : high and unmeasurable… Ce qui veut dire : Qu’il est vaste le lieu de son domaine ! Il est vaste et n’a point de bornes, il est élevé et immense. Là il y eut ces géants fameux qui vécurent dès le commencement, à la haute stature et habiles dans la guerre. Ce n’est pas eux que Dieu a choisis, et il ne leur a pas appris le chemin de la sagesse. Et ils ont péri parce qu’ils n’avaient pas la vraie science, ils ont péri à cause de leur folie. Qui est monté au ciel et a saisi la sagesse et l’a fait descendre des nuées ? Qui a é la mer, et l’ayant trouvée l’a rapportée de préférence à l’or le plus pur ? Il n’y a pas d’homme qui connaisse ses voies, ni qui observe ses sentiers, mais celui qui sait toutes choses la connaît, il la découvre par sa prudence, celui qui a affermi la terre à jamais et qui l’a remplie de troupeaux et de quadrupèdes, qui envoie la lumière et elle part, qui l’appelle et elle lui obéit en tremblant. Les étoiles brillent à leur poste, et elles sont dans la joie ; il les appelle et elles disent : « Nous voici. »

Le numéro 15 est fermé à clef. Il y a pourtant quelqu’un puisque je vois une carte fixée par une punaise et ainsi conçue :

Le 16 n’a pas de numéro ni de porte. C’est une tenture masquant un accès à un corridor. Je vais là, mais il faut descendre des marches, tourner et puis remonter. J’arrive ainsi au numéro 1 qui est une pièce que constitue à elle seule une petite maison donnant sur la route.

Je défais le lit. Je m’endors.

 

*   *   *

 

Je crois bien qu’un chien a jappé longtemps.

Je me rendors.

 

*   *   *

 

C’est un superbe lever de feu jaune. Ce n’est ni le soleil, car il est quatre heures, ni les automobiles qui – j’ai fini par comprendre cela – m’instantanisent au magnésium, moi et ma chambre, en virant de l’autre côté de l’Arve. Non c’est quelque chose de régulier que fait un homme levé bien tôt et gagnant sa journée. C’est un feu de bois de frêne – j’entends craquer cette belle matière – et de charbon de coke, puis de houille.

On ferme une cavette, on racle. Je trouve exquise cette compagnie. Je sens que cet homme doit avoir un accent doux et l’âme toute bonne.

Je me rendors.

 

*   *   *

 

L’air est salubre et acidulé rose, orange et jaune comme un drops[2].

C’est depuis quelque temps un bruit d’œufs sur le plat qui éclatent en sifflant, mais interne. Aussi ce tintamarre de gargouille. On pense au Temple, à des trépieds pleins de graisse des reins des jeunes béliers, face aux chérubins de fer suintants. Incessamment les harpistes et leur geste plongent. Je vois ma veste sur ma chaise ; je vois ma poche. Ce livre frais. Pierre Louÿs. Tout neuf. De nouveau jaune et un beau titre vermillon. Journal, je crois. C’est bon, c’est embaumant et tout de suite vaste comme un chèvrefeuille qui ne perd pas une minute au printemps. Quelle excellente idée j’ai eue de l’acheter. Me lever ? Jamais. Je lirai après. J’aurai le temps.

 

*   *   *

 

Je crois bien que c’est maintenant. Il y a bien deux heures que la vapeur pousse et fait se déplacer des espèces de coudes de sauterelles lie-de-vin et rouge, jetées par le vent dans un coin. Voilà ce que cela doit être, et c’est comme cela que ça doit commencer. Alors vas-y, vieux frère. Ambulant, volontaire, un peu goguenard de côté ; rapide et plein de fantaisie brusque en arrière ; timide, câlin – bien élevé – en avant. Burlesquerie famélique, grande race, corps fin. Cantharide terrible. Enfin quoi… vous savez bien. Il a besoin, tel un marsouin, qu’on l’ire, des petits navires…

— Eh !

 

*   *   *

 

Je sais bien que la chambre est pleine de fumée. Mais je ne m’inquiète pas. J’ai aussi laissé l’autre fenêtre ouverte. Alors elle ne fait que er. Lui ne sait pas qu’il y a une autre fenêtre et il croit que je m’asphyxie. Ça m’embête de le lui dire. Ça m’embête de me lever.

— Eh !

Des murmures en bas, mais pas relatifs à moi.

— C’est à vous cette fenêtre ?

Je comprends que le rouleau va faire tchin, tchin, tchin, tchin, tchin, tchin, tchin, tchin en arrière.

J’ai une envie folle de voir, mais il est atroce de se lever.

 

*   *   *

 

Je parle de mon lit, depuis assez longtemps. L’autre dit :

— Il faudrait pourtant fermer cette fenêtre.

Cette fois je vais voir. Je cause encore un peu du vent, de la pluie, de je ne sais quoi. Je suis comme tout le monde : j’aime beaucoup ca sans objet le matin. Je ne suis plus dans mon lit. Lui fume sur son volant. Brusquement je le vois rire et une taie me tombe des yeux. Cet homme n’est autre que le chauffeur, le père de Bubby.

— Alors ! Là ! Ça va ?

C’est moi qui éclate, glorieux.

— Ça va comme ça peut.

— Enfin la terre est petite.

— Elle est assez grande pour ce qu’on y fait.

— Enfin vous voyez : on se retrouve.

— On se retrouve toujours.

— Mais enfin c’est une chance.

— Mieux vaut la chance que la guigne.

Non ce n’est pas cela. C’est bien sa voix et pourtant ce n’est pas lui car il a un accent. C’est donc sa voix sans accent. Comment est-ce possible ?… Et aussi pourquoi a-t-il ri ? Ah mais la fumée s’écarte et je vois que c’est tout à fait lui.

— Dites donc, où est Bubby ?

— Oh il faut se méfier… on a é de bonne heure. Vous pouvez toujours le réclamer : on ne les tue pas avant trois jours. Avait-il sa médaille, au moins ?

