Cingria Charles-André – La grande Ourse

Cingria Charles-André – La grande Ourse : «Je veux n’avoir plus qu’une cravate blanche et un melon, et marcher à petites journées sans me préoccuper de rien. Je suis un monsieur. Je veux er aussi inaperçu que possible. Je ne veux surtout pas qu’on dise de moi que j’ai de l’entrain, ni qu’on me compare avec ceux qui ont ou qui n’ont pas de l’entrain (j’emmerde l’entrain). Plutôt ceci: être parfaitement convenable; dire pardon quand on entre dans le tram; être grave; ne jamais rire que dans de très rares occasions; ne jamais articuler que des choses pleines; ne rien dire d’inexact; être moral et très ferme. Se taire? Non, car si cela est systématique, c’est, dans la compagnie de gens sans contrainte, une très grosse impertinence. Au contraire, parler, mais avec mesure et un certain détachement si l’on a affaire à des contradicteurs ou à des dames.»
C’est déjà tout Cingria (1883-1954) que l’on découvre dans ce facétieux autoportrait : son dandysme, sa verve, son style oral, ses phrases laconiques, pleines d’imprévus et de raccourcis, son excentricité, sa volonté de er inaperçu et surtout son désir de « marcher à petites journées sans [s]e préoccuper de rien. »

Car Cingria est un homme qui va : à pied, à vélo (c’est un cycliste invétéré), en train ou en tram, il vagabonde au gré de sa fantaisie, en flagrant délire de liberté et d’émerveillement, tel un capitaine de bateau ivre, les yeux rivés sur les étoiles et le corps et l’âme chevillés à l’immanence. Toute son écriture est une pensée en mouvement, un parcours onirique dans le temps et l’espace, un acte de présence au monde aussi jubilatoire que gourmand.

D’ascendance dalmate et polonaise, né à Genève en 1883, mais se disant Constantinopolitain et « Italo-franc-levantin » (Corbellari), cet érudit qui se destinait à la musique (l’épigraphe de la Grande OurseTutto il cembalo, ma piano—renvoie au 3e mouvement de la sonate op. 101 de Beethoven) et n’accéda que relativement tard à l’écriture tient du flâneur de Baudelaire, du paysan d’Aragon et du Charlot de Chaplin : il est sensible à l’insolite, à l’imprévu, au quotidien le plus banal ; il s’attarde non sur lui-même, mais sur tout ce qui s’offre à lui, autour de lui, prenant autant de plaisir à parler longuement de détails qui le ravissent qu’à se taire sur le pourquoi du comment. D’où une œuvre inclassable, tout en digressions et coq à l’âne, qui n’appartient à aucun genre, n’obéit à aucune règle hormis celles de l’errance (de Courten). La Grande Ourse, un inédit de 1927-1929 publié en 2000 à la NRF, en est un exemple décoiffant.

Entre un début cocasse et déroutant placé sous le signe du violon et de la lyre et une fin laconique et désinvolte (« S’il y a autre chose je le dirai. »), Cingria nous entraîne dans des récits loufoques et insolites dont l’agencement relève autant de l’art de la fugue (de Courten) que de l’improvisation. « Comme un magicien, il sort des personnages de son chapeau et les fait disparaître après quelques lignes » (Wirth). Des histoires commencent, s’interrompent, se font écho et se chevauchent parfois, mais ne se terminent pas. Le seul fil conducteur est le déplacement constant du narrateur au cours de voyages petits et grands qui sont autant de zigzags à travers son territoire imaginaire. Aussi nous entraine-t-il de Genève à Constantinople, de la gare de Berne à celle de Lucerne, de Neuchâtel à Oxikon et Sempach, de Romanshorn à Locarno, de Coire à Lugano et de Saint-Gall à… Saïgon (où il n’est vraisemblablement jamais allé, mais les voyages fictifs ne sont-ils pas les plus féconds ?).

« Intronisé à la NRF, iré par Paulhan, Claudel, Cocteau, Max Jacob, Stravinsky (dont, contempteur de la musique romantique, il sera l’un des plus subtils commentateurs), il verra après sa mort son public se renouveler : Chessex, Bouvier, Réda, Michon, Novarina, Bergounioux le prendront pour guide. À l’aube du XXIe siècle, ce réconciliateur du jazz et du chant grégorien est plus vivant que jamais. » (Corbellari)

[Sources citées : Corbellari, Alain. « Un aventurier de l’écriture. », in National blog sur l’histoire suisse, 14/06/2021. (https://blog.nationalmuseum.ch/fr/author/alain-corbellari/) ; de Courten, Maryke. « Charles-Albert Cingria », in Roger Francillon (dir.), Histoire de la littérature en Suisse romande, t. II, Lausanne, Payot, 1997, 449-471, reprise dans Les Amis de Charles-Albert Cingria (https://cingria.ch.) ; Wirth, Michael. « Die beste aller Welten. » Neue Zürcher Zeitung, 03.08.2000 (http://www.culturactif.ch/ecrivains/cingrianzz.htm), traduction française BNR.]

Illustration de la première page : La Grande Ourse (1825), carte astronomique du graveur et cartographe britannique Sidney Hall (1788-1831), (Bibliothèque du Congrès, États-Unis).

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