Je vois qu’il continue à répondre au genre humain. Ou bien c’est moi qui ne suis pas reconnaissable. Je me regarde dans la glace. En effet je suis noir et couvert de cicatrices. Couvert de cicatrices – oui et très fines – cela est concevable : c’est le bilan de la veille ; mais noir ? Je sonne. C’est la bonne qui est noire.

 

*   *   *

 

J’en reçois comme un coup au cerveau. Je dis : Ah.

— Ah !… (c’est un fond d’aquarium qui expire)… Je veux lui dire : « Est-ce que je suis noir ? » Vite je réfléchis qu’il faut introduire cela, lui dis de m’apporter un thé complet, me plains un peu de la fumée. Évidemment, après cela, tout est noir… « Enfin moi, dites-moi, est-ce que je suis noir ? » Nouvelle prêtresse de Cérès elle éclate de rire. Le miroir aussi éclate. Je ramasse un des morceaux, vois que je ne suis pas noir. Elle non plus. Personne n’est noir. Alors les nègres ? Il n’y a pas de nègres ?

— Cependant…

— Il n’y a pas de cependant.

— Comment ?

— Il n’y a pas de comment. À notre époque des gens se proclament nègres et on les croit qui ne le sont aucunement. Pour le reste allez-y voir. Elle est partie. Elle va revenir. Je dois vite voir ce qu’il y a dans ces boîtes car cette glace masque une armoire. Bon Dieu ! Je le savais. Trente pompiers de plomb, un papier de soie, trente hommes au complet d’une équipe de chanteurs de plomb en tuniques bleu de Prusse. Ils n’ont que des cartables et tendent les jambes derrière une bannière aux lourds plis à tous les vents et ces mots : Société, Le Rocher. Enfin tout est retrouvé ! Enfin une conclusion ! Vite profitons de cette absence et partons.

Eau froide dit une plaque ; Eau chaude a été barré. Le prix de cette chambre est de 3 francs, voit-on à la place. Je pose trois francs. La fenêtre n’est pas haute. Juste dessous il y a ce lit de cailloux. En un bond j’y serai, en un autre dans le tram qui précisément e à cet instant… Mais on frappe… oui, on frappe… (ce peut être terrible)… on frappe, on arrête, on refrappe. On arrête encore. On frappe plus fort et plus vite. On insiste.

 

*   *   *

 

— Qui est-ce ?

— Levez-vous. C’est le recensement.

On ne recense qu’une fois par an et il faut que cela soit ce jour-là. Généralement partout – je dirai aussi qu’une malchance pareille m’arrive rarement – je suis obligé d’avouer avec un embarras extrême que je suis étranger. Quand un Aristoxénien est arrêté, s’il est de l’endroit, du pays, déjà cet argument : De quoi vous mêlez-vous ?… Allez donc chez vous, etc. est écarté. Ici tout change. Je suis à Genève. Je n’ai qu’à dire ce qui est vrai à savoir que je suis genevois. Ce n’est d’ailleurs pas un flic – le recensement, disons-le une fois pour toutes, n’a rien à faire avec la police – c’est un employé roux très à la bonne qui a une mince tête de coq.

— Quelle magnifique journée ! dit-il pour commencer. Ce que vous êtes bien ici…

 

*   *   *

 

À Saint-Gall je rencontre un Anglais qui me dit :

— Venez voir. Je suis le fondateur d’une religion. Je gagne tant par mois, etc.

Je vais voir. Il me montre des tas de choses qu’il sort de son armoire : des blaireaux de voyage gros comme des turbines et doux comme des langues de chiens moraux qui coûtent un milliard, des rasoirs Gillette en vermeil, de l’eau de Cologne.

— De l’eau de Cologne j’en ai vu, dis-je.

— Oui mais pas dans ces bouteilles.

Il a raison. Elles sont en cuir avec des poils. Qu’est-ce qu’il me montre encore ? Ah oui, des boîtes, des tas de boîtes : simplement en fer blanc, mais quel fer blanc ! gris triste – ciré, vous saisissez – et quelles proportions émouvantes ! Quoi encore ? Des pains de savon énormes couleur d’ours, du vinaigre solidifié pour les moustiques, des fourres à cannes de dames pour villes d’eau et ces cannes, une jupe d’Ecossais, des bas, un pantalon de l’étoffe de cette jupe. Il ôte celui qu’il porte et met cette jupe. Il ôte cette jupe et met l’autre. Je n’ai pas le temps de placer une exclamation qu’il fait surgir une nuée de souliers. Je veux les palper, les faire craquer, les sentir – j’adore les souliers – quand vingt-cinq casquettes et au moins trente chapeaux de feutre dégringolent d’on ne sait où sur son lit. Il y en a d’incomparables.

— Combien avez-vous de complets ?

— Un.

J’aime cette réponse.

— Que dites-vous ?

— En quoi consiste votre religion ?

— Venez, il faut que j’aille acheter un mouchoir pour ma poule.

 

*   *   *

 

Romanshorn.

Six jours, au moins, d’inactivité absolue, c’est-à-dire que je plante des clous, je me balade, je ne sais pas ce que je fous. Arrive de la correspondance, c’est-à-dire deux années liées par une ficelle d’un journal incompréhensible pour M. Kuylhe. Je les jette dans le poêle. J’entends dire : « Merci ». J’écoute. J’entends encore dire merci, mais c’est quelqu’un de vrai et pour autre chose, sur la route. Je me promène avec un livre sur la grève. Ensuite on repart. La même vie recommence.

 

*   *   *

 

Locarno.

On va les trois dans un café où il y a Guppin le montreur et le cavalière Pivan Gino. Ce n’est pas tous les jours qu’il consent à franchir ses vallées pour venir gagner un peu d’argent suisse. Aussi il y a grande affluence. Avant de voir la scène on le voit, lui, assis sur un fauteuil, et ses deux garçons assis sur une malle contenant des rois et des reines, un intendant, des archers, un traître, Christophe Colomb, des serviteurs, des princes en costume éclatant et un costume de ville, des pages, un géant, des demoiselles, des évêques, des papes. Mais il y a aussi des marionnettes modernes et c’est celles-ci que nous allons voir.

La salle est pleine de marmaille fanatisée. Nous le sommes aussi.

Un chat s’est installé sur l’avant-scène et joue avec le cordon du rideau. Il y a un fond de ville derrière, mais aussi une espèce de ville et des souhaits de bienvenue sur le rideau, et le chat paraît si grand qu’on dirait la fin du monde. Derrière ces deux toiles, il y a un palais milanais gothique. La pièce qui va commencer s’intitule La revoluzione in Sicilia. Une peinture, dehors, en produit quelques aperçus.

Le début traîne en longueur. On boit tellement et on rigole tellement qu’on ne comprend pas. D’ailleurs c’est en patois bergamesque. Je me souviens qu’à un moment il y a un véritable envahissement – oui quinze, dix-sept, au moins – de messieurs en chapeau haut-de-forme, qu’a l’air de conduire un capucin qui a un revolver sous le bras. Je dis le bras, car alors que ce revolver est grandeur nature ce bras conserve les proportions et la rigidité qui le définissent dans son accord avec celui des autres personnages. À vrai dire peu importe. Ce qui importe c’est une porte. Elle s’ouvre. La conspiration est éventée. Le délégué des autorités est censé y er mais, sans doute à cause de ce fil qu’ont les marionnettes qui part de la tête, il préfère prendre un autre chemin, tombe du plafond et les tue tous. C’est dix-sept coups de revolver et la marmaille pousse des ciclées. Ensuite il les empoigne et les jette l’un après l’autre dans la mer. Pas si vite que je le dis, et c’est heureux, car, entre chaque descente, la grosse voix du cavaliere nous fait entendre quelque chose de rimé : pas en bergamesque : en vulgaire illustre (« quod dicimus illustre cardinale aulicum et curiale vulgare ») qui devait être autrefois chanté et joué sur un instrument à arc qui a disparu. C’est pourquoi on dit chanson pour désigner la plus excellente des formes poétiques de ce vulgaire illustre laquelle ne saurait être comprise parmi les formes régulières – attachées, liées par la quantité légitime – des anciens poètes gentils (« sed quia sola vulgaria ventilamus, regulata linquentes, dicimus, vulgarium poematum unum esse supremum, quod per superexcellentiam cantionem vocamus »). Maintenant celui qui rime doit obéir à un ton que requiert le sujet : il y a le langage sans ornement et, comme par exprès, un peu gros (videlicat insipidus, qui est rudium), un autre qui est orné et choisi (sapidus et venustus), enfin un autre orné, choisi, raffiné et gracieux et, par surcroît, élevé (sapidus et venustus, etiam et excelsus).

J’explique cela au fils du mécanicien qui est ravi. Le mécanicien se dit : quel bienfait que l’instruction. Je suis lancé : je continue :

Ce dernier est le sublime ; et c’est dans ce ton que se sont exprimés, Gérard de Borneil, Folquetus ou Foucault de Marseille, Arnauld Daniel, Namericus Belnui, et le gentil Roi de Navarre quand ils ont chanté, l’un :

Si par mon sobretots non fos.

l’autre :

Sois sui che sai lo sobraffan, chem sordrz.

l’autre :

Nuls hom, non pot complir addreciamen.

l’autre :

Si com l’arbres che per sobre carcar.

enfin le gracieux roi :

Ire d’Amor qui en mon cor repaire.

 

*   *   *

 

Il pleut tellement et il tonne tellement qu’on ne voit pas la montagne. Nous allons percer ce noir zébré d’éclairs et puis grimper en tire-bouchon dans un tunnel.

Là-haut nous retrouverons ceux qui pour affirmer ne disent plus oc, ou oïl, ou si (nam alii sic affirmando locuntur) mais jo lesquels sont les Slavons, les Hongrois, les Teutons, les Saxons et les Angles (quod quasi predicti omnes jo affirmando respondent).

Nos vêtements sont pleins de grêle et cela sent le salpêtre.

 

*   *   *

 

Romanshorn.

C’est le gros, l’épais de l’été dans la nuit. L’herbe est ivre ; l’air est fou. On suffoque d’amour et de bonheur. Le ciel aussi est tout ému, qui lance de gros traits de craie qui sont des étoiles, n’en pouvant plus. La route, du côté de l’Allemagne est pleine de gens joyeux qui arrivent ou partent avec un lyrisme itinérant dans la tête.

Il y a peut-être une demi-heure que la musique a cessé. Ordre de la municipalité. Mais le haut polygone, ocre orange et vert – tous les palefrois de l’Espagne sans verroteries et sans dieux : rien que de somptueux rectangles et un flot d’acétylène crue – tourne quand même jusqu’à minuit. Des marins de balançoires et de lac en toile blanche verdie par les chutes, et aussi de petits monsieurs noirs et des filles moites y sont accrochés dans tous les sens.

Bien plus tard, dans trois mois, quand il fera presque froid, il y aura encore un grand rond à l’endroit où cette chose noble tournait.

 

*   *   *

 

Romanshorn.

Les bateaux à vapeur sont vides et transis les uns contre les autres. Les grands piquets sont pleins de mouettes. Il y a des grues et des wagons de marchandises comme à la mer. Mais personne.

C’est de nouveau l’hiver. De nouveau le poêle et les Tauchniz chauffés ; de nouveau le bois qui craque. Mais on frappe.

— Qui est-ce ?

— Le curé du Pôle Nord.

— Que veut-il ?

— Il vient quêter.

— Donnez-lui cette monnaie.

C’est une pièce de   [3]   (ursus velox) émaillée en bleu d’un côté. J’espère qu’il comprendra… (Bigre tout est fini, et il faut que ça aille vite)… vous savez qu’il y a deux flèches – soustraites au lot vendu – l’une empoisonnée, l’autre non. Laquelle est-ce que je vais monter quand nous nous sauverons ; mais d’abord laquelle est empoisonnée ? Toutes les deux ont des bouchons : la non empoisonnée autant que l’autre, de peur que ce soit l’autre qui soit la non empoisonnée… alors je ne sais… tout cela vient trop vite… Ah il sonne encore. Il insiste. Faites-le entrer.

— Voilà, il entre. Il est dans le jardin. Il salue à droite et à gauche.

… (c’est vraiment le moment)… alors… au revoir. Bon Dieu, voilà le poêle qui s’ouvre. Qu’est-ce que c’est que cet avorton qui fait des signes ? Monsieur Kuylhe ! Pas possible ! Oh, vous rentrez. Cette porte se referme. Vous faites bien. Je ne puis m’occuper de deux personnages à la fois.

— Il se trompe.

— Qui ?

— Le curé.

— Il a peut-être perdu le Pôle. Qu’est-ce qu’il fout près de ces deux petites fenêtres ?… Ce n’est plus chez moi… tant mieux !… Oh il revient… Alors c’est vraiment le moment… que…

 

*   *   *

 

Oh, quel bonheur ! Oh, quel bonheur !

Je n’ai pas de mots. Je suis une manne tremblante et fine qui ose à peine respirer et se poser devant ces tabernacles gonflés et surgissants comme des navires. Je suis bon et simple : tout neuf. Je suis d’une fraîcheur à perdre haleine. Je suis blanc, et dans tout ce qui m’entoure il n’y a que du blanc. Cela pourrait ne jamais finir, mais je bouge – je ne puis rester un. Alors voilà que tout est bleu, tout est rose, tout est vert, tout est jaune, tout est orange, tout est rouge et reste longtemps rouge. Une fabrique de pâtes alimentaires flambe et gronde et le milieu est un bigarreau qu’essaie de percer le soleil. Les vignes tombent et fouettent la terre en spirale. Et une tour de Babel qui est de la fumée grise et verte monte, et alors j’entends mille sons de cithares faisant un nombre que je ne puis redire. Mais cela descend et tout descend et j’étais ailleurs. J’ai péché puisque j’ai bougé, mais ce n’est pas moi puisque j’étais deux. Oh, mais j’étais aussi ailleurs : terriblement haut, tellement que j’avais peur, et tout est argent et blanc, éperdument.

Terre !… Oh non, ce n’est pas de la terre. On dirait une galette. Elle éclate et puis recommence. Je comprends : c’est une île de sauterelles. L’Esprit y établit ses tentes et de nouveau elles m’apparaissent gonflées. Elle éclate, et cela se refait, et l’Esprit recommence.

 

*   *   *

 

Oh mais, venant de loin et très vite, qui est cette femme ?… la seule… qui me reçoit bien… qui m’aime… qui me console… et me comble… malheureusement Il m’entraîne et je me sauve… Ah qu’il est triste de la perdre de vue !

 

*   *   *

 

— Je l’ai.

— Quoi ?

— Ce tournevis à dévisser les étoiles.

— Vous ne ferez pas cela.

— Si, je le ferai et vous allez le faire avec moi. Pauvre ami ! Vous êtes à cheval sur cette flèche et vous ne savez même pas laquelle…

— Vous non plus vous ne savez pas laquelle…

— Oh !

— … (Comme si cela servait à quelque chose de dire : Oh !)

— Est-ce que vous y êtes ?

— Par quoi allons-nous commencer ?

— Voici la baleine. Voici les bugles… le père de San Lazzaro replie son pliant… dégèle entièrement.

— Est-ce que vous ne voyez pas le nouvel astre ? Car nous n’en avons pas fini. Ni vous ni moi n’étions suffisamment préparés.

— Je comprends. Remettez ce tournevis dans votre poche et tirons… Je tire. Visez bien la mer.

— Il n’y a que la mer.

— Vous y êtes ?

— Oui.

— Tirons.

 

*   *   *

 

Les javelots se plantent au fond de la mer. Un peu de fumée. Un peu de boue. Beaucoup de boue. De la terre. Des germes. Des herbes. Des plantes. Des arbres… Encore personne.

— Vous savez qu’il y a l’île du bien et l’île du mal. Laquelle des deux flèches était empoisonnée ?

— … ?

— Tirons au sort pour le savoir.

— Avec quoi ?

— Avec cette pièce que vous m’avez donnée alors que tout était bon sur la terre il y a une demi-heure. Moi je suis face.

— Non c’est moi.

— Et bien tirons d’abord pour savoir qui sera face.

— Assez, misérable ! Faisons comme vous avez dit. Lançons la pièce en l’air. Vous y êtes ?

— Je lance……

………

………

……… (le sou ne retombe jamais)…

 

*   *   *

 

Saigon.

La cathédrale. Elle est gothique, pleine de bannières. On se croirait en . Le titre et les capacités linguistiques du confesseur sont détaillés en chinois, en anglais et en français. Je crois que c’est bientôt mon tour. En tout cas je vais faire comme ces gens qui me ent devant et me précipiter. Comme il y a peu de charité chrétienne chez ces gens qui vont se confesser ! Oh, ce que je vais prendre ! Je ferais peut-être mieux de revenir samedi prochain. On entend presque tout ce qu’il lui dit. Ça lui sert à quelque chose d’avoir des bas rose-chair. Bon, voilà qu’il l’engueule de plus belle et tellement que le bec Auer vacille. Un murmure. L’absolution. Elle fout le camp. Cette fois c’est vraiment mon tour. Approchons.

Aux premiers mots je vois que tout change. Avec moi cet homme est doux comme un mouton.

Je lui vide mon sac. Léger et pacifié j’écoute :

« Mon ami, mon pauvre bien cher ami.

Quelle félicité, quel bonheur ineffable ne doit pas être le vôtre ! Je vous ai suivi avec attention dans le récit de vos vicissitudes. Je vois que Marie notre grande et très sainte Mère vous a couvert de son assistance. C’est elle, je le sens bien, qui par son intercession vous a conduit devant ce tribunal, afin qu’ayant reconquis l’état de grâce vous soyez digne d’approcher du plus auguste de nos mystères. Demain, premier vendredi du mois, vous allez donc recevoir la manne qui empêche de mourir. Pourriez-vous, après cela, rester oisif et ne manifester aucun empressement ? Voici enfin venir le jour appelé par tant de prières de ceux qui vous aiment au ciel et sur la terre. Mes mains vont vous donner l’absolution et, par elle, un accès aux profondeurs et à la suavité de Jésus-Roi présent dans la très sainte Eucharistie.

Oui, après tant d’épreuves diverses, après tant de rudes assauts, que, sous des formes insidieuses ou apparentes, vous a livrés le grand ennemi, après toutes les tempêtes violentes qui vous ont ballotté, vous êtes enfin parvenu au port de la tranquillité et à l’autel de la miséricorde. Ah, mon cher fils, sans Marie, ni votre rang social, ni le talent, ni cette instruction que dénotent vos propos ne vous eussent été d’aucune utilité. Car après une enfance tout embaumée du sanctuaire vous n’avez pas hésité à suivre les penchants d’une ardente jeunesse. Vous vous êtes laissé aller à des voluptés indignes d’un homme si particulièrement comblé. Vous avez payé bien cher des curiosités fatales. Elles ne vous ont laissé que du vide. Vous avez enduré les plus affreuses disgrâces, vous avez été injustement et atrocement persécuté, mais vous auriez tort de vous plaindre. De fait, cette captivité, ces lions, ces chemins âpres, tortueux, impraticables, votre pauvreté à Paris, ces perquisitions et ces jugements iniques en Sardaigne, ces répercuteurs et ces cris de démons dans des cavernes, l’abandon de tous, ces dangers de mort et sur terre et sur mer, ces tribulations sans nombre, enfin, ont-elles produit ce que paraissait vouloir une implacable malchance ? Non ; et vous êtes maintenant recueilli sous la protection de Marie qui est pour vous l’étoile du matin. Au matin succéderont le printemps et des jours affermis dans la lumière. Alors prenez un visage joyeux et qui réponde à la blancheur que votre âme a reconquise. Je dirai plus : faites vous connaître. Ayez la vie active et publique d’un véritable chrétien… Comptez-vous séjourner à Saigon ?

— Probablement, mon père.

— Et bien venez nous voir : venez souvent. Ce sera bientôt le 15 Août et nous aurons de grandes fêtes. Mêlez-vous à nos processions. Accompagnez d’un pas fier le cortège de la Reine qui vous a sauvé. Il faut que les impies et les païens aient ce spectacle, et nous n’aurons jamais assez de monde.

« Maintenant, mon fils, je suis obligé de vous quitter. Vous ne sauriez imaginer ce qu’est ma vie. D’abord le climat me ravage, ensuite du matin jusqu’au soir et quelquefois même dans la nuit les fonctions se succèdent aux fonctions : ce ne sont que baptêmes, conférences, catéchismes, chapelet des catéchumènes, etc., etc. ; et il faut encore que je trouve le temps de dire mon bréviaire. Littéralement je n’en puis plus. Tout à l’heure quand vous vous êtes approché j’étais sur le point de déposer mon étole et d’aller manger, car je succombe. Je ne suis plus qu’un cadavre, et un cadavre que l’on lance en avant pour les moindres besognes. Mais c’est ainsi que je l’ai voulu, et je l’ai voulu pour Dieu. Alors je vous quitte. Revenez, mon fils, et soyez fort. Allez, priez pour moi. Pour votre pénitence vous direz… »

 

*   *   *

 

Chant des catéchumènes pendant que je m’en vais :

Petits enfants venus à l’heure

Où le chrétien, mis hors la loi,

Au fond des catacombes pleure

Au lieu de confesser sa foi,

Donnez un courageux exemple

Aux lâches trop vite abattus :

Petits enfants, montez au temple,

Priez Jésus !…

 

Plus la Vierge est craintive et douce,

Plus Dieu l’écoute avec plaisir…

La seule prière d’un mousse

Empêche un vaisseau de périr !

Ainsi Dieu sauvera la

En vous voyant les bras tendus

Dans un doux geste de souf,

Comme Jésus !

Je reviens car je crois comprendre qu’il s’agit d’une quête. En outre je m’informe. J’apprends que ces vers sont de Botrel. Vive la  !

 

*   *   *

 

Le 26 Juillet, Saint Joseph devait m’apparaître entouré de quatorze martyrs thibétains. Ils me regardaient avec affection et je reçus d’eux pas mal de conseils relatifs à une intention dans laquelle j’avais jusque-là persévéré de me maintenir exempt de toute souillure. Je ne puis m’étendre sur le détail de cette apparition, ni lui donner l’importance qu’elle mériterait, car, en premier lieu, tant que les autorités ne se sont pas prononcées, cela est interdit, ensuite parce que ni le saint, pourtant reconnaissable en ceci qu’il reproduisait exactement les images que nous avons de lui dans les églises, ni aucun de ces personnages n’avaient d’auréole. Cependant comme je les voyais sur un large autel de corne orné de lions de verre et de rocailles sur lesquelles étaient plantés des cierges et qu’enfin, au milieu de ces rocailles, il y avait aussi une statuette de Notre Dame de Lourdes, je ne doutais pas que, les voyant ainsi honorés, ils n’y eussent le droit.

M’ayant parlé comme je l’ai dit, l’un d’eux m’apparut encore le 29 pour me recommander de ne pas négliger mes intérêts temporels. « Vous avez un peu d’argent, me disait-il, vous ne devez pas attendre que la maladie ou d’autres incidents survenant ne vous montrent qu’il pourrait s’épuiser. Alors faites le fructifier. Un chrétien, un homme reconquis, ajoutait-il, doit avoir une occupation régulière. Adressez-vous pour cela à votre confesseur. »

 

*   *   *

 

Il avait mille fois raison. Grâce à la mission et aux bienveillants conseils de quelques notables de la colonie j’ai maintenant cette occupation. Je suis vérificateur de l’entreprise des pousses de Hué. Je tiens à donner une idée de l’ordre que j’y fais régner :

TARIF DES POUSSES À HUÉ

Nota. Ce tarif est donné comme tarif-type : les prix sont sensiblement les mêmes dans tous les centres provinciaux.

 

*   *   *

 

Je me porte irablement.

Six ans se sont écoulés. Six ans. Il y a longtemps que j’ai tout plaqué ; il y a longtemps que je me suis remis en marche.

J’ai traversé des villes, des pays, des promontoires, des rivières, des interminables déserts de pierres, des océans de moutons noirs et de moutons fauves, des glaces, des pics démesurés, des prairies en pente, des lacs – des chaînes de petits et de grands lacs – ; des jours et des semaines et des mois de forêts d’une seule espèce ; des jours et des semaines et des mois de mousse sur du sable avec des voussures qui étaient des œufs d’un animal quaternaire ; du sable plus bas que la mer longtemps et puis remontant ; la mer, des îles, des détroits, un estuaire, des horizons de tortues, des cèdres ; des blocs de tuf et des dévaloirs de terre pleins de poussière rouge et de poussière blanche et de tigres : cela toujours en Chine car il y avait des arcs de triomphe – quelquefois trois bouts de bois – et aussi, partout, des plantes coupées et posées en l’honneur du génie tutélaire.

Nulle part on ne me questionnait ; nulle part on ne me faisait du mal.

Le patelin où je suis arrivé est indescriptible. C’est un flanc de montagne où se sont toujours arrêtés pour ne plus faire un pas des êtres comme moi depuis que la terre existe. Il y a une rampe de fer et de lianes entre deux mouvements de rocher – oui, mouvement, car à l’époque où le dinosaure et d’autres monstres faisaient de belles ciclées tout accrochés et amoncelés dans le courant et des pierres qui les faisaient saigner, la montagne séparée en deux masses se dandinait et glissait. Un jour de grande promesse et d’arc-en-ciel, un jour de printemps ineffable, cela s’est arrêté et c’est pourquoi il y a ce chemin et un peu de place pour cultiver du blé pour les hosties.

Huit cents mètres en bas c’est le fleuve, des peupliers ; deux cents mètres en haut : des chênes d’un mètre dans un courant d’air qui les ronge.

Cette rampe mène à un escalier encore de fer, puis à un autre rien que de lianes ; puis on marche sur des bouts de bois – ceux qui ont le vertige se font porter – jusqu’à une galerie où de l’eau vous tombe sur la tête. On en sort pour retrouver un autre escalier : celui-là de granit vert, puis rose, puis de pierre ponce, puis en amalgame de papier mâché et de ficelle : enfin sérieux et monumental en marbre.

C’est sur l’ordre de mon confesseur – plus le même : un autre – que je suis venu là.

C’est ici le sanctuaire de Jésus-Roi.

Nous sommes environ vingt-quatre adorateurs.

Personne ne s’occupe de nous dans la contrée si ce n’est pour nous vendre du beurre ou du thé en brique. Le bois nous est descendu par une corde et, de la même façon, nous le payons.

Un autre qui était dans cette chambre se réveillait tous les mille ans. Une fois il avait été à la chasse avec ses chars, et ses fines grandes et fortes jambes et ses chiens ardents comme la pluie dans les roues et son grand arc ; il n’est jamais revenu parce qu’il s’est enlisé. On n’effacera pas son image grande vingt-six fois comme un homme sur le rocher : parce qu’il faudrait des échafaudages et qu’on n’en a pas et que, de toutes façons, c’est inutile – nous sommes tous plus ou moins archéologues sans oser nous le confier. D’ailleurs il n’était pas dieu mais roi : un roi de six mille chars de ce temps où les Chinois avaient des créneaux en dents de scie et des yeux comme les radieux fils de la .

C’est par le talon que nous pénétrons.

Cette chambre est idéalement carrée. Il n’y a au fond rien qu’un drap de soie brodé d’épis d’or et des lettres vouant l’assistance à Jésus-Roi.

Il est interdit de chanter – les lyres fossiles du roi-homme sont sous nos genoux dans le sable – ; on ne peut qu’adorer. Il est aussi interdit de penser. Si l’on exulte, ce ne doit pas être avec des mots : on exulte avec les nombres qui sont à l’origine de la musique – du melos et du rythme – ; cela doit être absolument silencieux même de l’âme, en sorte que du matin jusqu’au soir de l’autre matin l’on reste suspendu et blanc dans un amour sans mots qui attendrit la montagne. Quand une escouade est sur le point de fléchir, une autre vite la remplace. Il n’y a jamais d’interruption. Le matin aux dix-sept messes, le célébrant remue les lèvres presque sans souffle et l’on n’entend d’autre bruit que celui-là formidable de l’hostie qui se casse. Alors, perdant le sens de vivre, aucun de nous n’ose respirer.

 

*   *   *

 

Que dirais-je encore ? Nous sommes là dix-sept jésuites et un petit nombre de laïcs pittoresques. L’autel est aussi un quadrilatère parfait recouvert entièrement d’une pièce blanche à fils d’argent. L’ostensoir est posé sur un brancard que tiennent haut des personnages de verre.

Je ne puis exactement décrire ce qui se e quand nous sommes tous dans la chambre et que mes protecteurs à qui j’ai été confié réussissent à soulever mon âme et à atteindre les fibres les plus secrètement rebelles de mon cœur. Je dois avouer que je ne suis qu’honoraire. Je puis donc m’en aller. Je me répète cela chaque jour et de la même façon, tranquillement, humainement, on me l’insinue : non à vrai dire pour que je m’en aille – je sais que cela ferait très sincèrement de la peine, et plusieurs qui sont de grands timides n’osent pas me le dire – mais précisément afin que le sentiment d’une liberté qui est la fleur de la plus exquise hospitalité – je ne suis pas chez des manichéens : je suis dans une Compagnie – m’ôte de l’esprit cette propension. Je vous dirai que j’ai essayé. Ce fut impossible. Au moment des bouts de bois – là où tout le monde a le vertige – on vint précipitamment me redre pour me proposer de me faire porter… On ajoutait que cette façon de partir était ise, que d’autres l’avaient pratiquée, etc.

Je dois dire qu’en arrivant j’avais de l’argent, mais je leur avais fait une peine infinie. Depuis, je m’étais souvent accusé de cette grossièreté, et aussi de ma lenteur à trouver un moyen de leur en faire éprouver le bienfait sans qu’il en soit question ; mais ils avaient des ruses étonnantes et j’avais été déjoué.

Je restai donc. Ah comment décrire la saveur propre et le goût exquis de l’eau qui est indicible ! Pouvais-je m’en éloigner et ne pas revenir ? Ne valait-il pas mieux revenir tout de suite, c’est-à-dire ne pas partir ?

Ceux qui lisent ces lignes pourraient très bien ne pas comprendre. Alors qu’il me soit donné d’être explicite. Il n’y a chez nous aucun mystère. L’on se tromperait bien si l’on s’imaginait que derrière cette tenture il y aurait d’autres accès à des chambres plus spécialement réservées aux initiés. Il n’y a point d’initiés. Ce mot ici sonne faux. Nous sommes tous plus ou moins, discrètement, exquisement, follement, selon que notre cœur y a des aptitudes et que nous les sollicitons en nous abstenant de toute souillure, touchés du grand tact suave du Christ-Roi notre maître.

Pour moi je sais que j’ai encore terriblement à faire. Cependant, non par moi-même, mais grâce à ce concert de paladins muets et agissants qui me protègent, décidés à me vaincre par une voie sûre, j’ai éprouvé plus d’une fois les approches d’un tel bonheur. Mais comment dire ? J’ai le souvenir d’un feu blanc vorace et virevoltant, et d’une invite physique à la suspension éperdue dans l’air. Je dis air, je dis physique pour ne pas dire moral, ni intellectuel, ni abstrait ; mais c’est bien autre chose.

Tout s’exprime dans la vie : on dit Solis lumen, mais là il faudrait l’identité et nous serions dévorés. Le Verbe n’est pas émanation (arrière !) : le Verbe est auprès de Dieu ; or nous n’avons pas plutôt saisi cela qu’il nous terrasse dans nos spéculations car il est aussi Dieu. Il y a un insondable mystère non d’initiation (aussi arrière !) mais de foi qui fait sursauter et à quoi, comme une eau s’écoule, la raison et le sens originel de toute la vie applaudit en se désistant. Cela évidemment ne peut pas être jeté ainsi. Il faut une formation. Il faut d’abord des qualités civiques : cela que j’apprends et qui me remplit de confusion sur mon é dans l’amitié. Il faut ce tact et ces grandes manières ; cette gaieté, cette mansuétude, cette incessante sincérité pour soi-même. Véritablement je suis imprégné, mais est-ce que je suis digne ?

 

*   *   *

 

De temps en temps un pauvre pêcheur vient avec son humble pêche ; de temps en temps aussi une pauvre femme.

Ils viennent et s’en vont.

 

*   *   *

 

Est-ce tout ? Ah non. Quelquefois un oiseau se trompe et bat bien fort des ailes et du cœur croyant trouver un autre oiseau de son espèce à ces altitudes… mais comme il parle seul et que ce qu’il dit est tout saccadé, puis se détraque et qu’on n’entend plus… il est probable qu’il a eu froid ou bien peur…

Quelquefois aussi, mais à des périodes assez irrégulières à cause d’un calendrier en lunes qui n’est pas le nôtre, un lieutenant du gouvernement civil vient à six journées de cheval percevoir l’impôt. On lui le paye, il nous donne un reçu et s’en va. Je tiens à dire cela pour que l’on sache que nous sommes tous parfaitement en règle.

 

*   *   *

 

Le Christ-Roi est le nouveau Seigneur du Monde. On va faire partout des sanctuaires ou plutôt des chambres au Christ-Roi. Son image doit être en plaques de cuivre mat, très jaune – je dirai presque du titre fixe – et en plâtre ou en albâtre fin. Une partie, son vêtement qui doit être comme une toge d’athlète et les cothurnes seront de cuivre. Le visage doit être plein de mansuétude ; la barbe légère au point que l’on doit se demander si le menton est imberbe ou la facture simplement un peu molle. L’électricité doit autour de lui fulgurer dans des épis d’or. Il faut que cela soit moderne s’adressant tout d’abord au monde cossu et riche, même dans le peuple et complètement dépourvu d’instruction, mais direct et bien disposé à la fraternité universelle et au respect des arts et du génie qu’il y a, par la , aujourd’hui, sur toute la terre. Il faut que même par cet accès facile les impies voient et soient amenés.

La femme la plus humble et la meilleure, suppliant l’intérêt, n’ayant personne, est cette vaillante femme peinte des premières de métro après minuit. Elle a un fils quelque part dans un lycée qui donne de formidables coups de genou et de formidables coups de pied et de formidables coups de tête dans le ballon, très en avant et plein de terre dans les poils, au camp de l’équipe adverse. Il n’a de père que la République qui ne se rassasie pas de le voir. Ce sont des recrues ainsi qu’il faut au Christ-Roi, aussi maintenant seigneur civique et dispensateur de la paix chez les anciens pauvres devenus riches et terriblement seuls.

S’il y a autre chose je le dirai.

 

FIN

 

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— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isa, Denise, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Cingria, C.-A. (2000), La Grande Ourse, Gallimard. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page représente La Grande Ourse (1825), carte astronomique du graveur et cartographe britannique Sidney Hall (1788-1831), disponible à la Bibliothèque du Congrès des États-Unis.

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[1] Note de Cingria : « Bien souvent – mais pas toujours, et l’on va voir l’ampleur que prendra cette réserve – celui qui imite ne fait que retrouver un ordre – un logos un anti apeiron – dont il avait le retracement (que dis-je, le retracement : c’est quelquefois un type achevé, une construction toute prête) en soi sans qu’il lui ait été donné de le formuler. Il fallait un éveil et quelquefois cet éveil manque. Il y a pourtant une distinction à faire entre imiter et « singer ». Celui qui singe est simplement un singe : entre imiter mal et imiter autrement ; celui qui imite mal ne fait qu’envier : je veux dire qu’il reproduit ou calque sans comprendre ; ou bien il ne fait que suivre, et il ne faut pas confondre suiveur – une nuée de suiveurs – avec imitateur au sens que je dis. Souvent celui qui imite autrement déforme, et mieux que s’il retraçait, happe seulement le rapport, le germe, marquant ainsi qu’il comprend ou, comme il a été dit, qu’il retrouve. Celui qui n’imite pas, ou bien est un orgueilleux qui s’obstine quand bien même il aurait l’intelligence et la sensibilité qu’il faut – on voit cela très souvent chez les Slaves qui quand on dit un mot senti reprennent votre phrase et disent à la place un mot faible dont le mérite est d’être seulement différent – ou bien un imbécile à qui rien n’accède. Ce dernier cependant imite mais animalement, je veux dire par la force des choses, cinq ou huit ans après, comme on dit que la province imite Paris. Toutes ces distinctions sont importantes et elles sont parfaitement méconnues. Le bourgeois malgré les réhabilitations d’après-guerre – ce genre de déclarer tout le monde sublime, mais qui, si l’on y réfléchit bien, était nécessaire, car la haine du bourgeois n’était plus que théorique – est, il faut le reconnaître mais pas le dire à tout venant, résolument idiot. Mais j’ai oublié quelque chose. Avant tout il importe de dire qu’il ne faut pas imiter même intelligemment ou stupidement n’importe quoi. Il y a cela d’imitable qui est bien – l’imitation du Christ – et cela d’imitable qui est mal. Le paganisme continuel de notre époque fait que l’on imite mal le mal et cela ne restitue pas le bien. Ensuite il ne faut pas craindre de dire du mal de son époque. Cela ne nous rajeunit aucunement d’en dire un bien théorique – ce que s’imagine une nuée de quinquagénaires qui répondent à des enquêtes, débutant ainsi : « Je suis à la Riviera… Vous me posez une question bien embarrassante… » etc. Mais cela est autre chose. Le développement précédent n’étant pas épuisé je le poursuis. Étant donné que l’on peut et que l’on doit même imiter, il faut d’abord savoir ce que l’on imite : le sujet, le contour, le germe, l’émotion, le rythme, la facture, etc. Il n’y a pas dans les choses qu’un dehors. Il y a dans des dehors semblables un animisme différent – ce même chiffon empoigné par x et empoigné par z ; ou bien disons que cela soit un fait divers, une histoire. Quelqu’un a trouvé une histoire comme on trouve un browning dans la rue. Elle ne lui appartient pas nécessairement. Maintenant il vous arrive aussi de parler, ou même, sans parler, de penser trop vite – car il y a beaucoup trop de radiotélégraphie inutile et des ondes se perdent qui aident les gens à deviner vos pensées… Des choses vous appartiennent et un autre, avant même que vous ayez rien formulé, vite et mal les réalise : parce qu’il a de la facilité – cette drogue qui court les rues – ou de l’argent ou du temps. À votre tour vous les formulez bien. Des clameurs et des gestes de lapidation vous saluent. On est ainsi et c’est le triomphe d’une majorité de méchants qui sont les faibles à notre époque. Cela a-t-il besoin d’éclaircissements supplémentaires ? Il ne faut donc pas craindre d’imiter ni même de copier textuellement – de photographier, de mouler – quand ce qui nous a devancé est du bon travail fait comme sur votre ordre et pour vous. La pratique du moyen âge : ce livre dans lequel on retrouve comme simplement dans une autre édition tout ce qui a été dit, souvent dans une autre langue – Dublin – Chypre – Freissingen – Arezzo – Jumièges – cinquante ou cent ans auparavant, était excellente. Mais à notre époque on veut être génie, on veut être « créateur ». L’on ne se doute pas que le génie – pas au sens allemand : au sens où Justinien composa le code et où ses rois firent la – est précisément le contraire : étant ceci qu’on bouge un rien à quelque chose de pas très bien placé qui devient parfait. Celui qui bouge a un mérite essentiel. Il y a donc une personne, mais cette personne n’a pas besoin de se déboutonner, de s’éventrer et de montrer ses tripes. Le génie d’un commentateur ou d’un éditeur – s’il a ce qu’il faut : pas s’il n’a pas ce qu’il faut comme sont tous les commentateurs et les éditeurs d’aujourd’hui – me paraît bien plus évident que celui de ce que l’on veut appeler un « créateur » à notre époque. Chopin n’a pas craint de commenter Rossini. Personne n’ose dire qu’il l’a plagié. S’il n’avait pas été Chopin cette absurdité ne serait pas exclue. Or elle est dans notre époque où beaucoup de génies ne s’intitulent pas – ne jouent pas des coudes, ne terrassent pas d’autres – le pain quotidien de l’existence. Ce mot plagier, plagiat, est d’ailleurs d’une imbécillité frénétique. Il exprime trop à souhait la médiocrité du siècle qui s’en est fait une raison d’être pour que j’insiste. Je dirais aussi qu’il n’y a pas de distinction à faire entre un exécutant et un compositeur : pas un mérite plus essentiel à accorder à l’un qui devrait être refusé à l’autre. Dès que l’on joue – ce qui est écrit, ce qui n’est pas écrit : qu’importe ! – on compose. Cette rhapsodie si je l’empoigne est de moi : pas de cet auteur que vous dites en me faisant remarquer que j’ai rajouté ou omis quelque chose ou que le mouvement n’est pas le bon. Il n’y a que de gros mots qui puissent terminer cette discussion. »

[2] Il s’agit ici plutôt du bonbon pour la gorge (“cough drops” en anglais) que de fil de laine à tricoter ou du terme de rugby. (BNR.)

[3] Espace blanc dans la ligne, note marginale de Cingria : « Ayez l’obligeance de vous en référer à ma carte postale. Je n’avais obtenu ce renseignement qu’à grand-peine. J’espère qu’elle n’est pas perdue. Sinon écrivez-moi. Je recommencerai. »